La monarchie espagnole entre deux eaux

16 janvier 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Le Palais royal de Madrid, (c) Pixabay.

Abonnement Conflits

La monarchie espagnole entre deux eaux

par

Roi d’Espagne depuis bientôt cinq ans, Philippe VI a réussi à stabiliser l’institution monarchique et à gagner la confiance des Espagnols. Dans un pays en proie au doute et à l’instabilité politique, le roi est le garant de l’histoire et de l’unité du pays. 

 

Un blason redoré ?

Le 19 juin 2019, Philippe vi et son épouse, la reine Letizia, célèbrent leur cinquième anniversaire sur le trône espagnol [simple_tooltip content=’« Cinco años », El País, 25 décembre 2019.’](1)[/simple_tooltip]. C’est en effet en juin 2014 qu’amoindri physiquement et affaibli par plusieurs scandales concernant la famille royale, Juan Carlos décide d’abdiquer – ce que d’aucuns considèrent comme son « dernier service envers l’Espagne ». Comme à chaque anniversaire, un bilan de ce début de règne est tiré par les médias ibériques, qui s’intéressent notamment à la popularité des différents membres de la famille royale. Ces enquêtes d’opinion semblent sans appel, le monarque engrangeant des cotes de soutien qui peuvent monter jusqu’à 80 % [simple_tooltip content=’« España, abrumadoramente monárquica: el 76,2% cree que Felipe VI es un buen Rey », La Razón, 7 janvier 2018 ; « Sociométrica: las fuerzas de seguridad, el Ejército y la monarquía, los mejor valorados », Electomanía, 4 janvier 2019 ; Benito, Roberto, « El Rey recupera la imagen de la Corona y logra el apoyo general de los españoles », El Mundo, 1er juillet 2019, etc.‘](2)[/simple_tooltip], soit plus que son père n’a jamais obtenu en trente-neuf ans.

Un véritable exploit au vu de la fin des dernières années de Juan Carlos, surtout dans un pays qui était davantage « juancarliste » que véritablement monarchiste [simple_tooltip content=’« Adiós al juancarlismo: los datos demuestran que España ya es felipista », El Confidencial, 19 juin 2016.’](3)[/simple_tooltip]. Faut-il pour autant en conclure que Philippe vi est totalement tiré d’affaire et ne rencontre aucune opposition ? Ce serait un peu simple au vu des défis qui se posent à lui.

A lire aussi: Une nation sans récit. L’Espagne empêtrée dans la (re)lecture de son histoire

Une question de personnes, de partis et de régions

Tous les membres de la famille royale ne jouissent pas de la même popularité. L’héritière au trône, Leonor, a par exemple très bien réussi ses premiers pas en public en octobre 2019 [simple_tooltip content=’Galaz, Mábel, « Leonor de Borbón, una princesa políglota más allá de los discursos », El País, 6 novembre 2019.’](4)[/simple_tooltip]. La reine Letizia, en revanche, a toujours du mal à s’imposer dans la société espagnole et bénéfice d’un soutien moindre que Juan Carlos [simple_tooltip content=’« La reina Letizia, la peor valorada en la familia real por debajo del rey Juan Carlos », El Confidencial, 19 juin 2016.’](5)[/simple_tooltip]. Paradoxalement, la souveraine est mieux notée chez les jeunes gens et les votants de Podemos (généralement plus critiques à l’égard de la monarchie) que chez les partisans convaincus du système monarchique [simple_tooltip content=’Gay, Nacho ; Tiburcio, Núria et Villar, Cote, « Los 7 millones de ceros a Letizia: conquista a los jóvenes y la castigan los monárquicos », El Confidencial, 20 juin 2016.’](6)[/simple_tooltip]. Globalement, du Parti socialiste ouvrier espagnol à Vox, l’ensemble des formations politiques nationales sont monarchistes – c’est à l’extrême gauche que la proclamation d’une république est une idée en vogue [simple_tooltip content=’« Un 71,2% de los votantes del PSOE aprueba con nota al rey Felipe », El Confidencial, 20 juin 2019.’](7)[/simple_tooltip].

Sans surprise, c’est au Pays basque et en Catalogne (deux communautés autonomes traversées par des mouvements séparatistes et où les indépendantistes s’opposent à tout ce qu’ils associent à l’Espagne) que la famille royale est la plus contestée, tandis que c’est en Andalousie qu’elle est la plus appréciée. Les femmes se disent également plus facilement monarchistes que les hommes [simple_tooltip content=’Gay, Nacho ; Tiburcio, Núria et Villar, Cote, « España sigue siendo monárquica gracias a los andaluces y a pesar de catalanes y vascos », El Confidencial, 19 juin 2019.’](8)[/simple_tooltip].

Ces quelques constats suffisent à comprendre que la royauté doit encore faire face à des oppositions qui reposent assez souvent sur une méfiance ou une haine à l’égard de l’Espagne, de son gouvernement, de son État, de son passé, etc.

 A lire aussi: La tragédie de l’Espagne vide et ses multiples facettes

La crise catalane, point de crispation central

C’est précisément à partir de 2011-2012, avec l’essor de l’indépendantisme en Catalogne, que la famille royale a commencé à prendre conscience de la désaffection dont elle souffrait au sein d’une partie de la population de cette région. La question est d’autant plus délicate que, constitutionnellement parlant (article 56), la monarchie espagnole est le symbole de l’unité et de la continuité de l’État [simple_tooltip content=’Voir le texte de la Constitution espagnole de 1978 en intégralité : https://mjp.univ-perp.fr/constit/es1978.htm.’](9)[/simple_tooltip]. C’est d’ailleurs une caractéristique qu’elle partage avec les autres monarchies d’Europe [simple_tooltip content=’Delpérée, Francis, « Les monarchies d’Europe : reliques d’un passé révolu ou gages d’équilibre dans un continent divisé ? », Areion 24, 7 octobre 2019 ; et Papell, Antonio, « La importancia de Felipe vi: el simbolismo de la monarquía, crucial en estos momentos », Analytiks, 18 juillet 2019.’](10)[/simple_tooltip].

C’est avec un œil sur ses obligations légales [simple_tooltip content=’Alberola, Miquel, « Felipe vi, cinco años ceñido a la Constitución », El País, 16 juin 2019.’](11)[/simple_tooltip] et un autre sur la nécessité de trouver l’apaisement et la concorde [simple_tooltip content=’Martínez-Fornés, Almudena, « La monarquía: el reto era (y vuelve a serlo) la concordia », ABC, 10 décembre 2018.’](12)[/simple_tooltip] que Philippe vi a agi tout au long des années 2014-2019, cherchant à tendre des ponts entre Madrid et Barcelone tout en réaffirmant la primauté de la loi. Son allocution télévisée du 3 octobre 2017, deux jours après le référendum sécessionniste illégal, a été très ferme à ce sujet, ce qui a été apprécié par nombre de citoyens espagnols, y compris en Catalogne [simple_tooltip content=’« La mayoría apoya un mensaje del rey duro con el separatismo », La Razón, 23 décembre 2019.’](13)[/simple_tooltip].

Dans le même temps, les discours du monarque à la nation et ses visites officielles dans la communauté autonome catalane (dont il parle la langue) ont été autant de tentatives de recoudre certaines plaies et de remonter un peu le moral d’une Espagne malmenée ces dernières années.

A lire aussi: Copinage, régionalisme et corruption en Espagne

Y a-t-il un pilote à bord ? – Le roi face au monde politique

L’instabilité parlementaire qui caractérise le pays depuis les élections générales de décembre 2015 constitue un défi supplémentaire pour la royauté. Cette dernière a dû faire face à plusieurs blocages politiques, des dissolutions anticipées du Parlement, une motion de censure couronnée de succès et la mise en œuvre du premier gouvernement de coalition de la jeune démocratie espagnole.

Devant l’incapacité des différentes formations à se mettre d’accord pour former un cabinet stable et conduire la politique du pays, Philippe vi est apparu comme le seul à même d’incarner l’Espagne, comme un roc dans la tempête. Le monarque s’est élevé au-dessus des querelles partisanes [simple_tooltip content=’ « El rey está por encima de partidismos », La Razón, 22 décembre 2019.’](14)[/simple_tooltip] et a rappelé aux élus leurs responsabilités dans la paralysie qui frappait l’Espagne [simple_tooltip content=’« El rey traslada a los partidos que su función no es mediar », EFE, 16 septembre 2019.’](15)[/simple_tooltip], ce qui est justement son rôle – même s’il s’agit d’une mission bien complexe par les temps qui courent.

 

L’avenir est la clef

Ce sont désormais les nouvelles générations qui sont capitales pour la monarchie espagnole. En premier lieu, la princesse des Asturies, Leonor, doit poursuivre sa formation et continuer à se faire connaître des Espagnols [simple_tooltip content=’Rodríguez, José Carlos, « Los mensajes de Leonor », Disidentia, 4 novembre 2018.’](16)[/simple_tooltip].

Ce sont également les jeunes Espagnols, sur lesquels le roi s’étend longuement dans ses allocutions télévisées du 24 décembre, qui devront être convaincus par la forme monarchique de l’État [simple_tooltip content=’« Los jóvenes, en el futuro del Estado », El País, 24 décembre 2018.’](17)[/simple_tooltip]. Afin de leur montrer, à eux et à l’ensemble de la nation espagnole, que la royauté est digne de confiance et joue un rôle utile, le souverain a initié dès 2014 une série de réformes internes visant à donner plus de transparence à l’institution [simple_tooltip content=’Esteban, Paloma, « Auditorías, códigos de conducta y control de regalos: así cambió Felipe vi la Casa Real », El Confidencial, 15 juin 2019 ; et « La autoridad que se ganó el rey al vender los Ferrari », El Mundo, 19 juin 2019.’](18)[/simple_tooltip].

A lire aussi: Madrid fait le choix de la liberté économique

 

Au fond, le défi est toujours le même pour la monarchie espagnole : incarner la « tête » de l’Espagne, tenter de parer aux attaques contre le pays et refléter les valeurs que les Espagnols défendent ou essayent de défendre au quotidien [simple_tooltip content=’Marías, Julián, « ¿Jefe del Estado o cabeza de la Nación? », El País, 18 septembre 1976.’](19)[/simple_tooltip]. À l’heure où le gouvernement central compte des membres ouvertement républicains, c’est la tâche cruciale à laquelle s’attelle le souverain.

Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

Voir aussi