Les États-Unis se distinguent de la vieille Europe notamment par leur croissance démographique. Malgré un fléchissement récent de leur taux de fécondité, la démographie demeure très dynamique. De 2000 à 2050, les États-Unis pourraient gagner 100 millions d’habitants. De 300 millions (chiffre établi par le Census Bureau le 17 octobre 2006 à 7 heures 46), la population américaine, selon certains scénarios faisant l’hypothèse d’une augmentation de l’immigration, passerait même avant 2050 la barre des 400 millions.
Cette croissance démographique constitue évidemment une chance pour l’économie américaine. Les dépenses sociales de demain (retraites, santé) seront plus faciles à financer ; les marchés (travail, consommation) seront plus dynamiques ; les perspectives de croissance alimenteront l’investissement.
Une fracture ethnique
Cette croissance changera aussi la société américaine, car elle sera le fait des minorités ethniques. Nourrie par la croissance démographique (solde migratoire et, surtout, solde naturel positifs), la population de ces dernières est appelée à augmenter tandis que dès 2030 la population blanche diminuerait. Depuis 2011, les naissances de populations « minoritaires » (noires, hispaniques, asiatiques, multiraciales) sont plus nombreuses que les naissances d’enfants blancs. Alors que les minorités représentaient moins de 15 % de la population américaine en 1960, elles deviendraient majoritaires vers 2040. Les « latinos », en 2060, rassembleraient près du tiers des Américains.
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La « diversité » ne concernait historiquement que les grandes villes de migrants, New York au premier rang. Elle sera le trait distinctif de toutes les villes américaines. Il s’ensuit de profonds changements, à l’œuvre, vers une Amérique véritablement multiraciale (10 % des mariages aujourd’hui, contre 0,5 % en 1960).
Politiquement, la tendance profite déjà aux démocrates. Géographiquement, si l’image traditionnelle du territoire américain « villes chocolat et banlieues vanille » n’a plus lieu d’être, diluée dans une mosaïque de plus en plus bariolée, la ségrégation demeure à des niveaux élevés. Certains observateurs ont une vision positive d’une Amérique plus multicolore. D’autres soulignent, au regard notamment des explosions récentes de violence, que les questions raciales demeurent cruciales. Une chose est certaine : cette évolution inquiète la population blanche qui a fait l’Amérique et craint de perdre son rôle. On peut expliquer ainsi le succès de Trump, d’autant plus que le déclassement ethnique recoupe le déclassement social.
Évolution de la répartition ethnique de la population aux États-Unis (en %)
1960 | 2010 | 2060 | |
Blancs | 85 | 64 | 43 |
Noirs | 10 | 12 | 13 |
Hispaniques | 4 | 16 | 31 |
Asiatiques | 1 | 5 | 8 |
Autres | 0 | 3 | 6 |
Source: Pew Research Center
Doublée d’une fracture sociale
Les États-Unis se fracturent certes sur des bases ethniques, mais aussi, et de plus en plus, selon les classes sociales. Au pays du rêve américain, la mobilité sociale est bloquée. Le pouvoir d’achat des salariés a stagné, quand il n’a pas baissé, depuis les années 2000 tandis que les inégalités se sont accrues. L’effondrement, sur la période, du modèle social des grandes entreprises de l’industrie automobile (comme il a pu y avoir un modèle Renault en France) représente la fin d’une époque pour les classes moyennes américaines, celle de l’emploi stable assorti d’avantages sociaux financés par l’employeur et négociés par des syndicats puissants. L’augmentation dix fois plus rapide que le revenu médian des frais universitaires est un nouveau poids et une perspective négative pour une middle class qui place ses espoirs dans la promotion sociale par l’éducation. Le surendettement des jeunes diplômés (à hauteur, au total, de 1 000 milliards de dollars) fait, lui aussi, peser de lourds nuages sur l’avenir. À la déliquescence des revenus et des garanties sociales, s’adjoint la dévalorisation des titres universitaires. Les perspectives et le risque de « déclassement » (pour prendre un vocabulaire très français) ont donc largement augmenté.
L’essayiste Joel Kotkin (directeur du site newgeography.com) déplore la prolétarisation des classes moyennes en période de révolution numérique, décrivant l’affirmation d’une nouvelle stratification sociale. Au sommet, une oligarchie tire son pouvoir des géants du numérique (les GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple). Cette « e-oligarchie » se distingue des précédentes car elle n’a pas vraiment besoin de la classe moyenne. Elle s’appuie sur ce que Kotkin appelle une nouvelle cléricature, issue des universités, présente dans les médias et aux commandes de l’industrie du divertissement. Ces clercs distillent une idéologie (soutenabilité environnementale, densité urbaine, valorisation de l’amusement), qui serait aux antipodes du rêve américain. La société américaine bifurque de la sorte. Toute l’économie dépend des dépenses de quelques très riches. Une illustration simple : des villes comme New York ou San Francisco sont devenues des « produits de luxe », reléguant la classe moyenne ailleurs.
Il y a peut-être des exagérations dans les argumentations à la Kotkin, mais bien des données sont assurées, notamment sur la nouvelle géographie. Les inégalités sont plus élevées à Manhattan qu’en Afrique du Sud. Les villes les plus aisées économiquement et les plus allantes idéologiquement en matière de diversité sont de moins en moins diverses…
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Aux sources du problème : le fossé grandissant entre riches et pauvres en ce qui concerne l’éducation de leurs enfants. Célèbre professeur à Harvard, progressiste décoré par le Président Obama, Robert Putnam estime que la distance entre nantis et mal-lotis est certes monétaire, mais qu’elle est de plus en plus sociale. Naissances hors mariage, obésité, fréquentation des Églises, pratique du sport, et – sujet important pour Putnam – dîners en famille, tout diverge de façon prononcée. Les foyers de la classe moyenne supérieure sont non seulement plus aisés et plus stables, ils sont aussi plus stimulants pour leurs enfants. Putnam rend ainsi compte d’une « forme naissante d’apartheid social » (sans citer Manuel Valls).
Le penseur conservateur Charles Murray va dans le même sens. Alors qu’il a beaucoup écrit sur les fractures ethniques, il analyse les nouvelles ségrégations sociales des États-Unis. Une « super classe » (de quelques dizaines de milliers d’individus à 5 % de la population) vit de plus en plus séparée du reste de la société. Plus riches et moins gros, plus diplômés et au QI plus élevé, ces individus connaissent une homogamie amplifiée et une concentration géographique renforcée (dans des quartiers à « super code postal »). Alors que les réactions habituelles dénoncent une insupportable injustice que les pouvoirs publics doivent combattre, Murray écrit que l’essentiel doit venir d’un sursaut civique dans toutes les composantes de la société. Il en ressort un plaidoyer pour le mariage, l’assiduité, la foi, l’honnêteté.
Sur le plan démographique, les États-Unis, confrontés à une diversification accrue et à des inégalités plus larges, vieillissent certes moins rapidement que les autres nations occidentales. L’ensemble des tendances n’en restent pas moins inquiétantes, pour les conservateurs comme pour les progressistes.
Bibliographie
Joel Kotkin, The Next Hundred Million. America in 2050, The Penguin Press, 2010.
Charles Murray, Coming Apart. The State of White America, 1960-2010, Crown Forum, 2012.
Robert Putnam, Our Kids. The American Dream in Crisis, Simon & Schuster, 2015.