Ernst Jünger : un écrivain face à la guerre

24 septembre 2023

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Ernst Jünger : un écrivain face à la guerre

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Homme d’épée et de lettres, Ernst Jünger a vécu de nombreuses guerres. Ces combats servirent de matrice à son œuvre dont le talent littéraire fit de lui un écrivain respecté. Sa francophilie lui permit d’échanger régulièrement avec les écrivains français.

Il existe une dichotomie entre ceux qui ont vécu la guerre, parfois en héros, et qui la détestent au point d’en devenir pacifistes, et ceux qui la magnifient ou y incitent, en ne l’ayant généralement pas faite. Ernst Jünger fait figure d’exception, ayant tout à la fois connu deux conflits mondiaux et fait des récits de guerre une des pierres angulaires de son œuvre labyrinthique et dantesque (l’homme a vécu 103 ans et a écrit jusqu’à deux ans avant sa mort). Engagé volontaire dans la Légion étrangère à dix-sept ans, combattant quatorze fois blessé en 1914-1918, entré dans le rang après le premier conflit mondial, capitaine quadragénaire en poste à Paris durant l’Occupation, père épleuré d’un fils mort durant la campagne d’Italie, le Souabe autodidacte a accumulé expériences et écrits martiaux (Orages d’acier, Le combat comme expérience intérieure, Jeux africains, Sur les falaises de marbre, Journal de guerre, La paix …).

Sa compréhension du nouveau paradigme de la guerre totale et mécanique et l’obligation de servir sous un régime qu’il méprisait ont toutefois subverti ses croyances et catégories originaires. Mis à l’index à partir de 1945 pour avoir refusé les opérations de dénazification qu’il estimait inapplicables à sa personne, associée au régime nazi quand il l’avait au contraire haï[1], Jünger vécut la seconde partie de sa vie – à la vérité plus longue que la première – en ermite, pourfendant le Léviathan étatique et ne quittant sa thébaïde du lac de Constance que pour assouvir à travers le monde sa passion pour les insectes.

Le crépuscule de son existence, marqué par une étude complète et approfondie de la Bible et une conversion au catholicisme, correspondit à une forme de réhabilitation. Ainsi obtint-il, non sans polémique, le prix Goethe en 1982 et fut invité par François Mitterrand en 1993 à l’Élysée comme symbole de la nouvelle amitié franco-allemande. Au risque du cliché, il était le plus francophile des écrivains allemands.

Une jeunesse dans la guerre

Ernst Jünger (1895-1998) était l’aîné d’une famille de cinq enfants. Imperméable à la discipline scolaire, il fugua et s’engagea à dix-sept ans dans la Légion étrangère française (comme, à peu près la même époque, Cendrars et Malaparte). Il se retrouva par exemple en Algérie. Rentré en Allemagne et de nouveau lycéen, il fut mobilisé à dix-neuf ans, en août 1914. Il combattit durant tout le premier conflit mondial, sur le territoire français notamment, d’abord en simple soldat, puis comme sous-officier, en qualité de commando et enfin en tant qu’officier (lieutenant). Semblant invincible pour avoir survécu à quatorze blessures, il reçut le 22 septembre 1918 la Croix pour le mérite, plus haute décoration de guerre impériale. Jünger retraça ces quatre années de combats dans Orages d’acier, qu’il fit publier à compte d’auteur en 1920. Suivit en 1922 Der Kampf als inneres Erlebnis, relatant, sur un mode autofictionnel ses souvenirs du combat et l’effet sur l’âme des soldats de conditions de vie extrêmes dans les tranchées, outre ses premières réflexions philosophiques et politiques sur la bravoure et le pacifisme.

Les images du journalisme de guerre depuis 1848

Jünger avait vécu dans sa chair cette incontestable vérité anthropologique qu’il prophétisa : l’on avait réalisé en ce premier conflit mondial, et du fait de la mécanisation, un saut qualitatif. La guerre était désormais totale et mobilisait l’ensemble de la société dans une entreprise de destruction de la nature et des Hommes. Ces derniers furent avilis, rampant dans la boue, pulvérisés sous la mitraille, massacrés pour reprendre quelques centaines de mètres de terrain. La pierre de touche de ce nouveau conflit est la technique, le matériel, qui « annexent l’homme comme un rouage impersonnel de son empire »[2] ; soit, du point de vue métaphysique, un arraisonnement total de l’homme et de la nature[3]. Cette prise de conscience engendra la figure du Travailleur[4].

De l’épée à la plume

Jünger s’engagea après la guerre, cette fois-ci dans l’armée régulière. Il connut rapidement un succès d’écrivain et quitta le rang en 1923. Dégagé de son obligation de réserve, il put se consacrer pleinement à la politique et à la littérature, s’installant à son compte comme écrivain et journaliste politique. Il écrivit alors dans diverses publications des ligues d’anciens combattants, notamment. Influencé par Spengler et Bonn, il plaça comme nombre de nationalistes ses espoirs dans Hitler et le NSDAP. C’est paradoxalement une certaine normalité d’Hitler qui fit dans un premier temps se détourner, par déception, l’écrivain du parti nazi en 1929 ; lors d’une révolte paysanne en Schleswig-Holstein contre l’excès d’impôts, l’Autrichien, sans doute pour offrir des gages de respectabilité, imposa à son parti de rompre avec les instigateurs de la jacquerie. Jünger avait en outre fait la connaissance de Goebbels, dont il avait selon ses propres dires sondé l’extrême bêtise. Il rompit donc franchement avec le NSDAP y compris lorsque celui-ci accéda au pouvoir ; Jünger refusa une investiture aux élections législatives, ainsi que de siéger à l’Académie allemande de littérature où il venait d’être élu. Il frôla la correctionnelle plusieurs fois. Déplaisant au nouveau régime, il fut perquisitionné en 1933 et demeura dans le viseur des autorités. Cela le conduisit en tout cas à détruire fréquemment de nombreux écrits, et à rédiger de manière codée[5].

De nouveau la guerre

Nous sommes en 1939. La guerre éclate. Jünger est une figure littéraire admirée. Il a déjà fait publier la majeure partie de ses chefs-d’œuvre : Orages d’acier (1920), Le combat comme expérience intérieure (1922), Le cœur aventureux (1929), le Travailleur (1932) et, dernièrement, Sur les falaises de marbre (1939), un roman allégorique souvent vu comme une dénonciation de la barbarie nazie. Cette œuvre critique dépasse la simple contestation du totalitarisme qui triomphait alors en Allemagne. C’est, en creux, la critique du régime d’Adolf Hitler. Mais Jünger est un symbole trop admiré outre-Rhin pour que ce dernier ose s’y attaquer. Jünger, qui avait quelques années plus tôt envisagé de vivre en Norvège, ne quitte pas l’Allemagne. Jamais il ne songea à déserter. Cette sorte de fuites inesthétiques lui est foncièrement étrangère. Et pour quoi faire ? Pour aller où ? Comme si, dans la vie, il suffisait de fuir …

Âgé de quarante-quatre ans, Jünger fut d’office promu capitaine. Dans son Journal de guerre, il avoua se mirer dans une glace, revêtu de son uniforme. Cet avancement ne lui déplut pas, au contraire. D’abord neutre et dubitatif – sans doute comme tout un chacun dans la drôle de guerre – Jünger affina sa prophétie en traversant Belgique et France en débâcle et en contemplant le spectacle des cadavres jonchant le sol des villages encore fumants : non seulement la guerre avait en soi changé de nature à raison de la technique – le second conflit mondial ne fit pas dix millions de morts comme le premier, sinon plus de cinquante – mais nous étions passés selon lui de la « sphère des héros, à celle des démons »[6]. Foin des bannières, des uniformes, des rêves de gloire et des médailles scintillant sous le soleil … L’Europe s’abîmait dans ce conflit mécanique, à l’instar de sa civilisation, ce qui lui fit réviser les hiérarchies autrefois édictées, dont celle de l’obéissance. Cela n’empêcha pas Jünger de se distinguer comme au cours de la précédente guerre, recevant encore une médaille, mais cette fois-ci pour avoir sauvé un blessé sous le feu de l’ennemi le long de la ligne Siegfried.

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Selon l’auteur d’Orages d’acier, la guerre moderne et le régime allemand entrent en conflit avec le deuxième pilier de la chevalerie : l’éthique. Le soldat n’est alors plus qu’une sorte d’automate, un serviteur sans maître véritable, et pour finir, rien de plus qu’un proxénète[7]. Après l’armistice de 1940, Jünger intégra l’état-major parisien. Il fit partie de l’entourage du commandant en chef des troupes d’occupation en France, disposant d’un bureau à l’hôtel Majestic. L’officier flâna le long des quais, acquit chez les bouquinistes les œuvres complètes de Saint-Simon, assouvit au jardin des Plantes sa passion pour la botanique et l’entomologie, prit maîtresse (un médecin), visita le musée Rodin, participa au salon littéraire de Florence Gould et rencontra Morand, Picasso, Jouhandeau, Céline, Gaston Gallimard … Le capitaine Jünger saluait ostensiblement les porteurs d’étoile jaune qu’il croisait dans les rues de la Capitale. Il rédigea chez nous son Journal de guerre ainsi qu’un essai intitulé La Paix, appel à la jeunesse d’Europe et à la jeunesse du monde qu’il débuta dès l’automne 1941 et qui anticipa la nécessaire réconciliation des nations. Le premier volume de son journal, intitulé Jardins et routes, paru en 1942 (en allemand et en français).

En novembre de la même année, l’écrivain-officier partit en mission sur le front russe, dans le Caucase, pendant l’offensive allemande. L’état-major présent à Paris souhaitait, dit-on, qu’il interrogeât le commandement à l’Est sur un éventuel putsch contre Hitler. Cette mission sur le front oriental, aux combats apocalyptiques, corrobora sa conception de la guerre nouvelle et désabusée (même s’il n’y joua qu’un rôle d’observateur). Après un retour temporaire en Allemagne à la suite du décès de son père en janvier 1943, Jünger revint en France occupée.  S’il ne participa pas au complot à l’origine de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, il fut, semble-t-il, averti de sa préparation. Jünger pensait que les attentats ne servaient à rien ou que, pis encore et comme à Sarajevo en 1914, ils pouvaient déboucher sur des mécaniques de violences incontrôlables[8].

Dans le rôle de l’anarque

Durant l’ensemble du second conflit mondial, il adopta la posture de l’anarque, figure qu’il théorisa rétrospectivement dans Eumeswil en 1977. L’anarque diffère d’un autre archétype jüngerien, celui du rebelle[9]. Ni rebelle, donc, ni anarchiste, l’anarque constitue la quintessence de l’individu souverain. Il est dans le monde, mais hors lui. Il doit, pour ce faire, postuler son absence de sérieux. Au repli latéral, au pas de côté du rebelle, l’anarque préfère le repli vertical de l’élévation. En ces temps d’apocalypse, le salut est à l’individu, car c’est en lui que siège le tribunal suprême. C’est à cette époque que Jünger étudia pour la première fois la Bible sérieusement, préludant à sa conversion au catholicisme à la fin de ses jours. L’anarque doit ablater dans son rapport aux autres toute apparence d’humanité. C’est Le recours aux forêts. L’homme libre est anarchique, l’anarchiste ne l’est pas. Contrairement à l’anarchiste qui vit dans la dépendance vis-à-vis du monarque qu’il rêve de détruire, l’anarque est au contraire son pendant, car le souverain n’est point son adversaire[10]. L’anarque se bat seul, peu enclin à se sacrifier pour qu’une domination nouvelle en remplace une autre. Il peut, à tout instant, descendre de voiture, mais aussi de toute exigence qu’élèvent à son égard, l’État, la société, l’Église, et même quitter l’existence[11]. L’anarchie, au sens de l’anarque et non point de l’anarchiste, constitue ainsi une sorte d’idéal, d’état extatique et ultime. Comme un Nirvana[12].

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Mais le psychisme est parfois un torrent, une lave en ébullition, un débordement faisant sauter les digues mentales y compris des esprits supérieurs, les plus élevés et les plus structurés. À partir de 1943, le Journal de Jünger change de contenu et de ton. La noirceur le nimbe désormais. Défaite à Stalingrad, bombardements alliés sur les villes allemandes, folie criminelle nazie, Débarquement, attentat raté contre Hitler. La figure de l’anarque vacille. Les événements y sont narrés dans leur plus grande nudité[13]

Le capitaine fut démobilisé et rentra en Allemagne au cours de l’été 1944. Jünger se retrouva à la tête d’une sorte de milice locale, mais, à l’arrivée des troupes alliées en avril 1945, ordonna à ses hommes de ne pas résister. Le 29 novembre 1944, son premier fils Ernstel, âgé de 18 ans, était tombé sous les balles des partisans italiens dans les montagnes italiennes. C’est sur cette tragédie que s’achève en quelque sorte la seconde guerre mondiale pour Ernst Jünger.

[1] Se contentant d’épouser, sous Weimar, la révolution conservatrice ; mais la puissance de sa pensée et de son œuvre ont peut-être, à son corps défendant, influencé les hiérarques nationaux-socialistes.

[2] v. S. Manon, « La figure du rebelle de l’anarque. Ernst Jünger », in PhiloLog, https://www.philolog.fr/la-figure-du-rebelle-et-de-lanarque-ernst-junger/

[3] Ibid.

[4] Dans Der Arbeiter qui, malgré son titre trompeur aux sonorités marxistes, ne désigne pas en quelque sorte l’ouvrier augmenté, mais l’homme libre, le nationaliste, le traditionnel devant s’emparer de la technique pour mener à bien son dessein à la fois révolutionnaire et conservateur.

[5] Ainsi Hitler, dont la folie stupide l’accablait, était-il désigné sous le sobriquet de Kniebolo.

[6] Cité par Danièle Beltran-Vidal, De la tranchée au « Paris de la Deuxième guerre » : réflexions d’Ernst Jünger sur la guerre in Germanica 28/2001 https://journals.openedition.org/germanica/2239

[7] Ibid.

[8] En ce sens v. J. Hervier in Jünger, héros d’un autre temps, in Causeur, 16 février 2014 https://www.causeur.fr/junger-heros-dun-autre-temps-26259

[9] Car Jünger, bien qu’il soit autodidacte et essentiellement romancier, est un authentique philosophe, en tout cas un penseur à système. Sans qu’il en épouse le jargon parfois byzantin, la philosophie est partout présente chez lui : eschatologie, métaphysique, anticipation, épistémologie, et sciences naturelles qui ne sont en réalité et depuis toujours qu’une branche de la philosophie …

[10] En ce sens, v. S. Manon, op. cit.

[11] Ibid.

[12] L’analogie est de nous.

[13] Sur la question, v. R. Bourneuf, Jünger et le Journal de guerre, in Erudit https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2004-v36-n1-etudlitt874/010635ar/

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À propos de l’auteur
Frédéric Casotti

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Frédéric Casotti est écrivain

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