Mercadona, un succès espagnol

24 mars 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Mercadona, une chaîne de supermarchés espagnols, Auteurs : Budrul Chukrut / SOPA Images/Sip/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30198132_000021.

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Mercadona, un succès espagnol

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Le grand public français connaît peu d’entreprises espagnoles en dehors d’Inditex (dont le nom a une notoriété infiniment plus faible que celui de sa marque-phare, Zara), de SEAT, de Desigual et de Mango. Les multinationales ibériques qui ont conquis le monde ne sont pourtant pas rares – et ce dans de nombreux domaines (infrastructures, bâtiment et travaux publics, télécommunications, finances et banque, etc.). Ces dernières années émerge outre-Pyrénées un nouvel acteur privé qui commence à s’étendre au-delà des frontières espagnoles dans un secteur qui est une chasse gardée des Français, à savoir la grande distribution. Son nom ? Mercadona.

 

Fondée en 1977 par Francisco Roig Ballester et son épouse, Trinidad Alfonso Mocholi, dans la commune de Puebla de Farnals (province de Valence), cette firme appartient d’abord à l’entreprise Cárnicas Roig, qui commercialise des produits carnés. En 1981, Juan Roig, actuel président directeur général du groupe, rachète les huit épiceries de ses parents pour faire de Mercadona l’entreprise majeure qu’elle est aujourd’hui [simple_tooltip content=’Amat, Oriol et Valls, Josep Francesc, « Mercadona: adaptando el modelo de negocio en años de recesión » in Revista de contabilidad y dirección, Barcelone : Association catalane de Comptabilité et de Direction et Conseil général des Économistes, 2010, volume 11, page 184.’](1)[/simple_tooltip]. Il en fixe le siège dans une bourgade située non loin de là, Tabernes Blanques (environ 10 000 habitants en 2019).

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L’innovation et l’employé au cœur d’une stratégie gagnante

Sous la houlette de Juan Roig, la compagnie, qui tire son nom d’une marque italienne [simple_tooltip content=’Delgado, Juan, « Mercadona para frikis: de la primera tienda al bulo sobre el nombre », El Confidencial, 1er février 2020.’](2)[/simple_tooltip], devient rapidement une pionnière de la grande distribution espagnole. En 1982, la chaîne est ainsi la première d’Espagne à utiliser un système de scanner pour lire les codes-barres. Onze ans plus tard, le dirigeant de la firme implante le principe qui va faire sa réussite. Ce principe se résume en un sigle : SPB, Siempre Precios Bajos (« Des Prix Toujours Bas »), devenu en 2008 MCT (Modelo de Calidad Total, « Modèle de Qualité Totale ») [simple_tooltip content=’Amat, Oriol et Valls, Josep Francesc, ibid., page 185.’](3)[/simple_tooltip].

L’objectif est de poursuivre l’expansion de la firme en rachetant des concurrents en assurant des tarifs très compétitifs, le tout sans renoncer à la qualité et à la satisfaction du client. Juan Roig cherche également à fidéliser ses employés et à en améliorer la productivité, ce qui le pousse à prendre plusieurs décisions fondamentales, dont les deux suivantes :

  • en 1999, tous les salariés du groupe obtiennent un contrat à durée indéterminée ;
  • en 2001, le système des garderies d’employés est inauguré [simple_tooltip content=’Id.‘](4)[/simple_tooltip].

L’augmentation des rémunérations, y compris pour les postes les moins qualifiés, fait également partie des priorités de la direction [simple_tooltip content=’Ramón, Elena, « ¿Cuáles son las cadenas de alimentación con sueldos más altos? », Expansión, 4 novembre 2015.’](5)[/simple_tooltip], tout comme la générosité des primes à l’intéressement [simple_tooltip content=’Amat, Oriol et Valls, Josep Francesc, ibid., pages 186-187.’](6)[/simple_tooltip]. Juan Roig en est convaincu : pour se faire une place dans un domaine où les multinationales françaises sont très bien positionnées en Espagne, il lui faut mettre « la personne au centre des préoccupations ».

Autre facteur-clef du succès de la firme : la création en 1996 de marques de distributeur (marcas blancas) qui vont faire la réputation de Mercadona : Hacendado pour l’alimentaire, Bosque Verde pour l’entretien de la maison, Deliplus pour l’hygiène personnelle et la parfumerie et Compy pour l’animalerie [simple_tooltip content=’Ibid., page 185.’](7)[/simple_tooltip]. Quant au client, surnommé El Jefe (« Le Chef »), il est choyé par la direction, qui s’intéresse à tout moment à son expérience et son ressenti [simple_tooltip content=’Ibid., pages 188-189.’](8)[/simple_tooltip].

 

La minimisation des coûts

Le programme de développement de Mercadona ne s’arrête toutefois pas en si bon chemin. Afin de garantir la commercialisation d’autres marques au meilleur prix, le groupe organise dès l’an 2000 ses réunions de fournisseurs (reuniones de interproveedores), qui concernent aussi bien les intermédiaires que les transporteurs.

La firme de Tabernes Blanques supprime ainsi totalement la publicité propre et ne compte que sur ces fournisseurs, qu’elle sélectionne dans chaque branche en fonction de leur réputation. En échange de leur collaboration, elle leur fournit toutes les informations nécessaires concernant les préférences du client [simple_tooltip content=’Ibid., page 188.’](9)[/simple_tooltip].

L’innovation est aussi de la partie en matière de présentation des produits (Mercadona adoptant plus tôt que ses concurrents les fruits en vrac, le jambon à la découpe, des emballages plus simples à ouvrir, des zones bien différenciées au sein de ses magasins, un emballage individuel des viennoiseries, etc.) mais aussi dans leur confection (glaces sans gluten, fruits de mer sans coquille et emballés sous vide, etc.) Ce sont ces décisions qui permettent à l’entreprise de commercialiser dès 2010 autant de produits de ses marcas blancas que des grandes marques habituelles [simple_tooltip content=’Id.‘](10)[/simple_tooltip].

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Une expansion imparable

Tout cela explique qu’en 2016, Mercadona représente le plus gros hub industriel d’Espagne (240 usines tournent à plein rendement uniquement pour cette chaîne de grandes surfaces) [simple_tooltip content=’Romero, Víctor, « Mercadona dispara un 12% su beneficio y ya es la principal «fábrica» de España », El Confidencial, 3 mars 2016.’](11)[/simple_tooltip]. Avec plus de 1 600 établissements dans l’ensemble du pays [simple_tooltip content=’Villaécija, Raquel, « Ya no hay provincia sin Mercadona », El Mundo, 27 mai 2016.’](12)[/simple_tooltip] et environ 74 000 employés, le groupe atteint le record de 25,5 milliards d’euros de chiffres d’affaires et 623 millions d’euros de bénéfices bruts en 2019 [simple_tooltip content=’Romero, Víctor, « Mercadona dispara ventas hasta los 25.500M y sale a la búsqueda de nuevos proveedores », El Confidencial, 10 mars 2020.’](13)[/simple_tooltip].

Selon l’Institut valencien des Recherches économiques (IVIE), l’impact de la compagnie sur l’activité économique espagnole représente 1,8 % de la valeur ajoutée annuelle de notre voisin ibérique [simple_tooltip content=’Romero, Víctor, « Mercadona dispara un 12% su beneficio y ya es la principal «fábrica» de España », op. cit. ; et Vargas, Roberto, « Mercadona, la compañía de la que depende el 2% del PIB español », La Razón, 12 mars 2020.’](14)[/simple_tooltip].

Juan Roig ne veut toutefois pas s’endormir sur ses lauriers et l’innovation reste l’une de ses préoccupations constantes, que ce soit dans le domaine de la logistique, de l’approvisionnement ou de l’écologie [simple_tooltip content=’Salvatierra, Javier, « La adaptación continua de Mercadona », El País, 18 mars 2018.’](15)[/simple_tooltip].

Pourtant, l’attractivité de Mercadona ne se limite pas aux aspects économiques. Certes, l’ouverture d’un établissement de la chaîne dans un quartier donné génère en moyenne l’inauguration de dix autres commerces en dehors du secteur alimentaire. Par ailleurs, l’on estime que la firme est responsable de la création de 1 000 emplois indirects chaque année outre-Pyrénées. Toutefois, les effets positifs dans ledit quartier sont aussi de l’ordre du social, puisque la sécurité s’accroît dans les rues situées à proximité d’un magasin Mercadona [simple_tooltip content=’Medina, Ana, « El «efecto Mercadona» llega al barrio », Expansión, 2 août 2013.’](16)[/simple_tooltip].

Deux nouveaux chantiers sont aujourd’hui menés de front par l’entreprise. D’un côté, c’est la bataille de la vente en ligne qui s’ouvre avec l’ouverture en 2019 d’un grand centre logistique consacré à cette tâche à Valence. D’autres devront suivre dans divers points du pays (La Corogne, Bilbao, Saragosse, Palma de Majorque, Alicante, Murcie, Séville, Málaga, Las Palmas de Grande Canarie) [simple_tooltip content=’Delgado, Cristina, « En las tripas de la «colmena», el arma secreta de Mercadona para la batalla online », El País, 13 mars 2019.’](17)[/simple_tooltip]. De l’autre côté, l’expansion internationale débute la même année avec l’inauguration d’un premier établissement au Portugal, dans la banlieue de Porto. À long terme, entre 150 et 200 nouveaux magasins devront ouvrir dans ce pays [simple_tooltip content=’García Ropero, Javier, « Mercadona inicia su aventura internacional con la apertura de su primer súper en Portugal », Cinco Días, 2 juillet 2019.’](18)[/simple_tooltip].

 

Des ombres au tableau

L’hégémonie de Mercadona dans la grande distribution espagnole semble imparable puisque, en 2018, le groupe représente à lui seul 25 % des parts de marché dans le domaine outre-Pyrénées – là où Carrefour, Dia, Eroski, Lidl et Auchan atteignent environ 30 % en cumulé [simple_tooltip content=’Villaécija, Raquel, « Mercadona ya casi tiene tanta cuota de mercado como el resto de grandes cadenas juntas », El Mundo, 26 septembre 2018.’](19)[/simple_tooltip].

Juan Roig peut ainsi librement s’adonner à d’autres activités, dont le financement des start-up du milieu de la technologie, des transports et de l’aérospatial via sa pépinière de Valence nommée Lanzadera (littéralement, « Navette ») [simple_tooltip content=’« La lanzadera de Juan Roig se alía con Airbus Bizlab para impulsar proyectos en el sector aeroespacial », El Economista, 20 février 2019 ; et « Lanzadera, la aceleradora de Juan Roig, suma 28 nuevos proyectos », Cinco Días, 15 mai 2019.’](20)[/simple_tooltip].

Il faudrait toutefois se garder d’idéaliser le modèle commercial de Mercadona, qui se fonde sur d’importantes pressions à l’égard des fournisseurs [simple_tooltip content=’Elizalde, Itziar et Brines, Julia, « Mercadona tensa la cuerda en el supermercado a los fabricantes con marca », Expansión, 27 janvier 2009.’](21)[/simple_tooltip]. Par ailleurs, en dépit d’efforts de la direction en faveur des salariés, ces derniers subissent à intervalle régulier une forme de harcèlement de la part de leurs supérieurs afin d’aller vers une productivité toujours plus forte. Les conflits ne sont donc pas rares entre les syndicats et les travailleurs d’une part et l’entreprise d’autre part. Le meilleur exemple de ce problème est la longue grève de 2006-2007 en Catalogne [simple_tooltip content=’« Disset treballadors del Centre Logístic de Mercadona porten ja 150 dies de vaga », section barcelonaise de la CNT, 23 août 2006.’](22)[/simple_tooltip].

Notons également que, comme dans le modèle du hard discount allemand, l’employé d’un supermarché Mercadona doit être polyvalent et se trouve constamment obligé de courir entre ses différentes attributions [simple_tooltip content=’Burgos, Eider, « Mercadona: polivalentes, sin piercings y afeitados », El Correo, 18 juin 2015.’](23)[/simple_tooltip].

 

Autant de problèmes auxquels doit répondre la compagnie avant d’envisager une expansion internationale plus poussée – surtout dans un univers déjà occupé par quelques grandes multinationales.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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