L’Espagne, la mondialisation et la mer – Une approche par les ports

9 octobre 2020

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Photo : Port de Barcelone (c) 00809845_000007

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L’Espagne, la mondialisation et la mer – Une approche par les ports

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L’Invincible Armada, les expéditions conquistadores ou encore la bataille de Lépante ont laissé le souvenir d’une domination navale espagnole certaine lors de ce XVIe siècle qui fut l’âge d’or de sa puissance. Aujourd’hui encore, dans un monde où le transport maritime est absolument essentiel aux échanges internationaux, l’Espagne bénéficie de l’ouverture de ses interfaces maritimes et du dynamisme de ses infrastructures portuaires. Largement dépendante de l’économie « bleue », pourra-t-elle faire face aux nombreux défis qui émergent : désindustrialisation, concurrence mondiale, protection de l’environnement ?

 

La mer comme source de richesse

 

Lors de l’annonce de la composition du gouvernement de Jean Castex, le 6 juillet 2020, la recréation d’un ministère de la Mer (à la tête duquel est placée Annick Girardin) fait couler peu d’encre dans les grands médias. Elle est en revanche plus commentée par tous ceux qui estiment que la France doit avoir une stratégie maritime intégrale et ambitieuse.

Au fil des décennies, l’économie « bleue » est devenue une source potentielle de croissance et de progrès technologique. Du point de vue strictement commercial, le transport maritime assure 80 % des échanges internationaux, notamment par le biais de porte-conteneurs. Au cœur de certaines polémiques environnementales, ces navires exigent la construction ou l’agrandissement d’infrastructures portuaires et de canaux de navigation. C’est l’objet, par exemple, des travaux de modernisation du canal de Panamá, menés à bien à partir de la fin des années 2000 par la multinationale espagnole Sacyr.

 

Dans les ports espagnols, il y a des dockers qui travaillent…

 

L’Espagne, justement, n’est pas étrangère au phénomène. Thalassocratie majeure au cours de l’histoire, elle dispose de côtes très étendues (8 000 kilomètres environ). Elle s’ouvre par ailleurs sur deux façades maritimes, la mer Méditerranée et l’océan Atlantique, caractéristique qu’elle ne partage qu’avec la France en Europe[1]. L’existence de « places de souveraineté » non loin du détroit de Gibraltar ainsi que des villes autonomes de Ceuta et Melilla, enclavées dans le nord du Maroc, et de l’archipel des Canaries renforce la prééminence du commerce maritime outre-Pyrénées.

Les ports marchands espagnols desservent ainsi non seulement l’Europe, mais également l’Afrique et l’Amérique. Chaque année, le réseau portuaire de notre voisin ibérique représente une richesse de 200 milliards d’euros (soit approximativement 20 % de son produit intérieur brut). Il permet de vendre 80 % des marchandises qui sortent du territoire national et d’importer quasiment 60 % des produits d’origine étrangère. C’est ce qui explique que, lors des grandes grèves des dockers, l’Espagne perde en moyenne 50 millions d’euros chaque jour. Une loi votée en 2010 régule ce secteur, appelé estiba outre-Pyrénées, et doit favoriser la résolution des conflits entre l’État et les 12 000 travailleurs des quais du pays.

 

Une forte concurrence externe et interne

 

Que ce soit dans le reste du monde (Shanghai, Singapour), sur la façade atlantique (Rotterdam, Hambourg, Anvers, Le Havre) et au sein de la Méditerranée (Gênes, Marseille, Gioia Tauro, Le Pirée, Tanger), les acteurs sont nombreux à essayer de s’approprier la plus grosse part du gâteau.

Autant de concurrents pour l’Espagne, qui dispose cependant d’atouts dans le domaine. Les grands ports commerciaux espagnols sont coordonnés depuis Madrid par le truchement de l’entreprise publique Puertos del Estado, qui regroupe vingt-huit autorités portuaires – lesquelles gèrent à leur tour 46 ports d’intérêt général.

Ces autorités sont réparties entre la Catalogne (Barcelone, Tarragone), la Communauté de Valence (Castellón de la Plana, Valence, Alicante), les îles Baléares, la Région de Murcie (Carthagène), l’Andalousie (Séville, Almería, Motril, Málaga, baie d’Algésiras, baie de Cadix, El Puerto de Santa María, Huelva), le nord du Maroc (Ceuta), les îles Canaries (Las Palmas, Santa Cruz de Ténériffe), le Pays basque (Pasajes, Bilbao), la Cantabrie (Santander), les Asturies (Gijón, Avilés) ainsi que la Galice (El Ferrol-San Ciprián, La Corogne, Villagarcía de Arosa, Marín-Ria de Pontevedra, Vigo).

Toutes ces installations n’ont pas la même importance dans le commerce maritime espagnol. C’est le port de Barcelone qui a longtemps dominé le trafic de conteneurs dans le pays, dépassant les 30 millions de tonnes en l’an 2000. La métamorphose de la ville en vue des Jeux olympiques de 1992 entraîne des transformations sur cette infrastructure qui occupe le sud de la façade méditerranéenne barcelonaise. À partir des années 2000, cependant, la concurrence interne la relègue à la troisième place nationale pour les marchandises. La proximité des usines de SEAT et Nissan lui permet de résister dans le domaine de l’automobile (plus de 915 000 véhicules passent par ses quais en 2016), essentiel à l’échelle européenne et mondiale. Plus encore, Barcelone mise sur son terminal de passagers, qui en fait le premier port de croisières de Méditerranée, avec près de 3 millions de visiteurs en 2017. Seuls les terminaux touristiques des Caraïbes le dépassent au niveau international.

Depuis les années 90-2000, toutefois, l’affrontement intérieur tourne en faveur de deux autres autorités portuaires : celle de Valence et celle de baie d’Algésiras. Selon l’année, c’est l’une ou l’autre de ces infrastructures qui occupe la première place en Espagne et dans le bassin méditerranéen pour la quantité de marchandises importées et exportées. En 2019, elles sont suivies de Barcelone, Las Palmas, Bilbao et Tarragone.

 

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Valence, porte d’entrée de la capitale

 

Port de Valence (c) Sipa 00544205_000014

Troisième ville d’Espagne, à la tête d’une aire métropolitaine de près de 2 millions d’habitants, Valence a su devenir la porte d’entrée pour l’import-export depuis et vers l’agglomération madrilène. Port le mieux connecté de la nation, il génère en 2016 un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros et 2 % des emplois de la région.

La métropole valencienne irrigue donc l’ensemble de l’Europe méridionale, voire la totalité du continent. Sa prééminence est appelée à se renforcer dans les années à venir avec les travaux d’agrandissement de l’infrastructure, en partie financés par l’armateur italo-suisse MSC.

 

Algésiras, à cheval entre les mondes

 

Idéalement situé entre Méditerranée et Atlantique, à deux pas du détroit de Gibraltar, le port de la baie d’Algésiras prévoit lui aussi des investissements massifs (233 millions d’euros) sur la période 2020-2024. Il sert de nœud logistique entre Asie, Europe, Amérique et Afrique.

Sur toute l’année 2019, il a vu passer 110 millions de tonnes de marchandise, un record pour l’infrastructure. Néanmoins, il doit désormais guetter la concurrence de Tanger Med et Nador Med au Maroc ainsi que du Pirée (Grèce), racheté en 2016 par le géant chinois Cosco.

 

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Au service d’activités majeures… mais contre l’environnement ?

 

Élément-clé de l’insertion de l’Espagne dans la mondialisation, son réseau portuaire sert et se sert de secteurs de l’économie nationale pour croître. La logistique fait la prospérité des ports canariens, tournés vers les côtes africaines et américaines, tandis que le secteur pétrochimique s’avère essentiel à Tarragone et Huelva. Le commerce tire vers le haut celui de Valence tandis que la fabrication de véhicules est essentielle à Barcelone.

À ce titre, des menaces pèsent sur la pérennité de telles infrastructures. Quelles répercussions aura la fermeture de l’usine Nissan de Catalogne, prévue pour la fin de l’année 2020 ? Comment mieux intégrer le transport ferroviaire, encore trop peu sollicité pour le fret, à ces ouvertures maritimes ? La fusion entre les Chantiers de l’Atlantique (France) et Fincantieri (Italie) ne représente-t-elle pas une concurrence sérieuse pour le constructeur naval public espagnol Navantia, qui dispose de chantiers à Carthagène, Cadix ou El Ferrol ?

Les problèmes ne sont cependant pas qu’économiques. La protection de l’environnement, de plus en plus portée par les populations européennes, se heurte aussi au projet d’agrandissement du port de Valence. Autour de la troisième ville espagnole, la lagune de l’Albufera, caractérisée par son écosystème unique en Méditerranée, semble grignotée par les intérêts économiques. De son côté, la plage d’El Saler pourrait peut-être disparaître, engloutie par de nouveaux quais. Ajoutons-y la perspective d’un accroissement du trafic des camions (de 2 à 5 millions de véhicules supplémentaires) dans les années à venir.

En Espagne comme ailleurs, la mer se retrouve donc au carrefour des enjeux et des tensions qui agitent notre époque. En ce sens, notre voisin ibérique aura besoin, tout comme la France, d’un vaste programme d’économie maritime afin de mieux faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain.

 

[1] L’on ne comptera pas ici le cas particulier et géographiquement réduit de Gibraltar, territoire britannique d’outre-mer.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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