Les victoires territoriales remportées par l’armée syrienne puissamment épaulée par la Russie semblent s’enchaîner depuis la capitulation de la Ghouta, de la poche de Deraa en juillet 2018. Restait la poche d’Idlib, territoire montagneux adossé à la Turquie et côtoyant dangereusement les périphéries rurales d’Alep, de Hama et de Lattaquié. C’est là qu’en avril 2015, sous pression de leurs bailleurs de fonds turcs, saoudiens et qataris, les rebelles de toutes obédiences, y compris à l’époque le Front Al-Nosra, i.e. Al-Qaïda en Syrie, avaient constitué une chambre d’opérations commune qui avait abouti à la prise de la ville d’Idlib et de la campagne environnante.
On avait cru l’offensive contre Idlib imminente en septembre 2018, mais il a fallu attendre le printemps 2019 pour voir s’engager quelques batailles significatives de portée néanmoins limitée. Plusieurs raisons à cela : la province compte certes 30 à 40 000 combattants, mais aussi 2 millions de civils. L’Iran n’a pas souhaité participer aux opérations (contrairement à Alep) ; plus vraisemblablement, la Russie préfère superviser les opérations (elle a déployé des conseillers militaires auprès des unités syriennes, dont la Tiger Force, Souhail al-Hassan,). Moscou veut surtout qu’Idlib oblige Erdogan à sortir du bois et prendre ses responsabilités sur le dossier syrien, qui visiblement est en train de lui échapper. Enfin, si l’on voit la Syrie comme une table de billard, Idlib est un angle (plutôt mort) qui fait néanmoins face à un angle beaucoup plus vital pour Damas et les Russes : le nord-est des régions kurdes, des réserves en hydrocarbures et des bases occidentales (essentiellement américaine et française).
Gagner la guerre, gagner la paix
Idlib va donc tomber, mais reste le plus dur : gagner la paix. Entre sanctions internationales qui ont mis littéralement à genoux l’économie syrienne, la résurgence de l’État islamique dans le désert de Palmyre et l’établissement d’une zone tampon par la Turquie et les États-Unis sur le territoire national, les défis qui se posent restent immenses. La livre syrienne a brutalement décroché face au dollar tandis que les financements peinent à arriver : plusieurs projets immobiliers d’envergure annoncés avec fracas (Marota City) ont tout simplement été gelés, faute de financement. L’argent des expatriés peine à revenir, en particulier à Alep, autrefois poumon industriel du pays. Les Syriens se préparent pourtant patiemment à un retour inéluctable des capitaux, en provenance du Golfe, mais aussi de Chine. L’Empire du Milieu n’a pas encore annoncé son grand retour, mais à Beyrouth, Riyad ou Téhéran, certains savent qu’il sera au rendez-vous, et ce sans préavis : telle une entreprise en faillite, un pays se ramasse lorsqu’il est au plus bas. Le fond n’est pas loin. La société française Louvre Hôtels, filiale du n°2 chinois de l’hôtellerie Jin Jiang, vient d’annoncer qu’elle va rénover et exploiter deux grands hôtels dans la capitale syrienne…
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Patience stratégique aussi du côté du nord-est syrien : l’avenir des cantons kurdes tient à un fil ténu, celui de la présence américaine et occidentale, qui pour l’instant reste indécise… et les partenaires de Washington ne se pressent pas au portillon pour renforcer les effectifs. Schizophrénie totale en attendant : les Kurdes vendent leur pétrole à Damas et l’armée turque organise des patrouilles communes avec les forces américaines, l’une chargée d’anéantir le PKK, l’autre l’État islamique.
L’inconnue reste ce rapprochement soudain entamé par Paris en direction de Moscou, au grand dam d’une partie de la « secte » qui sévit au Quai d’Orsay. Si les annonces du président Macron sont suivies d’effet, on devrait observer à partir de cet automne une forme de convergence a minima de Paris et Moscou sur le dossier syrien. Paris pourrait tourner le dos définitivement aux vœux pieux des néocons de tous poils au profit du pragmatisme. Mais soyons réalistes à notre tour : la France n’a pas grand-chose à gagner en Syrie, n’a plus aucun levier, et surtout, il est fort probable que la résistance de l’« État profond » atlantiste ait raison de la fougue gaullienne d’Emmanuel Macron.