Depuis les premiers pas des pèlerins du Mayflower jusqu’à l’influence grandissante de la Silicon Valley, l’idée de liberté a toujours été au cœur de l’identité américaine. Le libertarisme, courant politique prônant une intervention minimale de l’État et la souveraineté absolue de l’individu, s’inscrit dans cet héritage historique. Mais comment cette philosophie s’est-elle construite, et quelle est son influence dans l’Amérique contemporaine ? Le libertarisme connaît un renouveau inattendu, porté par des entrepreneurs et des penseurs qui redéfinissent les rapports entre pouvoir, économie et technologie.
Alain Bogé
Le 26 novembre 1620, le Mayflower, en provenance d’Europe, accoste dans la région de Plymouth, dans le Massachusetts, avec à son bord une centaine de pèlerins (pilgrims), membres de l’Église séparatiste anglaise, ayant fui les persécutions du roi Jacques Ier.
Pour éviter l’anarchie, voire des violences, leur chef, William Bradford, propose un ensemble de principes généraux de gouvernance connu sous le nom de Mayflower Compact (Pacte du Mayflower). Ce texte énonce les règles de vie commune et établit les principes régissant la future colonie des pèlerins en terre inconnue. Le pacte est considéré comme l’une des sources fondatrices de la Constitution des États-Unis. Dans le récit national américain, les pèlerins deviennent les Pilgrim Fathers (Pères pèlerins), traditionnellement considérés comme les premiers Américains.
La Constitution américaine est adoptée le 17 septembre 1787 par une convention réunie à Philadelphie et entre en vigueur le 4 mars 1789. Elle est signée par ceux que l’on appelle les Pères fondateurs[1]. Toujours en vigueur aujourd’hui, cette Constitution a été amendée à plusieurs reprises, notamment par le Premier Amendement en 1791[2]. Cet amendement consacre la notion de liberté, principe fondamental aux États-Unis, et garantit la protection constitutionnelle de la liberté d’expression, de religion, du droit de posséder et de porter des armes, de se réunir et de déposer des pétitions.
Ce principe de liberté se retrouve dans une philosophie politique : le libertarisme ou libertarianisme. Ce courant est une évolution du libéralisme classique, tel que défini par John Locke (1632-1704), projetant la logique du marché dans toutes les sphères de la vie sociale et faisant de la défense des libertés une lutte incessante contre l’État. On y retrouve la prééminence des libertés inscrites dans la Constitution américaine.
Sébastien Caré définit le libertarisme comme la synthèse de trois courants apparus dans l’histoire des États-Unis : l’anarchisme individualiste (de Thoreau à Spooner), le libéralisme classique (de Jefferson à Sumner), et l’isolationnisme de la Old Right (de Nock à Mencken).
Selon cette idéologie, chaque individu peut mener sa vie comme il l’entend, tant qu’il ne viole pas la liberté d’autrui, et aucun État ne doit s’immiscer dans les affaires d’un pays étranger à moins que ce dernier ne constitue une menace réelle. Les libertariens prônent une idéologie du laissez-faire (terme souvent employé tel quel en français). Ils s’opposent à l’impôt, à l’interventionnisme économique et aux services publics, tout en défendant un isolationnisme sur la scène internationale. Cependant, ils rejettent le protectionnisme, considérant que le commerce international peut constituer un moyen de résolution des conflits, une idée rappelant le « doux commerce » de Montesquieu.
L’objectif politique des libertariens est de réduire l’État à sa forme minimale (ou parfois à un non-État), seule compatible avec le principe de souveraineté individuelle. Pour eux, tout acte d’autorité allant au-delà de cette limite constitue une agression illégitime et immorale contre les droits des individus.
La Constitution américaine reflète cet esprit libertarien en limitant le rôle de l’État aux fonctions essentielles : légiférer, interpréter les lois et défendre la nation. Cependant, certains Pères fondateurs, comme John Adams et Alexander Hamilton, ont plaidé pour une centralisation accrue du pouvoir. L’esprit libertarien américain peut également être rapproché du rêve américain et de la notion de frontier, où les pionniers s’imaginaient maîtres de leur destin, affranchis de toute entrave étatique. Cette vision repose sur la croyance que les individus, en liberté, sont capables de bâtir une société garantissant le bonheur de tous, sans intervention de l’État.
Les origines
Les idées libertariennes trouvent leurs racines dans des écrits variés, allant de Thomas Jefferson (1743-1826), l’un des Pères fondateurs des États-Unis, à des penseurs comme Josiah Warren (1798-1874), individualiste puritain et défenseur du mutuellisme. Ralph Waldo Emerson (1803-1882) enseignait que « tout État réel est corrompu », tandis que Lysander Spooner (1808-1887) dénonçait la notion de contrat social et le monopole étatique sur la monnaie. Henry David Thoreau (1817-1862) prônait la non-violence et la désobéissance civile, et Benjamin Tucker (1854-1939) s’opposait à toutes les formes de socialisme et de socialisation. Ces figures influentes, combinées aux racines d’un Parti républicain anti-fédéraliste, anti-étatiste, isolationniste et fervent défenseur des libertés individuelles, ont façonné les bases du libertarianisme américain.
Cependant, une analyse approfondie de ses origines révèle également une genèse européenne de cette doctrine. La conceptualisation du libertarisme s’est développée en Europe de l’Ouest, principalement grâce à des penseurs tels qu’Herbert Spencer (1820-1903) en Angleterre, Frédéric Bastiat (1801-1850) en France, et Gustave de Molinari (1819-1912) en Belgique. Ces auteurs ont radicalisé les principes du libéralisme classique, tels que défendus par Adam Smith et John Locke, en les transformant en un courant de pensée idéologiquement plus rigoureux et cohérent.
Une autre influence majeure provient de l’école d’économie autrichienne, notamment avec Ludwig von Mises (1881-1973) et Friedrich Hayek (1889-1992). Ces deux économistes, farouchement opposés à l’étatisme, étaient d’éminents défenseurs du libéralisme. Émigrés aux États-Unis respectivement en 1940 et 1950, ils ont contribué à diffuser les idées de l’école autrichienne en Amérique.
Von Mises a particulièrement insisté sur l’importance de l’individu et sur le rôle minimal que l’État devrait jouer, affirmant que la figure de l’entrepreneur constitue la véritable force motrice de l’économie. Ces concepts se retrouvent dans les principes qui animent la Silicon Valley, où l’on célèbre les dirigeants-créateurs et la liberté d’entreprendre.
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Les années 1950-1970 : la construction
Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, le libertarisme américain continue de se structurer et de se développer grâce à des figures éminentes qui diffusent cette pensée. Parmi elles, on retrouve l’économiste Ludwig von Mises, désormais installé aux États-Unis, la romancière Ayn Rand, l’économiste et philosophe Murray Rothbard, et le philosophe Robert Nozick.
Sébastien Caré, maître de conférences à l’université de Rennes-1, résume ainsi la position libertarienne : « De manière plus générale, un libertarien est quelqu’un qui voudrait être gouverné beaucoup moins qu’il ne l’est aujourd’hui. » L’absence de coercition est donc le principe fondamental qui guide cette doctrine.
L’économiste Milton Friedman (1912-2006), fondateur de l’école monétariste de Chicago et lauréat du prix Nobel d’économie en 1976, influencé par les idées de von Mises, entretient des liens étroits avec les milieux libertariens. Son fils, David Friedman, approfondit cet héritage dans son ouvrage The Machinery of Freedom (1973), où il explore les mécanismes d’une société entièrement régie par des principes libertariens.
Ayn Rand (1905-1982)
Romancière à succès, Ayn Rand est l’autrice de deux best-sellers aux États-Unis : Atlas Shrugged (La Grève) et The Fountainhead. Elle prône une société individualiste fondée sur l’« égoïsme rationnel », rejetant toute forme de collectivisme ou de coercition. Objet d’un culte quasi sectaire, elle a réuni autour d’elle un cercle de disciples, parmi lesquels Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis.
Figure influente du libertarianisme, Ayn Rand défend la liberté au nom d’un égoïsme intransigeant et développe une philosophie centrée sur la rationalité absolue : l’objectivisme. Son œuvre-phare, Atlas Shrugged (1957), est souvent présenté comme l’un des livres les plus influents aux États-Unis après la Bible. Ce roman, qui met en scène deux industriels déterminés à défendre leur droit d’entreprendre, a suscité un immense engouement, notamment parmi les sympathisants du Tea Party, un mouvement ayant contribué à redonner de la visibilité aux thèses libertariennes.
Murray Rothbard (1926-1995)
Économiste et disciple de Ludwig von Mises, Murray Rothbard est le théoricien d’un anarcho-capitalisme radical dans lequel l’État serait aboli et ses fonctions confiées au marché. Pour Rothbard, la propriété est le fondement de tous les droits. Défenseur d’un libéralisme intégral, il n’hésite pas à déclarer : « L’État est l’ennemi éternel du genre humain. »
Sa théorie des droits naturels de propriété aboutit à une condamnation sans appel de toute intervention publique. Rothbard critique particulièrement ceux qu’il qualifie de « parasites », c’est-à-dire les élus et les fonctionnaires, qu’il accuse de vivre aux dépens de la société sans produire ni échanger. Selon lui, toute obligation de protection collective doit être rejetée afin de préserver et responsabiliser l’individu.
Ces principes ne sont pas sans rappeler certains éléments de la politique actuelle aux États-Unis, où l’idée d’une responsabilité individuelle maximale et d’un État minimal demeure influente.
Aujourd’hui
Le Parti libertarien, fondé en 1971, comptait 511 277 membres en juillet 2017. Présidé par Angela McArdle, il se définit comme le « Parti des principes » et fonde son programme sur les doctrines libertariennes. Sa pensée s’enracine dans une tradition anti-étatiste américaine, se revendiquant fidèle à l’esprit de la Constitution, des Pères fondateurs et même des premiers immigrants, les Pères pèlerins.
Paradoxalement, l’influence politique directe du Parti libertarien reste insignifiante, tandis que le libertarisme, en tant que mouvement, exerce une influence notable aux États-Unis. Ce courant se manifeste à travers des publications telles que la revue renommée Reason et les magazines Libertarian Review et Inquiry. Il s’appuie également sur des think tanks influents comme le Cato Institute, le Mises Institute, FreedomWorks, le Heartland Institute et Americans for Prosperity, ainsi que sur des groupes politiques tels que le Tea Party.
Pour certains observateurs, le libertarianisme n’a jamais cessé de façonner la philosophie politique américaine. Avec l’élection de Donald Trump, ce courant pourrait connaître un renouveau, en réaffirmant certains idéaux des Pères fondateurs : une obsession pour la liberté individuelle, une politique étrangère pacifique, un État minimal et une économie de libre marché.
Cependant, une question demeure : Donald Trump est-il libertarien ? Interrogé en 2020 par le site Slate, Sébastien Caré déclarait : « Trump est un homme sans idéologie. » En tant qu’homme d’affaires, Trump semble diriger les États-Unis selon des principes proches de la gestion d’une entreprise, avec un rôle minimal pour l’État, ce qui rejoint certains fondements du libertarianisme. Toutefois, son attachement à des valeurs reste flou. S’il n’en a pas, cela irait à l’encontre des principes libertariens. En réalité, Donald Trump est avant tout… trumpien ! Sa stature politique repose davantage sur une personnalité hors norme que sur une doctrine structurée.
Ce n’est pas le cas de plusieurs milliardaires de la Silicon Valley, qui adhèrent à un nouveau courant idéologique alliant libertarianisme et conservatisme américain : le national conservatism ou natcon. Parmi ses figures clés, on trouve le vice-président JD Vance, Elon Musk, Peter Thiel (qui aurait imposé JD Vance comme colistier), Marc Andreessen, Ben Horowitz, ainsi que Tyler et Cameron Winklevoss. Cette « droite tech » représente un nouveau pouvoir politique, discret mais efficace.
En septembre 2014, Peter Thiel, débattant dans le Philosophie Magazine n°83 avec le philosophe Pierre Manent, déclarait : « Nous voyons décroître la capacité des États à réaliser de grandes choses. Mais nous ne parvenons pas à imaginer ce qui pourrait les remplacer. C’est ce qui m’intéresse dans le libertarisme : cette idée qu’on peut échapper à la politique. »
Reste à savoir si le président Donald Trump saura lui aussi « échapper à la politique » en appliquant les principes libertariens.
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Pour aller plus loin
- Roger-Lacan, Baptiste, Aux sources du libertarianisme
- Caré, Sébastien, La pensée libertarienne : genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, Éd. Evergreen, 2009.
- Rothbard, Murray, L’Éthique de la liberté, Éd. Les Belles Lettres, 2011.
- Nicolas, Ariane, À quoi ressemble (vraiment) le royaume des libertariens aux États-Unis ?
- Von Mises, Ludwig, Six Leçons, Éd. John Galt, 2022.
- Damon, Julien, Objection libérale, objection libertarienne, revue Regards.
[1] Benjamin Franklin (1706–1790), George Washington (1732–1799), John Adams (1735 –1826), Thomas Jefferson (1743–1826), John Jay (1745–1829), James Madison (1751–1836) et Alexander Hamilton (1755–1804).
[2] « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre. »