Alain Bogé
À l’aube de son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump s’entoure des figures les plus influentes de la Silicon Valley, symboles de l’innovation technologique et du libertarisme. Elon Musk, Peter Thiel et d’autres entrepreneurs milliardaires, moteurs de l’idéologie californienne, redessinent les contours de la politique américaine. Entre dérégulation, transhumanisme et longtermisme, cette alliance entre tech et pouvoir soulève autant d’espoirs que de défis, tant sur le plan national qu’international. Quels impacts ces idéologies portées par la Silicon Valley auront-elles sur l’avenir des États-Unis et du monde ?
Le 27 octobre 2024, Donald Trump rassemble ses soutiens au Madison Square Garden à New York City. Ce retour aux sources est une revanche pour le natif du Queens et un triomphe incontestable. Parmi les invités, Elon Musk, emblématique patron de la Tech américaine, fait une entrée remarquée sur scène en bondissant. Il prononce un discours dithyrambique en louant Trump et sa politique, et exprime clairement son souhait de le voir remporter les élections. Le retour sur investissement ne tarde pas : une semaine après l’élection, Musk engrange environ 70 milliards de dollars américains, alors que son investissement dans la campagne de Trump s’élevait à 120 millions de dollars. Cette conversion de Musk, dirigeant de Tesla, SpaceX, Starlink et X (ex-Twitter), illustre l’engagement de la Silicon Valley[1] aux côtés de Donald Trump.
Le mardi 12 novembre, Trump confirme la nomination prochaine du multimilliardaire à la tête d’un ministère nouvellement créé, le Department of Government Efficiency (« ministère de l’efficacité gouvernementale »), en collaboration avec l’homme d’affaires républicain Vivek Ramaswamy. Leur mission : réduire drastiquement les dépenses publiques et supprimer de nombreuses régulations, autrement dit « démanteler l’État profond ». Le mouvement libertarien fait ainsi son entrée dans l’administration américaine. Ce courant de pensée, également appelé libertarianisme, est typiquement américain et quasi inconnu en France. Il prône une intervention minimale de l’État (minarchie) et un individualisme radical, fondé sur la liberté individuelle et la liberté d’expression, en résonance avec le Premier Amendement de la Constitution américaine.
Lorsque Musk a lancé sa campagne pour racheter Twitter, il avait justifié sa démarche par le souhait de transformer la plateforme en un espace dédié à la « liberté d’expression à l’échelle mondiale ».
Le libertarianisme est également associé à une tendance économique contemporaine, surnommée « esprit des start-ups », qui valorise l’initiative individuelle et le modèle du self-made man. Cet esprit d’innovation et de créativité s’incarne dans un groupe surnommé par le magazine Fortune en 2007 la « PayPal Mafia », entièrement basé dans la Silicon Valley.
Mais que représente politiquement cette région emblématique de la réussite américaine qu’est la Silicon Valley ? Une idéologie ? Un mouvement sociétal ? Un groupe de pression pro-business ? Quelle influence ses principaux dirigeants peuvent-ils exercer sur Donald Trump ?
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La PayPal Mafia
L’aventure de PayPal débute en 1998. Si le terme « Mafia » a généralement une connotation négative, il est ici utilisé pour souligner l’influence colossale de ce groupe d’anciens employés de PayPal, devenu un acteur clé dans le développement du Web et des entreprises technologiques les plus puissantes au monde. Au-delà de son rôle dans le commerce électronique, PayPal a servi de tremplin pour une génération entière de brillants entrepreneurs.
Parmi eux, Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim, qui ont fondé YouTube en 2005, et Reid Hoffman, cofondateur de LinkedIn. Max Levchin est à l’origine du CAPTCHA, tandis que Peter Thiel a été le premier investisseur majeur de Facebook après Mark Zuckerberg. Elon Musk, sans doute le plus célèbre d’entre eux, a utilisé les fonds issus de la vente de PayPal pour investir dans Tesla et fonder SpaceX. Leur point commun ? Tous ont occupé des postes de premier plan chez PayPal à ses débuts.
Ces figures emblématiques du numérique se sont depuis regroupées autour de Donald Trump, partageant des convictions communes : une aversion pour l’impôt, une opposition à l’immigration illégale et une foi inébranlable dans le pouvoir de la technologie pour résoudre les problèmes du monde, présents comme futurs.
L’idéologie de la Silicon Valley
La Silicon Valley, située en Californie, est le principal pôle de concentration de la tech américaine. Cette région illustre parfaitement le concept de « cluster » mis en lumière par les économistes : un écosystème composé d’entreprises spécialisées dans un secteur donné et soutenues par des institutions (universitaires, financières, etc.) tournées vers l’entrepreneuriat. Les entreprises de la Silicon Valley incarnent une vision moderne et décomplexée des États-Unis, centrée sur l’individualisme et la libre entreprise.
Cette région est le berceau de personnalités régulièrement citées dans le classement Forbes des 20 individus les plus riches du monde (Bill Gates, Jeff Bezos, Elon Musk, Mark Zuckerberg…) au début des années 2020. Elle est réputée pour sa capacité à faire émerger des entreprises innovantes, souvent issues des universités prestigieuses de la région (Stanford, Caltech, Berkeley, San Francisco, etc.), ainsi que des incubateurs et accélérateurs locaux. Ces organisations se présentent comme « agiles » et « apprenantes », dans un environnement entrepreneurial libertarien qui valorise la liberté d’expression et rejette l’idée d’un État dirigeant ou contraignant, en droite ligne avec le mythe du « rêve américain ».
L’« idéologie californienne » et la « culture start-up », qui combinent l’esprit libertaire des hippies avec le dynamisme entrepreneurial des yuppies, s’appuient sur les préoccupations sociétales de la Silicon Valley tout en se méfiant de toute régulation publique de l’économie. Ces mouvements promeuvent une vision où les nouvelles technologies sont perçues comme des solutions aux problèmes globaux de l’humanité. Ils sont associés à plusieurs courants de pensée, parmi lesquels le technolibertarisme, le cyberlibertarisme, mais aussi le transhumanisme et le longtermisme.
Peter Thiel
D’origine allemande, Peter Thiel a étudié à Stanford avant de co-fonder PayPal en 1998. Après avoir vendu l’entreprise à eBay, il devient milliardaire et se lance dans une carrière influente à l’intersection de la technologie et de la politique.
En 2004, il crée Palantir, une société spécialisée dans l’analyse de données, qui collabore étroitement avec des agences de sécurité américaines comme la NSA, le FBI et la CIA. Il soutient également Elon Musk et SpaceX, en militant activement contre l’emprise fédérale sur la conquête spatiale. Thiel finance par ailleurs le Seasteading Institute, un projet visant à construire des îles artificielles souveraines en eaux internationales, avec leurs propres lois. Ces îles pourraient notamment être situées au large de la Nouvelle-Zélande, pays dont il a acquis la nationalité.
Peter Thiel est un idéologue résolument proche du libertarianisme. « Peter Thiel est très radical, rappelle le journaliste américain Noam Cohen. Ce qu’il veut, au fond, c’est détruire les institutions, qu’il considère comme oppressives. Et pour lui, la technologie peut y contribuer. »
Thiel est aussi un passionné de science-fiction, en particulier des œuvres de Robert A. Heinlein, auteur culte aux États-Unis et libertarien assumé, connu notamment pour son roman Étoiles, garde-à-vous !, qui figure parmi les lectures favorites de Musk et Zuckerberg.
Le colistier de Donald Trump, JD Vance, futur vice-président, entretient des liens étroits avec Peter Thiel, dont il a été un employé. Cette proximité renforce l’influence de la Silicon Valley au cœur même de la future administration.
Le technolibertarianisme ou cyberlibertarisme
Le libertarisme est une théorie politique qui privilégie la liberté individuelle d’action et d’expression, tout en prônant l’extension de la logique du marché à toutes les sphères de la vie sociale. Elon Musk n’est qu’une figure parmi d’autres de ce mouvement porté par les « techno-prophètes » de la Silicon Valley, tels que le milliardaire Peter Thiel, qui a notamment soutenu la nomination de JD Vance comme vice-président.
L’intégration de la Tech dans la stratégie présidentielle américaine s’inscrit dans une logique cohérente : les États-Unis cherchent à réaffirmer leur suprématie technologique en tenant la Chine à distance, en la confinant au rôle d’« usine du monde », tout en réduisant l’Europe à un simple marché de consommateurs. Cette vision s’inscrit dans le courant American Dynamism, soutenu par Elon Musk et Peter Thiel, qui promeut une Amérique futuriste et dominante, seule puissance capable de diriger le XXIᵉ siècle. Ce mouvement incarne un conservatisme populiste mêlant nostalgie d’un passé glorieux et ambition d’un futur hégémonique, dans la droite ligne du slogan Make America Great Again.
Ces entrepreneurs ont choisi Trump parce qu’ils avaient besoin d’une plateforme dérégulée pour lancer leurs projets. « On pense que l’État n’est pas efficace, qu’il impose tout un tas de réglementations idiotes qui font perdre du temps et des talents, et qu’il faut gérer l’État comme une entreprise », souligne Olivier Alexandre, sociologue au CNRS. Ce positionnement met en avant l’impératif de préserver la liberté individuelle et le droit de chacun à disposer de lui-même.
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Transhumanisme, longtermisme…
En plus du libertarianisme, la Silicon Valley innove sur le plan idéologique en promouvant des courants majeurs tels que le transhumanisme et le longtermisme.
Le transhumanisme est un mouvement qui, s’appuyant sur les avancées en biologie et en intelligence artificielle, vise à transformer ou surpasser l’humain pour créer un « post-humain » doté de capacités supérieures. Cette démarche repose largement sur les technologies issues de l’intelligence artificielle, faisant de la Silicon Valley un véritable « terrain de jeu » pour ces idées. À terme, l’augmentation transhumaniste devrait s’opérer via des techniques comme la génétique et la robotique, nécessitant des progrès en intelligence artificielle, tels que ceux défendus par Elon Musk. Ce projet soulève d’importantes questions éthiques. Parmi les figures du club des « tech-billionaires » partageant cette vision, on retrouve Peter Thiel, cofondateur de PayPal ; Dmitry Itskov, pionnier de l’internet russe ; Larry Ellison, cofondateur d’Oracle ; Sean Parker, cofondateur de Napster ; Mark Zuckerberg, créateur de Facebook ; Elon Musk avec Tesla et SpaceX ; ainsi que Pierre Omidyar, fondateur d’eBay.
Le longtermisme, de son côté, est un courant de pensée qui réfléchit aux moyens de préserver le potentiel humain sur une échelle de temps très étendue. À la croisée de la philosophie morale, des mathématiques et de la science-fiction, il porte en germe un possible nouvel autoritarisme technologique. Né à l’université d’Oxford au début des années 2000, ce mouvement est incarné par Nick Bostrom, philosophe d’origine suédoise et fondateur du Future of Humanity Institute (FHI) en 2005. Bostrom est connu pour ses réflexions spéculatives, notamment sur la colonisation de l’espace comme solution pour garantir un avenir radieux à la post-humanité, une idée qui rejoint les ambitions martiennes d’Elon Musk.
Le longtermisme a également été popularisé par William MacAskill, philosophe et enseignant à Oxford, dans son best-seller What We Owe to the Future. Il y explore l’idée que l’humanité est à un carrefour critique : elle pourrait survivre pendant des millions d’années ou disparaître à cause de la mauvaise gestion de risques majeurs, tels que le changement climatique. Ce courant insiste sur la nécessité de considérer les intérêts des générations futures aussi sérieusement que ceux des générations actuelles.
Ces idéologies se diffusent à travers des publications en ligne, des cercles de discussion réunissant entreprises, universités, fondations et think tanks, tels que le libertarien Cato Institute. Elles façonnent progressivement une vision du monde où technologie et éthique se mêlent pour imaginer l’avenir de l’humanité.
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Conclusion
Le président Donald Trump s’entoure de millionnaires et de milliardaires, tant au sein de son gouvernement que parmi ses conseillers. Parmi eux figurent Elon Musk, l’homme le plus riche du monde (selon Bloomberg), et, à un degré moindre, Peter Thiel et la célèbre PayPal Mafia. Cette proximité laisse présager une influence directe de ces acteurs sur les politiques qui seront mises en œuvre par Trump. Cependant, plusieurs questions demeurent : quel sera le degré d’influence de ces personnalités lorsque Trump entrera officiellement en fonction en janvier 2025 ? Trump aura-t-il suffisamment d’autorité pour ne pas céder à une politique strictement libertarienne dictée par ses conseillers ? Quelle sera la nature de la relation entre Trump et Musk, deux fortes personnalités, lorsque le pouvoir politique du premier devra composer avec le pouvoir financier du second ? Enfin, dans quelle mesure les conseillers de Trump influeront-ils sur les relations internationales ? Si une opposition ferme à la Chine semble faire consensus, qu’en sera-t-il des positions à l’égard de la Russie et de l’Europe ?
Outre le libertarianisme, d’autres courants idéologiques émergents, tels que le transhumanisme et le longtermisme, sont portés par la Silicon Valley. Quelle sera leur influence sur les orientations politiques de la nouvelle administration ?
Un lien concret et stratégique lie également Trump à la Silicon Valley : le business. « L’administration Biden a été perçue au sein de la Silicon Valley comme le symbole d’un gouvernement régulateur. En revanche, Trump est vu comme une opportunité de marché : développer l’intelligence artificielle, profiter de l’augmentation des budgets militaires, réduire les régulations, adopter une ligne plus dure envers l’Europe et la Chine », explique Olivier Alexandre. En réalité, bien que Musk prône une réduction de l’intervention de l’État, ses entreprises, comme SpaceX et Starlink, dépendent largement des commandes publiques. Son « moins d’État » s’avère donc à géométrie variable.
Par ailleurs, un objectif central unit encore les milliardaires de la Silicon Valley : préserver des conditions économiques et politiques favorables à leur prospérité. L’exaltation de la liberté d’expression et du Premier amendement s’inscrit surtout dans une stratégie visant à éviter une régulation plus stricte des activités de la Tech, permettant ainsi de continuer à générer des profits. L’influence de Musk pourrait s’avérer décisive, notamment dans le domaine sensible de l’intelligence artificielle (IA). La nouvelle administration pourrait adopter une approche résolument pro-business, levant des barrières réglementaires pour aider les entreprises américaines à dépasser la Chine, leur principal concurrent.
Marc Andreessen, un capital-risqueur influent, défend d’ailleurs une stratégie « accélérationniste » pour l’IA, visant à éliminer les restrictions afin de favoriser une innovation rapide. Ainsi, sous Trump, le slogan Make America Great Again pourrait bien s’accompagner de la formule Business as usual… but ten times bigger!
Pour aller plus loin :
- Olivier Alexandre, La Tech : quand la Silicon Valley refait le monde, Éd. du Seuil, 2023.
- Fabien Benoit, The Valley, Éd. Les Arènes, 2019.
- Peter Thiel, De zéro à un, Éd. JC Lattès, 2016.
- Noam Cohen, The Know-It-Alls: The Rise of Silicon Valley as a Political Powerhouse and Social Wrecking Ball, Oneworld Publications, 2018.
[1] « Silicon » est le mot anglais pour « silicium », matériau de base des puces électroniques utilisées dans l’industrie de la construction des ordinateurs.