État Islamique, Géopolitique et Terrorisme

14 mars 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Quartier de Salaheddine dans l'est d'Alep, en Syrie : une ville détruite sur les anciennes terres de l'Etat islamique, Auteurs : Hassan Ammar/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22171154_000021.

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État Islamique, Géopolitique et Terrorisme

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L’État islamique semble réduit à peu de chose. A-t-il encore les moyens d’agir et représente-t-il toujours une menace pour le Levant ? L’ouvrage de Kader A. Abderrahim offre une synthèse bienvenue sur ce sujet, grâce à des cartes et des analyses fouillées.

Début 2020, l’État islamique (EI) a perdu l’essentiel de son assise territoriale en Irak et en Syrie et l’on s’interroge donc légitimement sur ses possibilités de transformation, de recomposition, et même de survie. Dans ce contexte le livre de Kader A. Abderrahim (avec la collaboration de V. Pelpel), Géopolitique de l’État islamique est incontestablement bienvenu. En effet, les 40 fiches qui composent cet ouvrage, accompagnées d’autant de cartes et graphiques souvent éclairants permettent (en principe) de faire le point sur les antécédents idéologiques et organisationnels de l’EI (encore appelé Daech suivant l’acronyme arabe d’État islamique en Irak et au Levant), ainsi que sur ses objectifs et implantations territoriales à niveau régional et mondial.

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Une présentation claire de ce qu’est l’islamisme

Sur ce premier aspect, proprement informatif, l’ouvrage répond aux besoins des grands débutants voulant s’initier aux rudiments de l’islam et de l’islamisme, à l’histoire contemporaine du Moyen-Orient, aux racines du djihadisme actuel et à bien d’autres sujets dont la connaissance est indispensable à quiconque prétend structurer une réflexion géopolitique un tant soit peu sérieuse sur l’État islamique.

Toutefois, à propos du second aspect, à savoir l’analyse géopolitique proprement dite, la lecture de ce livre suscite quelques réserves et nécessite de recourir à des compléments d’information. Par exemple, la territorialisation du « Califat » au cours des années 2014-2019 aurait sans doute mérité davantage de développements, fondés sur l’abondante littérature, notamment en langue anglaise qui y est consacrée et dont on ne trouve pas trace en bibliographie [simple_tooltip content=’À titre indicatif on peut mentionner : B. Lia, « Understanding Jihadi Proto-States », Perspectives on Terrorism, Vol. 9, N° 4, 2015, 31-41.’](1)[/simple_tooltip]. Car la capacité à administrer un territoire et ses habitants, et donc aussi à en extraire des ressources plus ou moins importantes, implique des dispositifs divers de contrôle physique et idéologique ainsi que d’énormes dépenses pour sa défense militaire et la distribution de services de tous ordres (infrastructures, nourriture, électricité, eau, santé, éducation, propagande, etc.). Et à cet égard si les sources internes de financement de l’EI à son apogée sont incontestablement importantes, on ne saurait cependant négliger, comme le fait l’auteur, les sources externes en provenance tant de pays arabes sunnites comme de pays occidentaux via des mécanismes indirects plus ou moins sophistiqués, mais aujourd’hui abondamment documentés [simple_tooltip content=’Voir, par exemple, l’enquête de Maxime Chaix, La Guerre de l’Ombre en Syrie, Érick Bonnier, Paris, 2019. Sur les ambiguïtés saoudiennes : J-F. Seznec, « L’Arabie saoudite, l’Iran et Daech : un objectif de trop », Outre-Terre, N° 44, 2015, 316-320.’](2)[/simple_tooltip].

Et ceci se comprend mieux dès lors que l’on analyse l’EI comme une entité engendrée, entretenue et/ou tolérée par de multiples acteurs aux objectifs différents et parfois même contradictoires. K. Abderrahim en mentionne quelques-uns comme l’Arabie saoudite, la Turquie (à propos de laquelle il y aurait plus et mieux à dire), ou encore les Arabes sunnites d’Irak et Syrie. En revanche les États-Unis, l’Europe (et en particulier la France) apparaissent dans ce livre surtout comme des victimes des menées terroristes de l’EI alors que leur implication dans la situation géopolitique dont le « Califat » est un acteur majeur est très loin d’être aussi simple. Surtout, l’auteur réalise l’exploit de passer pratiquement sous silence le rôle d’Israël dans le conflit en cours, se limitant à quelques allusions suggérant (p. 128) que ses interventions (indéniables sous forme notamment de frappes aériennes, de fournitures diverses et d’aide « humanitaire »), sont principalement motivées par une réaction défensive face à une menace iranienne… Là encore la question méritait une approche plus approfondie donnant à voir la complexité des enjeux à différentes échelles [simple_tooltip content=’L’article suivant, malgré son caractère confus, permet d’entrevoir certains aspects de l’implication israélienne, qui se manifeste notamment par une guerre de basse intensité contre les forces syriennes et leurs alliés, et un soutien varié aux « rebelles modérés » appartenant principalement à la mouvance proche d’Al Qaïda : M. Brzustowski ; E. Feingold, « Les trois dilemmes d’Israël », Outre-Terre, N° 44, 2015, 289-298.’](3)[/simple_tooltip].

On regrettera aussi que dans un ouvrage consacré à la géopolitique de l’État islamique [simple_tooltip content=’Et même si cet ouvrage paraît dans une collection dirigée par Pascal Boniface, dont la conception de la « géopolitique » ne se caractérise pas par une extrême sophistication.’](4)[/simple_tooltip], il ne soit jamais fait état des procédés concrets de territorialisation de cette entité à différents niveaux (depuis le local jusqu’au mondial), moyennant diverses pratiques d’appropriation (physique, idéelle et d’aménagement) qui ont pourtant déjà fait l’objet de travaux préliminaires prometteurs [simple_tooltip content=’Par exemple : Aaron Y. Zelin, The Islamic State’s Territorial Methodology, The Washington Institute for Near East Policy, Research Note, N° 29, 2016.’](5)[/simple_tooltip].

A lire aussi: L’État islamique de Mossoul, Histoire d’une entreprise totalitaire, d’Hélène Sallon

Une organisation terroriste ?

Enfin, dans la perspective des recherches concernant spécifiquement le terrorisme, il faut malheureusement constater que l’apport de ce volume est extrêmement réduit, voire nul. En effet, il ne suffit pas de répéter à longueur de pages que l’EI est une « organisation terroriste » pour produire un quelconque effet de connaissance sur l’objet ainsi désigné ou sur le « terrorisme » en tant que tel.

D’abord parce qu’en se cantonnant à la seule strate polémique de la définition du « terrorisme » [simple_tooltip content=’Sur les trois strates définitionnelles du terrorisme (polémique, juridique et à vocation scientifique), voir : Daniel Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie, N° 728, 2019, 5-36.’](6)[/simple_tooltip] (celle servant à désigner des « ennemis » dont la nature infâme est ainsi mise en évidence), on s’interdit de comprendre la logique même du fait terroriste en tant que technique, parmi d’autres, à laquelle recourent (on non) des acteurs engagés dans des guerres irrégulières, asymétriques et totales. Plutôt donc que de simplement parler d’« organisations terroristes », il convient dans une démarche scientifique de décrire et analyser les moments et les lieux (en fait, les situations géopolitiques) où un groupe décide de perpétrer des actes terroristes, en incluant donc cette technique de la violence politique dans un registre de l’action (violente et/ou non) beaucoup plus vaste. Une telle approche aurait permis d’éclairer le lecteur sur les spécificités opérationnelles de l’EI, et d’en comparer les manifestations avec celles d’autres groupes comme Al-Qaïda, l’IRA, le PKK, etc.

Ensuite, et ce n’est pas moins important, depuis au moins 2015 et la parution du célèbre article d’Audrey Kurth Cronin [simple_tooltip content=’Audrey K. Cronin, « ISIS Is Not a Terrorist Group », Foreign Affairs, Vol. 94, N° 2, 2015, 87-98.’](7)[/simple_tooltip] (que l’auteur semble ignorer), la question de savoir si l’EI est ou non une « organisation terroriste » est clairement posée et aurait au moins dû être évoquée dans ce livre. Et ce d’autant plus qu’après avoir utilisé en permanence sans aucun recul critique le qualificatif de « terroriste » concernant l’EI, il faut arriver à la fin du livre pour lire la phrase suivante : « Finalement, cette entité ne fonctionne pas comme un réseau terroriste, mais comme une organisation en capacité de remettre en cause l’ordre en place et de proposer une alternative » (p. 173), dont le véritable sens échappera sans doute à plus d’un lecteur.

Enfin, on comprend sans difficulté qu’à l’heure où l’EI est en pleine reconfiguration et redéploiement territorial dans plusieurs pays et régions, la compréhension de sa nature et de ses modes opératoires n’est pas un enjeu exclusivement académique [simple_tooltip content=’Certains aspects de cette problématique sont utilement discutés dans : Thomas R. McCabe, « The Islamic State after the Caliphate – Can IS Go Underground ? », Perspectives on Terrorism, Vol. 11, N° 4, 2017, 95-101.’](8)[/simple_tooltip]. À ce propos K. Abderrahim offre quelques informations factuelles utiles portant notamment sur l’Afghanistan, l’Afrique [simple_tooltip content=’En complément, voir : D. Cristiani, « Les ambitions africaines de Daech : quelles perspectives ? », Diplomatie, N° 99, 2019, 67-71.’](9)[/simple_tooltip] et (moins) l’Europe, sachant que, là encore, ce n’est pas le « terrorisme » qui est l’ennemi, mais un ensemble nébuleux d’organisations islamistes diverses (au sein duquel figure l’EI) dont seulement une fraction recourt au terrorisme.

Penser correctement l’État islamique et le fait terroriste sont donc des conditions pour appréhender efficacement un certain nombre de conflits contemporains. Et le livre dont il a été question ici y contribue partiellement et souvent utilement, pour autant qu’il soit lu critiquement à l’aide d’un canevas théorique adéquat.

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À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

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