Karim El Aynaoui est un économiste marocain, président du Polity Center for the New South et doyen de la faculté de sciences économiques de l’Université Polytechnique Mohammed VI de Benguérir. Pour Conflits, il livre ses vues sur le Maroc avec les différentes perspectives qui l’accompagnent : l’unité marocaine, la place du pays dans le monde, les enjeux au Maghreb…
Conflits : Le Maghreb existe-t-il ? Sur le plan culturel, politique et surtout économique ?
Karim El Aynaoui : D’un point de vue objectif, le déterminisme géographique s’impose. La réponse à votre question est donc oui, mais seulement sur le plan culturel et sentimental aujourd’hui… Le Maghreb est en effet un espace composé de pays dont les destins communs ont été forgés par une histoire largement partagée. Mais au plan économique les relations sont très en deçà du potentiel. C’est en fait l’une des régions du monde qui est la moins intégrée commercialement ! Nous payons collectivement le prix du « non Maghreb », évalué selon les diverses estimations disponibles à environ un à deux points de PIB, et ce de manière permanente. Au plan politique, force est d’admettre que nous sommes dans une impasse.
Cela étant, l’attachement au Maghreb se perpétue, bien que le pragmatisme et les évolutions récentes de l’ordre international se soient traduits par une grande diversité dans les partenariats dont beaucoup ont été établis avec d’autres blocs géographiques. L’idée d’un grand Maghreb n’a pas entièrement quitté les esprits des Maghrébins. Beaucoup gardent encore l’espoir d’une concrétisation de cette ambition.
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Conflits : Plus précisément l’Union du Maghreb arabe (1) a-t-elle encore un sens ?
Karim El Aynaoui : Par Union du Maghreb arabe (UMA), je comprends le support institutionnel de l’ambition dont nous venons de parler. L’UMA incarne la volonté des cinq États membres de promouvoir une intégration sur les plans économique et politique. Des institutions et de nombreux cadres normatifs ont été mis en place, sans pour autant avoir une portée tangible. De fait, l’UMA ne renvoie pas un vécu concret qui lui donnerait du sens.
Conflits : Omar Sagui conseille aujourd’hui au Maroc de se développer « loin », en multipliant les liens avec l’Europe, les États-Unis, l’Afrique subsaharienne, voire l’Asie, plus qu’avec ses voisins. Qu’en pensez-vous ?
Karim El Aynaoui : Vous venez de lister l’ensemble du monde à l’exception de l’Amérique du Sud et l’Océanie avec qui le Maroc entretient par ailleurs des relations sur divers plans ! Il reste donc le Maghreb… La posture globale du Maroc a toujours été celle d’un pays ouvert et prêt à coopérer sans complexe et sans exclusive. Bien sûr, il n’est pas pensable d’attendre que l’UMA devienne une réalité pour développer les relations avec lui.
Conflits : Quels sont, depuis une quinzaine d’années, les succès économiques du Maroc les plus significatifs à vos yeux ? Plus généralement comment jugez-vous la situation économique de votre pays ? Et quels sont les freins qu’il faudrait lever ?
Karim El Aynaoui : C’est une question complexe à laquelle il est difficile de répondre en quelques lignes. Je vous renvoie à un livre, intitulé « Maroc : Stratégie de croissance à l’horizon 2025 dans un environnement international en mutation », que j’ai rédigé avec le professeur Agénor publié à l’OCP Policy Center et dans lequel cette question a été amplement traitée.
Le Maroc a connu une croissance rapide pendant les années 2000, soit un taux de croissance annuel du produit intérieur brut (PIB) réel de 4,7 % sur la période 2000-2009. Au cours de la présente décennie, ce taux s’est réduit à environ 3 %. Dans un contexte où la stabilité macroéconomique a été préservée et l’environnement des affaires amélioré, le pays a poursuivi une stratégie basée fondamentalement sur l’expansion de la demande intérieure, particulièrement au niveau des investissements publics. Cette stratégie a eu des effets positifs indéniables, tant sur le plan économique que sur celui du développement humain. Elle a permis au pays de croître à un taux proche de son taux potentiel, d’améliorer l’accès aux services d’infrastructure de base (eau potable, électricité et routes, particulièrement en milieu rural), d’augmenter l’espérance de vie de ses citoyens, de réduire la pauvreté et la vulnérabilité – en dépit d’un chômage persistant – et de relancer la croissance de la productivité agricole, tout en maintenant l’inflation à des niveaux relativement faibles.
Bien que cette stratégie de croissance se soit révélée bénéfique, un certain nombre d’indicateurs suggèrent qu’elle a atteint ses limites. Les changements fondamentaux de l’environnement international auxquels le Maroc doit faire face imposent de repenser et de reformuler cette politique comme appelé par le Souverain.
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Fondamentalement, il s’agit pour le Maroc d’accélérer sa transition vers le haut de la frontière technologique mondiale, d’encore mieux se positionner dans les chaînes de valeur mondiales, comme il l’a fait dans le domaine de l’automobile et de l’aéronautique, et ainsi de se préparer à affronter la concurrence sur les marchés internationaux de biens et services à forte intensité de main-d’œuvre qualifiée et d’intrants technologiques. En parallèle, le pays doit retrouver à court et moyen termes des marges de compétitivité dans les activités à faible intensité de qualification.
En dépit de la performance favorable en matière de croissance durant les années 2000, le taux de chômage reste obstinément élevé (2), particulièrement pour les jeunes et les travailleurs qualifiés. Les raisons de ces tensions persistantes au niveau du marché du travail sont multiples : un taux de croissance qui reste insuffisant pour absorber pleinement l’expansion de la force de travail ; un investissement privé insuffisant dans les secteurs porteurs pour la croissance, comme on vient de le préciser ; et des rigidités institutionnelles – y compris la qualité du dialogue entre patronat et syndicats, les niveaux élevés des coûts d’embauche et de licenciement, et les frictions dans le fonctionnement du cadre légal de résolution des conflits du travail. À cela s’ajoute une trop grande inadéquation entre le type de compétences produites par le système éducatif et celles nécessaires pour passer à un régime d’innovation, afin de mieux s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales et d’affronter sur des bases solides la concurrence sur les marchés internationaux.
Conflits : L’effort pour développer les provinces du Sud (ancien Sahara espagnol) est-il un succès ? Est-ce que cela suffira pour résoudre les conflits locaux ?
Karim El Aynaoui : Tout observateur objectif ne peut que reconnaître les progrès considérables réalisés dans ces provinces à partir d’une situation initiale marquée par un important retard de développement. Ainsi, le Maroc a toujours mis l’accent sur un développement équilibré au plan territorial et sur des services publics accessibles à tous ses citoyens. Nous savons tous que développement et conflictualité sont souvent inversement liés. C’est ainsi que la conflictualité dans ces provinces a effectivement diminué depuis de nombreuses années et que la poursuite des progrès confortera cette tendance.
Conflits : Vous insistez beaucoup sur le rôle des infrastructures dans le développement. Le Maroc a déjà fait beaucoup dans ce domaine. Que faudrait-il faire encore ?
Karim El Aynaoui : Vous avez raison de préciser ce point. Depuis 2007, le Maroc a en effet investi en moyenne 42 milliards de dirhams (3) annuellement pour le développement de ses infrastructures avec un impact positif très important sur la croissance. Il s’agit maintenant d’aboutir à une répartition plus adéquate des dépenses d’investissement public entre l’infrastructure de base (routes, énergie, systèmes de télécommunications, eau et assainissement) et l’infrastructure avancée (technologies de l’information et de la communication), ainsi qu’à une meilleure répartition du capital public entre les régions du pays. Cette réallocation des dépenses d’investissement en infrastructure est essentielle pour favoriser un ajustement des structures de production, c’est-à-dire un passage d’activités intensives en main-d’œuvre non qualifiée, basées sur l’imitation – ou l’adaptation limitée – de produits étrangers et reposant sur des technologies importées, vers des activités intensives en main-d’œuvre qualifiée, basées sur l’innovation nationale. Ces dernières nécessitent un accès rapide à l’information pour exploiter les opportunités offertes par de nouveaux marchés et favoriser le développement de réseaux internationaux de connaissance.
L’histoire du Maroc, lorsqu’elle est bien expliquée et bien interprétée, sert de base à un patriotisme éclairé, dépourvu de tout chauvinisme, qui est un socle fort du développement
Conflits : Le Maroc a des liens particulièrement étroits avec la France, son premier partenaire commercial, son premier réservoir de touristes, son premier investisseur. Est-ce une bonne chose pour lui ?
Karim El Aynaoui : Diversification ne veut pas dire renonciation. La France continue jusqu’à présent d’être l’un des principaux partenaires commerciaux et touristiques du Royaume, ainsi qu’un de ses principaux investisseurs étrangers. Il est évident que les relations entre le Maroc et la France, telles qu’elles se sont développées tout au long de l’histoire, n’ont pas fini de prospérer.
Conflits : Plus largement, le rôle de la colonisation est aujourd’hui décrié. A-t-elle eu des aspects positifs dans votre pays ?
Karim El Aynaoui : La colonisation est pour le Maroc un phénomène historique aujourd’hui dépassé. Il est indéniable que la colonisation est ontologiquement répréhensible en tant qu’acte attentatoire à la liberté, à l’unité nationale et à l’intégrité territoriale d’un peuple. Sur le plan économique stricto sensu, il est impossible d’en établir un bilan rigoureux et objectif car nous ne connaîtrons jamais ce qui se serait passé sans la colonisation.
Conflits : Le Maroc s’est constitué dans des frontières proches de ses limites actuelles en 789, deux siècles avant le couronnement d’Hugues Capet en France. Les Marocains en tirent-ils une fierté ? Le patriotisme est-il un moteur du développement actuel, comme il l’a été dans les pays d’Asie orientale ?
Karim El Aynaoui : Tout Marocain ne peut qu’être fier de son Histoire. Cela ne veut pas dire que l’histoire du pays est exempte de trébuchements et de périodes difficiles. Plusieurs dynasties se sont succédé avec des fortunes et des réussites diverses et différentes, mais le pays en tant qu’État a toujours existé et s’est maintenu depuis quatorze siècles. L’histoire du Maroc, lorsqu’elle est bien expliquée et bien interprétée, sert de base à un patriotisme éclairé, dépourvu de tout chauvinisme, qui est un socle fort du développement.
Conflits : Que pensez-vous de la devise « Dieu, la patrie, le roi » ? Caractérise-t-elle bien le Maroc d’aujourd’hui ?
Karim El Aynaoui : Cette devise représente les trois fondamentaux qui unissent tous les Marocains dans leur diversité. La terre qui est la « patrie » les unit, de même que la religion représentée par « Dieu » et la monarchie représentée par le « Roi ». Le Souverain est le commandeur des croyants et donc le garant de notre identité religieuse et nationale.
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Conflits : Le Maghreb possède quatre horizons distincts : l’ouest ou l’occident et les États-Unis, le nord et l’Union européenne, le sud et l’Afrique subsaharienne, l’est et le monde arabo-musulman. Comment concilier ces quatre directions ? Ne risque-t-il pas d’y avoir un heurt, par exemple, entre l’identité arabo-musulmane et l’occidentalisation de la société ? Et les pays du Maghreb ont-ils les moyens de tout faire ?
Karim El Aynaoui : Les horizons du Maghreb sont dictés par l’histoire et la géographie dont les effets se font sentir depuis des temps immémoriaux et le Maroc les a toujours bien gérés. C’est une richesse qui fait de lui un pont entre ces espaces, un liant pour marier les différentes composantes de son identité, et non un fossé qui sépare. La diversité du Royaume, marquée par des influences et des inspirations multiples – principalement amazigh, phénicienne, judaïque, romaine, africaine, arabe, sans oublier bien d’autres peuples de la Méditerranée – lui confère une richesse identitaire qui fait du Maroc ce qu’il est aujourd’hui. Cette diversité a d’ailleurs été consacrée dans la Constitution de 2011.
- Créée en 1989, elle rassemble l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie.
- Le taux de chômage a dépassé les 10 % en 2017 selon le Haut-Commissariat au Plan ; il est de 26,5 % pour les 15-24 ans.
- 1 dirham = environ 0,24 euros.