Ambition : tel est le terme qui qualifie le mieux l’état actuel de la géopolitique marocaine. Entre une volonté de moderniser sa politique intérieure, d’intégrer pleinement son marché dans la mondialisation et de rayonner à l’extérieur par une diplomatie multipolaire, le Royaume souhaite devenir une puissance qui compte sur l’échiquier international.
Propos recueillis par Etienne de Floirac
Conflits : Neuf ans après le « Printemps arabe », ce mouvement de contestations a provoqué de nombreux changements notamment dans la zone de l’Afrique du Nord. Où en est le Maroc aujourd’hui et quelle lecture faites-vous de sa situation géopolitique ?
Ali Moutaib : La situation géopolitique de l’Afrique du Nord – et du Moyen-Orient de manière générale – a connu diverses évolutions durant la décennie précédente. Le paysage politique a été reconfiguré en ouvrant la porte, entre autres, aux partis d’inspiration islamiste dans le jeu électoral. La région a également connu une instabilité grandissante due aux menaces terroristes ou encore aux tensions géopolitiques, à l’image de la Libye qui a sombré dans un immense chaos.
Au milieu de cet océan d’instabilité, le Royaume du Maroc s’en sort plutôt bien, en ayant réussi à intégrer différents acteurs au sein de l’exécutif politique, tout en persévérant dans la poursuite de ses chantiers stratégiques : régionalisation avancée, politique industrielle, affermissement de sa stratégie sécuritaire, développement de sa diplomatie multipolaire, etc.
Le Maroc doit néanmoins faire face à l’influence et à l’impact de l’évolution des échiquiers géopolitiques mondiaux : coopération avec l’Union européenne, émergence du continent africain, tensions entre la Chine et les USA, sans oublier un Moyen-Orient toujours aussi bouillonnant.
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La présence du pays au confluent de plusieurs espaces (atlantique, méditerranéen, européen, africain, oriental) en fait une nation qui peut avoir un rôle pivot dans les relations de coopération nord-sud. En développant une stratégie de croissance inclusive au sein de sa population tout en poursuivant ses chantiers stratégiques actuels, le Royaume peut devenir une puissance régionale incontournable à moyen terme.
Conflits : Salué pour son dynamisme économique et sa culture aux influences multiples, le Maroc n’en demeure pas moins un pays aux inégalités sociales prégnantes. Dans quelle mesure le Royaume répond-il à ce défi ?
Ali Moutaib : Le Maroc doit effectivement faire face à un défi majeur : réduire les inégalités sociales, améliorer l’inclusion des femmes aux niveaux économique et sociétal et réduire le chômage des jeunes actifs, véritable fléau pour la société.
Conscient de l’importance fondamentale de la problématique, le Royaume s’est efforcé de mettre en place une série de mesures par rapport à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et à l’inclusion économique et la protection juridique et sociale des femmes.
Nous notons avant toutes choses le lancement de l’Initiative nationale pour le Développement Humain (INDH) en 2005 qui, via la mise en place de plusieurs programmes de lutte contre la précarité ou encore celui de l’inclusion économique des jeunes, a permis à des milliers de citoyens en situation précaire de s’intégrer dans la vie socio-économique.
Pour soutenir les populations vulnérables, plusieurs projets ont été lancés dans le cadre du Programme de réduction des disparités sociales et territoriales en milieu rural (2017-2023).
Un point très important à mentionner aussi est le fait que le Maroc s’est engagé à donner un nouvel élan à l’esprit entrepreneurial via, notamment, l’appui et le financement des projets ainsi que l’encouragement de l’entrepreneuriat des femmes et des jeunes.
La réforme de la Moudawana en 2004 (code du droit de la famille) a marqué le début d’une révolution juridique et sociale importante qui consacre l’égalité homme-femme et améliore les droits des femmes au sein de la cellule familiale. Toujours en matière d’émancipation féminine et de parité, l’accès des femmes à la profession d’adoul[1] constitue une nouvelle étape dans l’histoire de la justice marocaine.
Vous l’aurez compris, les initiatives nationales pour réduire les inégalités ne manquent pas. Le Maroc poursuit son chemin et doit redoubler d’efforts pour aboutir à un développement équilibré et équitable pour sa population.
Conflits : La situation internationale fait de l’Islam un concept religieux qui sert de slogan d’idéologie politique. L’influence religieuse est exercée sur plusieurs continents via entre autres le financement des mosquées et centres islamiques, la formation des imams, l’affrontement sunnite-chiite, l’islamisme, etc. Où se situe le Maroc face à ce paradigme et que pouvez-vous nous dire quant à cet affrontement de « soft power religieux » dans le monde ?
Ali Moutaib : L’image de l’islam dans le monde est bien loin de la réalité ; il est réduit à l’aspect politique en omettant la complexité culturelle et spirituelle des différents pays de tradition islamique.
L’époque moderne a vu naître divers courants idéologiques empreints de couleurs religieuses : réformisme/ salafisme/ frères musulmans… ; les uns ont disparu, d’autres sont nés sans oublier, bien entendu, les autres courants qui ont pris de nouvelles formes. Le chiisme actuel est lui aussi réduit à son seul aspect politique.
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Le résultat aujourd’hui : nous avons face à nous des affrontements géopolitiques entre groupes et États de cultures et traditions islamiques avec des regroupements par bannière idéologique, à l’image des guerres asymétriques existantes au Moyen-Orient et au Sahel.
Au Maroc, La situation est particulière : nous ne sommes pas face à un courant idéologique moderne, l’État marocain tire son fondement de la tradition islamique initiale et s’est constitué une identité qu’il a su préserver jusqu’à la date d’aujourd’hui.
Cette identité se regroupe autour de plusieurs piliers bien définis :
- La commanderie des croyants qui est fondée sur un pacte de loyauté et d’allégeance spirituelle et sociale ;
- Le rite malékite comme école juridique de référence ;
- Le dogme achaarite comme voie théologique ;
- La dimension spirituelle du soufisme d’Al-Junaid comme base spirituelle et culturelle.
L’état des lieux actuel présente un rapport de force et une guerre de leadership dans le monde musulman ainsi qu’un enjeu de puissance sur qui représentera le mieux l’islam dans le monde contemporain.
À mon avis, le leadership qui durera dans le temps est celui qui reflète un socle réel fondé sur des fondations solides : fondation légitime de l’État – identité islamique séculaire – une adaptation doctrinale constante à travers le temps (l’ijtihad).
Conflits : Le Roi Mohammed VI a accordé une importance cruciale aux relations diplomatiques intra-africaines, essentiellement après la réintégration du Maroc à l’Union africaine en 2017. Dans quelle mesure le continent africain représente-t-il un enjeu géopolitique de premier plan pour le Maroc ?
Ali Moutaib : La date du 30 janvier 2017 marque une étape géostratégique importante pour le Royaume, traduite par son retour historique au sein de l’Union africaine. Vingt-trois ans après avoir claqué la porte de l’organisation suite à des tensions liées à la guerre du Sahara et aux rivalités avec d’autres puissances continentales sur fond de guerre froide, le voici revenu, cette fois-ci, avec une volonté profonde de leadership.
La tournée du Roi du Maroc en compagnie des représentants du tissu économique, politique et culturel cette même année a marqué le renforcement d’une stratégie continentale de coopération sud-sud devenue la pierre angulaire de la diplomatie du Royaume chérifien.
La position géographique du Royaume fait de lui un acteur primordial dans la coopération entre l’Afrique et l’Europe, le Maroc souhaitant capitaliser sur cet atout géopolitique en déployant une stratégie de diplomatie économique pragmatique.
Continent riche de ressources et de populations en devenir, l’Afrique possède un potentiel sans équivalent. Le Roi Mohammed VI n’a cessé de rappeler aux leaders africains que la diplomatie et la coopération en bonne entente économique permet un bénéfice mutuel et offre une crédibilité retrouvée face aux partenaires occidentaux. L’aide au développement des PME-PMI représente le vrai socle capable de pousser le continent vers l’emploi et la compétitivité. Il faut ainsi placer, au cœur de l’action publique, l’accès à l’entrepreneuriat pour la jeunesse.
En réintégrant l’Union africaine, le Royaume a souhaité, par ailleurs, s’inscrire comme un élément moteur du continent. Cela s’est traduit par le lancement de plusieurs projets pharaoniques : initiation d’un gazoduc reliant le Nigéria au Maroc, construction d’une usine d’engrais géante en Éthiopie par l’Office Chérifien des Phosphates marocains, etc.
Par ailleurs, cette coopération se traduit aussi sur le terrain de la coopération sécuritaire et de la lutte anti-terroriste, notamment à travers la formation des imams et la lutte contre l’extrémisme religieux.
Conflits : Les coopérations entre le Maroc et les pays émergents semblent offrir de belles perspectives dans plusieurs secteurs. Où se situe le Maroc au niveau de l’échiquier mondial ? Quelles relations entretient-il, d’autre part, avec les pays du BRICS ?
Ali Moutaib : Au niveau des alliances traditionnelles, l’entente entre le Maroc et les États-Unis demeure au beau fixe. Les nombreuses commandes militaires passées ces dernières années (livraisons d’avion F-16 et de chars de combat américains de type Abrams M1) démontrent les liens étroits que le Royaume chérifien entretient avec son partenaire outre-Atlantique. Des exercices militaires conjoints s’organisent comme l’African Lion et les échanges commerciaux se maintiennent.
Le Royaume s’inscrit néanmoins, depuis plusieurs années, dans une politique de multipolarité, multipliant les partenariats privilégiés avec les pays émergents et ceux des BRIC.
En Amérique latine, les relations entre le Brésil et le Maroc sont à la fois solides et historiques, le Royaume étant le premier pays d’Afrique avec lequel le Brésil a établi des relations diplomatiques (en 1884) et le premier pays du monde arabe et africain à avoir bénéficié d’une liaison aérienne directe avec cet État. Le Brésil demeure ainsi le principal partenaire commercial latino-américain du Maroc. Dernièrement, les deux pays ont réaffirmé leur détermination à développer un partenariat économique fort et leur engagement en faveur d’une coopération Sud-Sud solidaire.
Autre preuve de l’intention royale de développer des liens diplomatiques qui ne se cantonnent pas aux partenaires considérés comme traditionnels, la visite du souverain à Moscou en 2016, conclue par un partenariat stratégique approfondi. Ce partenariat avec la Russie n’est pas soudain, mais repose sur un choix pragmatique et non-idéologique, que commande une vision claire à long terme.
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En Asie, la Chine se démarque comme un acteur de premier choix dans les relations diplomatiques et commerciales avec le Maroc. Par une coopération bilatérale en constante évolution, les deux pays approfondissent des relations dans les secteurs pétrolier et minier, l’agriculture, la protection environnementale, la pêche, la construction d’infrastructures et le champ numérique. Sur le plan commercial, les échanges avec la Chine ont véritablement décollé au cours de la dernière décennie. En majorité, le Maroc exporte des phosphates, du cobalt, des agrumes et de l’huile d’olive vers la Chine et importe des produits manufacturés, des textiles et du thé vert.
Conflits : Quid des relations qu’entretient le Maroc avec les partenaires européens, notamment en termes de sécurité et de politique migratoire ?
Ali Moutaib : Disons d’emblée que le Maroc entretient des relations privilégiées avec ses partenaires européens. D’ailleurs et depuis le 13 octobre 2008, l’adoption du document conjoint UE-Maroc sur le Statut Avancé démontre de sa relation privilégiée avec l’Union européenne. Le Royaume est ainsi le premier pays de la région sud de la Méditerranée à avoir bénéficié d’un tel statut.
Sur la question migratoire, le Royaume devient une destination de résidence au lieu d’un simple pays de transition et de passage qui permet de passer les frontières de l’Europe. En 2013, le roi Mohammed VI a décidé de lancer la Stratégie nationale d’Immigration et d’Asile et lui consacra une importance capitale dans la politique du pays, en créant notamment de nouvelles mesures de régularisation et d’intégration des immigrés au sein du territoire marocain. En 2018, le Maroc a organisé la « Conférence intergouvernementale pour l’adoption du Pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière » qui constitue le premier accord sur une approche commune de la migration internationale dans toutes ses dimensions. Quant à la question sécuritaire, en sus de la coopération antiterroriste avec les partenaires européens en matière d’échange de renseignements, le Royaume œuvre dans le domaine de la formation théologique adaptée au contexte européen pour les cadres musulmans.
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Conflits : Les efforts déployés par le Maroc font de ce pays un acteur majeur de la transition énergétique dans le monde, particulièrement dans le continent africain. Pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur le modèle énergétique marocain, notamment en termes des énergies renouvelables ?
Ali Moutaib : Au cours des dernières années, le secteur énergétique a connu un essor remarquable qui se manifeste dans une série de réformes constitutionnelles, législatives, institutionnelles et réglementaires ; notons particulièrement la Charte de l’environnement qui, conformément au principe constitutionnel de 2011, veille à permettre à tous les citoyens de bénéficier d’un environnement sain. En ce qui est des énergies renouvelables, plusieurs programmes, stratégies et projets ont été réalisés à savoir le Programme marocain intégré de l’énergie éolienne, la Stratégie nationale du développement durable et le Projet solaire Noor ayant érigé le Maroc au rang de leader continental sur cette question.
Par ailleurs, le stockage énergétique reste un chantier essentiel pour gérer l’intermittence des énergies renouvelables. En ce sens, une Commission Technique nationale chargée de la préparation d’une feuille de route « Power to X » a été créée, sans oublier le fait que le Royaume s’engage inlassablement dans le développement de l’hydrogène comme source alternative d’énergie. Le Maroc soutient aussi la recherche et l’innovation dans le domaine des énergies renouvelables. Ainsi, la dynamique actuelle continuera à propulser de nouveaux secteurs tels que le photovoltaïque décentralisé, le pompage solaire ou encore la mobilité électrique et contribuera, sans doute, à assurer une transition vers une économie verte et inclusive au Maroc d’ici 2030, une année qui prévoit également l’atteinte d’un potentiel éolien estimé à 25 000 MW dont près de 6000 MW.
[1]Adoul : Fonction d’huissier et de notaire dans le droit privé musulman.