L’Espagne au passé universitaire prestigieux se retrouve aujourd’hui loin derrière les établissements britanniques et américains. Quelles sont les raisons de son faible rayonnement international?
C’est en 1218 qu’est fondée l’Université de Salamanque (actuelle Castille-et-León), plus ancienne université au monde en espagnol et troisième établissement d’enseignement supérieur en Europe. Berceau des humanités, de la seconde scolastique et d’une école qui porte son nom, elle est suivie d’autres universités prestigieuses en péninsule ibérique (comme celle d’Alcalá de Henares, non loin de Madrid).
Nos voisins ne s’arrêtent pas en si bon chemin puisqu’ils créent sur le continent américain toute une série d’universités, bien avant que les anciennes colonies britanniques ou portugaises ne fassent de même. Le premier centre de ce type, l’Université Saint-Marc, voit ainsi le jour à Lima (actuel Pérou) dès 1551[simple_tooltip content=’« May 12, 1551 CE: oldest university in Americas established », National Geographic‘][1][/simple_tooltip] et une trentaine suivront, aussi bien en Amérique hispanique qu’aux Philippines.
Aujourd’hui, pourtant, les universités espagnoles sont bien moins connues à l’international que leurs consœurs britanniques ou américaines. Le système universitaire de notre voisin pyrénéen souffre par ailleurs de plusieurs graves problèmes qui freinent son développement et son rayonnement mondial.
Les universités espagnoles, tributaires des résultats du primaire et du secondaire
Pour bien comprendre la crise que traverse à l’heure actuelle l’enseignement supérieur outre-Pyrénées, il faut évidemment prendre en compte les difficultés auxquels il doit faire face et qui sont parfois très proches de celles rencontrées par ses équivalents à l’étranger. C’est par exemple le cas de la massification des études sur les dernières décennies, qui a entraîné en Espagne comme ailleurs des décalages entre l’offre et la demande[simple_tooltip content=’Vázquez Gómez, Gonzalo, « Masificación y calidad universitaria: la suerte de la universidad, entre el igualitarismo y el desarrollo de la excelencia » in Revista española de pedagogía, Logroño : Université de La Rioja, 1985, volume 43, n° 169-170, pages 371-389.’][2][/simple_tooltip].
Toutefois, il convient également d’aller en amont et de faire un constat : l’université est d’abord tributaire de la formation donnée aux futurs étudiants par le système primaire et secondaire. Or, si l’on s’en tient aux principales mesures internationales effectuées en la matière (et notamment aux classements PISA successifs), force est de reconnaître que les élèves espagnols ne brillent ni en compréhension écrite, ni en mathématiques, ni en sciences – en tout cas pas en comparaison des élèves d’autres nationalités[simple_tooltip content=’Stegmann, Josefina, « Los alumnos españoles de 15 años sacan la nota más baja en Ciencias desde que existe el informe PISA », ABC, 4 décembre 2019.’][3][/simple_tooltip]. Leur niveau en langues étrangères, en particulier en anglais, n’est semble-t-il pas non plus remarquable[simple_tooltip content=’Barnés, Héctor, « Los españoles hablan cada vez peor inglés: este es el nivel por comunidades », El Confidencial, 30 octobre 2018.’][4][/simple_tooltip].
Les causes de ces mauvais résultats sont multiples et ne sauraient être toutes abordées ici. Les dépenses publiques dans le domaine de l’instruction sont assez faibles outre-Pyrénées, même si l’on cumule les lignes budgétaires qui y sont consacrées par l’État central et les communautés autonomes[simple_tooltip content=’Barnés, Héctor, « Las paradojas de la educación española: bajo gasto, alto coste salarial y una buena noticia »’][5][/simple_tooltip]. Le pari d’une éducation bilingue espagnol anglais fait par certaines autonomies (comme la Communauté de Madrid) achoppe sur le niveau médiocre de trop nombreux enseignants, insuffisamment formés[simple_tooltip content=’Marías, Javier, « Ni bilingüe ni enseñanza », El País, 17 mai 2015.’][6][/simple_tooltip].
L’existence même de dix-sept communautés autonomes crée des différences abyssales de niveau, de programme et de moyens qui aboutissent à dix-sept systèmes scolaires distincts[simple_tooltip content=’Pérez, Roberto, « Los gobiernos regionales del PSOE dedican a Educación menos que los del PP », ABC, 8 mars 2018 ; Albor, Laura, « El mapa que muestra las diferencias educativas por comunidades », ABC, 19 octobre 2018 ; Sanmartín, Olga, « El instituto de Valladolid que supera a Singapur en el Informe PISA », El Mundo ; García Pozo, Carlos, « El maestro que estudió en Harvard y eligió un pueblo de Teruel con cinco alumnos », El Mundo, 22 juillet 2019 ; Sanmartín, Olga, « Los contenidos escolares cambiarán hasta un 45% en función de la comunidad autónoma con la «ley Celaá» », El Mundo, 16 janvier 2019 ; Martín-Arroyo, Javier et Silió, Elisa, « Ir mal en Matemáticas por mudarse de comunidad », El País, 10 septembre 2019 ; Castro, Cristina, « Los niños vascos y catalanes, por debajo de la media española en comprensión lectora », El Independiente, 5 décembre 2017, etc.‘][7][/simple_tooltip]. La montée en puissance du séparatisme catalan n’arrange rien puisque, depuis des décennies, le gouvernement régional fait subir aux élèves un endoctrinement en règle[simple_tooltip content=’Armora, Esther, « Adoctrinamiento y consignas contra España en agendas escolares catalanas », ABC, 15 décembre 2018.’][8][/simple_tooltip].
Par ailleurs, la prédominance de l’instruction privée perpétue un grand nombre d’inégalités dans le pays[simple_tooltip content=’Sánchez Caballero, Daniel, « España, entre los países de Europa con menos escuela pública y más concertada », El Diario, 16 mars 2017 ; et Andrino, Borja ; Grasso, Daniele ; et Llaneras, Kiko, « ¿Escuela de ricos, escuela de pobres? Cómo la concertada y la pública segregan por clase social », El País, 4 octobre 2019.’][9][/simple_tooltip]. De fait, les meilleurs établissements du primaire et du secondaire sont souvent, en Espagne, des écoles privées hors contrat (escuelas privadas) ou sous contrat (escuelas concertadas)[simple_tooltip content=’« Los 100 mejores colegios de España », El Mundo.’][10][/simple_tooltip]. La défense et le financement de ces centres éducatifs est plutôt le fait de gouvernements régionaux de droite[simple_tooltip content=’Bayona, Eduardo, « Los feudos de la enseñanza concertada: Cataluña, Madrid, Valencia y Andalucía », Público, 9 février 2019.’][11][/simple_tooltip], bien qu’on en trouve partout en Espagne.
Un système universitaire inégal et en manque de reconnaissance internationale
Ces inégalités régionales et sociales se perpétuent lorsqu’il s’agit d’accéder à l’université. Les tarifs d’inscription varient en effet énormément d’une communauté autonome à l’autre[simple_tooltip content=’Sánchez Caballero, Daniel, « Los precios universitarios multiplican y perpetúan la brecha para estudiar una carrera entre comunidades autónomas », El Diario, 25 décembre 2018 ; et « Aragón pagará por estudiar en la universidad: un sueldo según las notas y la renta del alumno », ABC, 14 septembre 2019.’][12][/simple_tooltip]. Par ailleurs, il existe en Espagne un examen spécifique, appelé selectividad, passé juste après le baccalauréat (bachillerato) et qui, avec les notes obtenues à ce dernier, permet de réaliser un premier écrémage des aspirants étudiants. Or, cette selectividad présente un contenu et une difficulté très mouvants en fonction de la région et du cursus visé[simple_tooltip content=’Lamet, Juanma et Sanz, Luis Ángel, « PP y Ciudadanos proponen una Selectividad «única» para toda España », El Mundo, 6 juin 2019.’][13][/simple_tooltip].
Mais une fois entré à l’université, un jeune Espagnol n’est pas sorti d’affaire puisque ce sont les communautés autonomes qui financent en grande partie ces centres d’enseignement supérieur. Or, certaines ne cessent de couper dans les budgets correspondants, à l’image de la Catalogne, qui emploie l’argent public à promouvoir l’indépendantisme[simple_tooltip content=’Armora, Esther, « Las universidades catalanas, al borde de la quiebra: el procés agrava la asfixia financiera », ABC, 17 octobre 2019.’][14][/simple_tooltip].
Plus généralement, notre voisin ibérique ne parvient pas à se faire une place de choix au sein du classement de Shanghai. Aux dernières nouvelles, elle place certes treize universités parmi les cinq cents meilleures au monde, mais une seule se situe au-dessus de la 200e place[simple_tooltip content=’Silió, Elisa, « España mejora y sitúa 13 universidades entre las 500 mejores del mundo en el ránking de Shanghái », El País, 15 août 2019.’][15][/simple_tooltip]. Ses résultats sont donc loin de ceux du Royaume-Uni, des États-Unis d’Amérique, de la Chine ou même de la France, de la Suisse et de l’Allemagne.
Si l’on se penche plus précisément sur le classement de Shanghai, l’on remarque plusieurs éléments :
- notre voisin ibérique abrite plusieurs universités très correctes, mais aucune exceptionnelle ;
- au regard de sa richesse, l’Espagne n’est certes pas si mal placée ;
- mais, chaque année, la position des universités espagnoles s’affaisse un peu plus[simple_tooltip content=’Llaneras, Kiko, « ¿Ocupa España la posición que merece en la clasificación de universidades? », El País, 14 septembre 2017.’][16][/simple_tooltip].
En cumulé, l’Espagne apparaît comme le 159e pays au monde en 2018 pour l’enseignement supérieur, derrière des pays de taille comparable ou inférieure, à l’instar de l’Italie, Israël, la Malaisie, le Canada ou encore l’Australie.
La diffusion de chacune des nouvelles éditions du classement de Shanghai donne lieu outre-Pyrénées à des commentaires désabusés ainsi qu’à une réflexion sur l’avenir des jeunes générations et, plus globalement, de la nation dans son ensemble. La crise de 2008, avec son lot de coupes budgétaires, mais aussi le choix récurrent des étudiants espagnols pour des « voies de garage » semblent faire partie intégrante du problème. Pour beaucoup, le système universitaire espagnol est obsolète, dépassé par la mondialisation et la modernité[simple_tooltip content=’Vidal, Margalida, « Un modelo universitario obsoleto », Crónica Global, 11 juin 2016.’][17][/simple_tooltip].
Trafics interlopes et mauvaise formation
Les analyses sur les autres causes de cette situation désastreuse ne manquent pas et nous ne pourrons tout mentionner dans cet article. Contentons-nous de rappeler quelques-uns de ces problèmes :
- un grand nombre de papiers de recherche produits outre-Pyrénées sont considérés de mauvaise qualité[simple_tooltip content=’Sanmartín, Olga, « El exceso de investigación de mala calidad socava la Universidad española », El Mundo, 19 juin 2019.’][18][/simple_tooltip];
- une endogamie marquée au sein d’un même centre éducatif et un poids considérable du « mandarinat » universitaire[simple_tooltip content=’Sanmartín, Olga, « Endogamia en la universidad: el 70% de los profesores obtuvo el doctorado en la misma universidad en la que trabaja », El Mundo, 16 septembre 2019.’][19][/simple_tooltip];
- un vieillissement accéléré du corps enseignant[simple_tooltip content=’Silió, Elisa, « La Universidad afronta la salida del 50% de sus catedráticos en siete años », El País, 10 janvier 2019.’][20][/simple_tooltip];
- des scandales de plagiat à répétition dans de nombreuses universités[simple_tooltip content=’Delgado Sanz, Enrique, « La trama de las tesis plagiadas en la Camilo José Cela se extiende a la Universidad de Málaga », ABC, 13 janvier 2020.’][21][/simple_tooltip];
- une « fuite des cerveaux » vers des cieux plus cléments[simple_tooltip content=’Perianes, Ángel, « Un antídoto contra la sangría de «cerebros» españoles », El Mundo, 9 janvier 2019.’][22][/simple_tooltip];
- une course au diplôme universitaire à tout prix (ce que les Espagnols appellent péjorativement titulitis) qui amène à d’authentiques trafics de travaux de fin d’année ou de cycle[simple_tooltip content=’Lorca, Carlos, « Así es el negocio de los trabajos de fin de grado: 1.000 euros por tesis », La Razón, 7 janvier 2020.’][23][/simple_tooltip];
- et, enfin, un désintérêt des jeunes Espagnols à l’égard des cursus scientifiques et technologiques (ingénierie, informatique, ), qui ne semblent pas assez attrayants d’un point de vue professionnel et financier[simple_tooltip content=’Sanmartín, Olga, « Los universitarios matriculados en carreras tecnológicas caen un 30% porque «no compensa el esfuerzo» », El Mundo, 19 décembre 2019.’][24][/simple_tooltip].
Quelques points positifs
Malgré tout, dans un marasme apparemment généralisé surnagent des pôles d’excellence, qu’ils soient publics ou privés, lesquels attirent des étudiants venus du monde entier.
C’est le cas de l’Université de Barcelone (Catalogne), qui figure souvent en première place parmi les centres espagnols d’enseignement supérieur au sein du classement de Shanghai[simple_tooltip content=’Stegmann, Josefina, « El truco de la única universidad española que lidera todos los ránking internacionales », ABC, 16 août 2019.’][25][/simple_tooltip]. Les universités de l’agglomération madrilène progressent elles aussi[simple_tooltip content=’Ruiz, Rocío, « La fórmula madrileña para atraer talento a la universidad », La Razón, 4 juin 2019 ; et Stegmann, Josefina, « La Autónoma de Madrid le arrebata el liderazgo a las universidades catalanas en el ránking mundial «QS» », ABC, 7 juin 2018.’][26][/simple_tooltip].
Dans tout le pays, certaines disciplines semblent plus prometteuses, à l’instar de l’odontologie et des sciences vétérinaires (Université Complutense de Madrid, Université autonome de Barcelone) ; de l’architecture et de l’urbanisme (Université polytechnique de Madrid, Université polytechnique de Catalogne) ; de l’économie (Université Charles-iii de Madrid, Université Pompeu-Fabra de Barcelone) ; ou encore du management et des sciences de l’entreprise (Université Ramon-Llull de Barcelone, IESE Business School de Pampelune)[simple_tooltip content=’Sanmartín, Olga, « 12 universidades españolas en el ránking de las 50 mejores del mundo por disciplinas concretas », El Mundo, 28 février 2018.’][27][/simple_tooltip].
Mais à ce jeu-là, ce sont les écoles de commerce privées de Madrid qui tirent le mieux leur épingle du jeu. L’IE Business School de la capitale, qui forme les élites de tout le pays[simple_tooltip content=’Morel, Sandrine, « À Madrid, IE Business School forme les élites économiques et politiques », Le Monde, 2 janvier 2018.’][28][/simple_tooltip], apparaît régulièrement comme le premier ou deuxième meilleur centre au monde dans cette branche[simple_tooltip content=’Stegmann, Josefina, « La IE Business School, primera en el ránking mundial QS de escuelas de negocio », ABC, 26 juin 2019.’][29][/simple_tooltip]. Les étudiants latino-américains se pressent d’ailleurs dans ces établissements en raison de leur réputation et de leurs excellents débouchés professionnels[simple_tooltip content=’Peinado, Fernando, « El único español de la clase », El País, 27 octobre 2019 ; et Klein, Nicolas, « L’émergence silencieuse de Madrid », Conflits, janvier-février 2020, n° 25, page 24.’][30][/simple_tooltip]. Le gouvernement régional de la Communauté de Madrid, dominé par la droite depuis 1995[simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Madrid fait le choix de la liberté économique », Conflits, 9 janvier 2020.’][31][/simple_tooltip], fait à ce sujet le pari d’un soutien politique et économique affirmé envers son système d’enseignement supérieur[simple_tooltip content=’« Díaz Ayuso reforzará Madrid como capital mundial del español atrayendo talento internacional », site de la Communauté de Madrid, 13 septembre 2019.’][32][/simple_tooltip].
L’exécutif national pourrait peut-être s’en inspirer ou, à tout le moins, appuyer de façon plus volontariste l’attractivité mondiale des universités espagnoles. N’oublions pas que, malgré leurs défauts, ces dernières enregistraient en 2018 plus de 610 000 inscriptions d’élèves venus d’autres pays, toutes universités et filières confondues[simple_tooltip content=’« España, imbatible como foco de atracción de estudiantes universitarios internacionales », El Economista, 5 septembre 2019.’][33][/simple_tooltip].