Entretien sur les pays BRICS avec Julien Vercueil

24 juin 2022

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : (C) : Alexei Druzhinin/TASS/Sipa USA/SIPA

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Entretien sur les pays BRICS avec Julien Vercueil

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Julien Vercueil est Professeur des universités en économie des Etats post-soviétiques, chercheur au Centre de recherche Europe-Eurasie, Vice-président délégué à la valorisation et aux partenariats à l’Inalco ainsi que spécialiste de la Russie, des Etats post-soviétiques, des BRICS et de l’émergence économique

Propos recueillis par Louis Descoups

Outre la Chine, quels sont les pays des BRICS qui connaissent la croissance économique la plus importante? Dans quels domaines cette croissance s’est-elle faite?

En novembre 2001, quelques semaines après les attentats qui ont ébranlé les Etats-Unis, le terme de BRIC (avant celui de BRICS, incluant dix ans plus tard l’Afrique du Sud à l’initiative de la Chine) est inventé par Jim O’Neill. Cet économiste de la banque Goldman Sachs entendait alors regrouper quatre grands pays émergents à revenus faibles ou intermédiaires, ayant connu une accélération récente de leurs transformations institutionnelles avec notamment un processus d’ouverture économique sur le monde. Ces économies avaient à ses yeux un fort potentiel de croissance pour les années à venir, susceptible de modifier à terme l’ordre économique mondial. Plus de vingt ans après, il est intéressant de noter à quel point les trajectoires économiques de ces pays ont été contrastées, tout en étant marquées par des inflexions – et parfois, pour certains, des ruptures – relativement synchronisées.

Source : données FMI World Economic Outlook – April 2022, élaboration de l’auteur. Base 1000 = 1992, taux de croissance annuel à prix constants ; prévisions à partir de 2022.

Le contraste est saisissant entre la Chine, dont le PIB a été multiplié par un facteur 14 en 22 ans – ou dans une moindre mesure l’Inde, qui est aujourd’hui 7,4 fois plus riche qu’en 1992 – et la Russie, qui sur la même période n’enregistre qu’une augmentation de 40 % environ de sa richesse (graphique 1). Entre ces extrêmes, le Brésil et l’Afrique du Sud sont parvenus à doubler en vingt ans leur PIB à prix constants. Pendant ce temps, les pays les plus riches de l’Union Européenne, comme la France, connaissaient une augmentation de près 60 %.

Le graphique 2 permet de montrer comment les évolutions se sont synchronisées durant cette période. La Chine, par son extraordinaire montée en puissance et le poids économique acquis avec le temps, s’est imposée dès le début des années 2000 comme l’une des principales locomotives de l’économie mondiale, ce qui a accentué les tendances à la synchronisation que l’on a observé depuis lors.

Source : données FMI World Economic Outlook – April 2022, élaboration de l’auteur. Taux de croissance annuel à prix constants ; prévisions à partir de 2022.

Durant la décennie 2000, la croissance économique mondiale tire les prix des matières premières vers le haut, ce qui profite aux BRICS qui en sont exportateurs (Russie, Brésil, Afrique du Sud) sans pour autant freiner les BRICS importateurs (Chine, Inde). Leur expansion s’accélère en conséquence. La crise financière de 2008-2009 met un coup d’arrêt à cet élan. Elle dégénère en crise des dettes souveraines européennes (2011-2013) et accroît l’incertitude sur les marchés internationaux de capitaux, lesquels ont alors tendance à fuir les BRICS. Le Brésil et l’Afrique du Sud subissent de nouvelles récessions durant la décennie 2009-2019, tandis que les à-coups observés à la fin des années 2000 sur les marchés internationaux d’hydrocarbures se reproduisent. Seule la Chine, qui renforce son régime d’insertion internationale centré sur l’exportation de biens manufacturés tout en se développant aussi dans les services, continue d’enregistrer des taux de croissance annuels régulièrement élevés, bien qu’en diminution par rapport aux années 2000. L’Inde, quoique plus irrégulière, tire également son épingle du jeu durant cette décennie turbulente.

Ce qui frappe, au-delà de la tendance à la synchronisation par périodes, identifiées par les lignes verticales dans le graphique 2, c’est le fait que les spécialisations productives issues des années 1990 n’ont pas beaucoup évolué en trente ans au sein des BRICS : l’Inde continue de tirer des revenus importants de l’expatriation de sa main d’œuvre (considérée comme la première diaspora du monde), de l’exportation de services informatiques et de produits pharmaceutiques génériques – notamment en direction des pays en développement ; la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud ont des difficultés à s’extraire du modèle extraverti rentier qui fait des matières premières le socle de leur compétitivité à l’international mais ne leur permet pas, compte tenu des politiques en place, de développer une industrie manufacturière moderne et innovante, capable de rivaliser avec les industries européenne, américaine, japonaise ou sud-coréenne. Ici encore, la Chine se démarque de ses partenaires des BRICS : elle parvient à organiser une véritable montée en gamme de sa production industrielle durant cette période. On peut même affirmer que l’essor de la Chine, en évinçant les entreprises des autres BRICS de marchés où elles pouvaient espérer s’implanter et en les concurrençant parfois dans leur propre pays, n’est pas étrangère au phénomène de désindustrialisation précoce qui a pu être observé par exemple au Brésil, dont elle est devenue l’un des partenaires commerciaux principaux.

Peut-on considérer aujourd’hui les BRICS comme des puissances économiques et politiques capable d’influencer durablement la scène internationale, notamment face à un Occident en recul?

Comme j’ai essayé de le montrer, la Chine joue depuis plusieurs années dans une autre catégorie que ses partenaires des BRICS. Elle est, sur le plan économique, un acteur global, qui n’est plus vraiment comparable avec la Russie, le Brésil et l’Inde, qui en dépit de l’étendue de leur territoire, restent des puissances essentiellement régionales. L’Occident est en recul relatif, surtout parce que la Chine et l’Inde ont connu une croissance de rattrapage, avec d’autres émergents – la plupart asiatiques. Leur impact économique est donc croissant, en tant qu’investisseurs, acheteurs et offreurs. Il faut comprendre que si l’influence de la Russie comme producteur d’hydrocarbures, de grains et de minéraux se fait sentir si durement aujourd’hui en Europe et ailleurs, ce n’est pas du fait de sa puissance économique intrinsèque, mais parce que ses dirigeants ont décidé de déstabiliser l’ordre mondial en déclenchant un conflit armé, avec toutes les conséquences qu’une telle rupture des règles du jeu comportent. Avec 1,7 % du PIB mondial, en déclin depuis une décennie, la Russie n’est pas un acteur économique capable de peser à l’échelle mondiale. En revanche, sa capacité d’utiliser sa position dominante sur certaines matières premières et produits de base pour déstabiliser ses adversaires, mais aussi, et peut-être surtout, son arsenal nucléaire, sont capables de masquer cette relative faiblesse économique et de présenter profil diplomatique plus relevé.

Comment expliquer le fait que les BRICS incorporent en même temps des pays comme la Chine, que l’on peut qualifier de puissance mondiale, et des pays qui peinent à exercer de l’influence en dehors de leur région (Afrique du Sud, Brésil, …)?

Il faut se rappeler des conditions dans lesquelles le terme BRIC a été créé : il s’agissait de vendre aux investisseurs un indice composite de valeurs mobilières de placement cotées sur les marchés financiers du Brésil, de Chine, de Russie et d’Inde. Ce qui est remarquable est le fait qu’en 2009, les chefs d’Etats de ces pays se soient emparés de cet acronyme financier pour en faire un forum géopolitique. Cette dimension géopolitique est devenue évidente lorsqu’en 2011 la Chine a convaincu ses partenaires d’ajouter l’Afrique du Sud à l’ensemble : il s’agissait de choisir un pays qui représente le continent africain, absent jusqu’alors du forum, et qui soit susceptible, du fait de son histoire et de l’orientation politique de ses leaders, d’épouser les thèses du groupe sur la nécessaire multipolarité du monde. Aujourd’hui, la Chine souhaite étendre le cercle à de nouveaux entrants, plusieurs pays s’étant montrés sensibles aux signaux d’élargissement comme l’Argentine, l’Indonésie, le Kazakhstan, l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Nigéria, le Sénégal, les Émirats arabes unis et la Thaïlande.

La guerre en Ukraine aura-t-elle un impact sur les relations entre les différents membres des BRICS, surtout dans les domaines énergétique et agroalimentaire?

L’Afrique du Sud s’est abstenue de condamner l’invasion russe de l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations unies. Le pays est pourtant l’un des plus gros importateurs du continent pour les céréales en provenance de Russie et d’Ukraine et le conflit a entraîné une hausse mondiale des prix des céréales du fait du blocus des ports ukrainiens par la marine russe. Le conflit se traduit aussi par un détournement des récoltes par les militaires russes dans les territoires ukrainiens occupés par l’armée russe et par une incertitude forte, tôt soulignée par la FAO, sur la capacité des pays africains les plus vulnérables à nourrir leurs populations dans les mois qui viennent. De son côté, le Brésil de Jair Bolsonaro a continuellement adopté une position ambivalente, votant la condamnation de la Russie à l’ONU mais n’appliquant aucune sanction et continuant de développer des relations avec les autorités russes. Ce sont l’Inde et la Chine qui ont montré la position la plus compréhensive envers la Russie. L’Inde profite largement des ristournes octroyées par la Russie sur le pétrole qu’elle exporte dans un marché marqué à la fois par les sanctions occidentales, par l’incertitude et par la hausse des prix. La Chine continue d’afficher un partenariat « solide comme le roc » avec son voisin russe, notamment en matière d’achat de gaz et de pétrole, tout en évitant d’aller trop loin dans son soutien pour ne pas insulter l’avenir.

Dans ce contexte, les pays exportateurs d’hydrocarbures et de matières premières alimentaires – Russie et Brésil – tireront profit des effets du conflit sur les prix, tandis que les pays importateurs – Chine, Afrique du Sud, Inde dans une moindre mesure si elle maintient des relations étroites avec la Russie – continueront d’en pâtir directement.

Compte tenu de l’inflation mondiale des prix des matières premières, comment s’annonce l’avenir économique des BRICS en tant que puissances émergentes?

La divergence des trajectoires économiques décrites précédemment va se poursuivre, surtout si l’inflation par les coûts que l’on observe aujourd’hui se maintient dans la durée. Dans le groupe des BRICs, le pays le plus vulnérable à l’envolée des prix des matières premières est l’Inde, dont le compte courant est structurellement déficitaire et dont la population connaissant l’extrême pauvreté est la plus nombreuse. Cela implique pour ses dirigeants de maintenir des liens avec les grands producteurs de matières premières, dont la Russie, pour tenter de limiter les dégâts. La Chine subira elle aussi un ralentissement économique, qui peut avoir des répercussions sur la stabilité de son système bancaire et financier, qui montre déjà des signes de faiblesse.

La Russie, dont les dirigeants ont décidé la guerre actuelle en Ukraine, est pourtant, du point de vue économique, l’une de ses victimes. La chute de son PIB pourrait atteindre 10 % en 2022, selon les premières prévisions disponibles, qui doivent toutefois être prises avec précaution. Si ces prévisions s’avèrent justes, la décision de Vladimir Poutine aura entraîné un recul économique inédit de la Russie depuis la chute de l’Union soviétique. La population russe subit de plus les effets de l’inflation, qui a déjà doublé par rapport à l’avant-guerre et pourrait atteindre 17 à 23 % en 2022. L’Afrique du Sud devra s’acquitter d’une facture énergétique et alimentaire nettement plus lourde qu’auparavant, ce qui va peser sur sa croissance et sa capacité à créer des emplois, ceci alors que le chômage est toujours l’un des principaux fléaux du pays.

Ces économies sortaient d’une période de récession à la suite de la pandémie de Covid-19. Elles abordent cette nouvelle crise avec des marges de manœuvre budgétaires et monétaires réduites. Elles pâtissent aussi de la hausse de l’aversion au risque des investisseurs internationaux, effrayés par la dégradation de la situation géopolitique à l’échelle mondiale, alors que les stigmates de la crise Covid ne sont pas encore effacés et qu’ils sont vulnérables au changement climatique, dont l’atténuation nécessite plus de coopération internationale. Parmi les quatre scénarios prospectifs que je traçais dans mon ouvrage de 2015 sur les BRICS[1], le deuxième, celui des « déflagrations », est en train de se réaliser. C’est le plus lourd de conséquences sur les populations des BRICS. Le retour de la guerre en Europe n’est donc pas plus une bonne nouvelle pour les BRICS que pour le reste du monde.

[1] J. Vercueil, « Les pays émergents. Brésil – Russie – Inde – Chine… Mutations économiques, crises et nouveaux défis ». Bréal, 2015.

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