<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec le Général Jean Fleury – L’aviation : quel avenir pour un fleuron français ?

29 octobre 2020

Temps de lecture : 17 minutes

Photo : Rafale sur la base de Souda en Crète en août 2020 (c) Hellenic National Defense via AP)/XYK101/20226401283383/

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Entretien avec le Général Jean Fleury – L’aviation : quel avenir pour un fleuron français ?

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À l’heure du grand plan de licenciement engagé à Air France, dû à la crise sanitaire, il semble essentiel de s’interroger sur ce fleuron de notre économie qu’est l’aviation. Alors que de nombreux défis attendent cette activité primordiale pour l’avenir de notre pays, le Général Fleury vient nous apporter son analyse. Un point de vue éclairé par une expérience aussi longue qu’enrichissante.

 

Propos recueillis par Étienne de Floirac

 

Conflits : Militaire de l’Armée de l’air depuis 1952, vous avez occupé des postes à haute responsabilité sous le mandat de François Mitterrand notamment. De manière globale, comment a évolué l’Armée de l’air depuis les années 1950 et quelle est sa place au sein de l’échiquier militaire français aujourd’hui ?

Général Jean Fleury : L’aviation a débuté avec le vol d’Ader en 1897. Cette période, 1950-2020, correspond donc à près de la moitié de l’histoire du vol motorisé. Aussi, depuis mon entrée à l’École de l’air, les changements ont été nombreux, mais la spécificité du monde de l’air a imposé des constantes.

Première constante, les machines n’ont pas cessé de se perfectionner. J’ai ainsi noté que durant la deuxième moitié du XXe siècle, une nouvelle technologie apparaissait tous les 10 ans pour les avions de combat. Nous sommes loin des millénaires qui ont été nécessaires pour passer de l’arc à l’arquebuse. Mais le rythme va en s’accélérant, il suffit de regarder les calculateurs ou nos téléphones portables.

Deuxième constante, l’esprit de l’Armée de l’air. Tout part des liens qui unissent le pilote à son mécano et le mécano à son pilote. Estime et confiance en sont les clés. Si le chef n’est pas estimé, il pourra tempêter tant qu’il veut, son avion ne risque pas d’être rapidement réparé. Mais s’il est juste et est un homme de contact, les mécaniciens travailleront toute la nuit pour que l’appareil soit disponible au petit matin. Je suis ainsi resté en relations, jusqu’à leurs décès, avec les deux adjudants, le chef des mécaniciens en piste et le chef armurier, qui m’avaient accueilli, jeune sous-lieutenant, dans ma première affectation en unité de combat. Cet état d’esprit est celui de toute l’Armée de l’air, pilotes et mécaniciens, bien sûr, mais aussi contrôleurs de circulation aérienne, fusiliers-commandos, personnel des services, etc. J’ai ainsi le souvenir d’une vidéo tournée à son insu à Al Ahsa en Arabie Séoudite où l’on voit un jeune pompier qui compte sur ses doigts les Jaguar rentrant d’un raid massif en Irak : il veut être sûr que tous sont sains et saufs. Tant que le vol restera l’activité principale de l’Armée de l’air, qu’au nom de l’esprit de corps on laissera pilotes et mécaniciens cohabiter au sein d’unités de taille humaine, et que les chefs jusqu’au sommet de la hiérarchie sauront et voudront venir voler dans les unités qu’ils commandent, cet état d’esprit indispensable pour le combat se maintiendra.

En revanche, la façon dont les hauts responsables des autres armées envisagent l’emploi de l’aviation a profondément changé. Cela fut mon premier combat comme chef d’état-major de l’Armée de l’air et je dois dire qu’en la matière, Saddam Hussein m’a bien aidé.

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En avril 1990, je publiais un article présentant la stratégie aérienne telle qu’elle devait être mise en œuvre en temps de guerre, bien entendu dans le cadre de la stratégie générale décidée au plus haut niveau. J’expliquais que si dans le passé, l’emploi des avions n’était envisagé qu’en appui des forces terrestres ou navales engagées, par ses qualités de vitesse et d’allonge, l’outil de combat aérien devait en premier lieu obtenir la maîtrise du ciel puis pouvait utiliser tous les espaces aériens disponibles pour aller frapper l’adversaire là où cela lui faisait le plus mal. L’appui des troupes au sol n’en serait ensuite que plus efficace.

Cette théorie souleva l’ire de hauts responsables issus des autres armées. L’un déclara à son chef de cabinet « La stratégie aérienne, ça n’existe pas », un autre invite le ministre de la Défense à rappeler au chef d’état-major de l’Armée de l’air « qu’il n’y a pas de stratégie aérienne », ce que le dit ministre, Jean-Pierre Chevènement, ne fit du reste pas.

Mais Saddam Hussein envahit le Koweït le 2 août 1990 et les Américains, dans le cadre de la stratégie générale victorieuse qu’ils mirent en œuvre, démontrèrent la justesse de mes propos. L’opération Harmattan pour protéger en 2011 les populations libyennes des massacres programmés par Kadhafi, puis, en avril 2018, le raid aérien et naval interallié Hamilton conduit depuis le centre des opérations aériennes de Lyon contre les dépôts chimiques syriens, ont à nouveau montré le rôle stratégique de l’aviation militaire et la place importante qu’elle doit avoir au sein de notre outil militaire.

En revanche, je suis un peu triste de voir que l’Armée de l’air française qui, à mon départ, comptait 100 000 hommes et 450 avions de combat plus 36 Mirages IV, ne possède plus aujourd’hui que 46 000 hommes et 217 avions de combat.

 

 

Vous avez également été, mon Général, président d’Aéroports de Paris de 1992 à 1999. Quelle place détient ADP sur l’échelle des aéroports mondiaux (en termes de nombre de vols, de financement, d’infrastructure et de personnel) ?

Tout d’abord, il me faut rappeler ce que fait Aéroports de Paris, car cela n’est pas toujours clair dans l’esprit du public. Créé par une ordonnance de 1945, il est chargé d’aménager, d’exploiter et de développer l’ensemble des installations de transport civil aérien en région parisienne qui ont pour objet de faciliter l’arrivée et le départ des aéronefs, d’assurer l’embarquement le débarquement et l’acheminement à terre des voyageurs, des marchandises et du courrier transporté par air.

Les avions ne lui appartiennent donc pas, mais pour les accueillir il faut des pistes, des parkings et les servitudes associées : balisage, station de dégivrage des avions, épuration des eaux usées et pluviales (lessivage des parkings par orages), hangars de maintenance, casernes de pompiers, etc.

Il faut aussi accueillir les passagers : routes d’accès et voies ferrées, aérogares, comptoirs d’enregistrement, tri bagages (10 000 valises en correspondance à l’heure de pointe à Roissy), commerces, postes de filtrage, passerelles d’embarquement, parkings voitures, etc.

Enfin des entrepôts pour le fret et une animalerie pour les animaux sont nécessaires.

Depuis sa création, l’établissement a plusieurs fois changé de statut ; il forme aujourd’hui le Groupe ADP qui comprend les aéroports parisiens, Paris Aéroports, et de nombreuses filiales qui lui permettent de gérer une vingtaine de plateformes à l’étranger, telles que Amman en Jordanie, Port-Louis dans l’Île Maurice ou Santiago au Chili. Il est devenu le premier groupe aéroportuaire mondial avec 234 millions de passagers qui ont circulé dans ses aérogares en 2019. En France, Roissy-Charles de Gaulle, grâce à ses quatre pistes – les deux dernières résultent de l’action que j’ai menée avec mes équipes à la tête de l’établissement – est aujourd’hui le huitième aéroport mondial en matière de passagers (76 millions en 2019), Atlanta aux USA avec 105 millions occupant la première place. Il est le deuxième en Europe derrière Londres Heathrow (81 millions). Avec 2 millions de tonnes de fret, il est en Europe à la deuxième place derrière Francfort. À noter que le fret aérien, contrairement au maritime concerne essentiellement des marchandises à haute valeur ajoutée. Deuxième aéroport parisien, Orly est également très important avec près de 30 millions de voyageurs l’année dernière.

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En ce qui concerne les mouvements, Roissy est à la 7e place mondiale avec 498 000, Orly n’en ayant effectué que 218 000. Le Bourget est parmi les tout premiers aéroports d’affaires avec 42 000.

Par ailleurs, grâce à ses équipes d’architectes et d’ingénieurs, le groupe occupe une place importante sur le marché international de la construction d’aéroports. Il a ainsi bâti des aérogares à Abu Dhabi, Dubaï, Le Caire, Djakarta, Shanghaï, Osaka, etc. Il a une renommée mondiale.

Cette place éminente dans le monde du transport aérien civil, lui permet d’être très actif au sein de l’association qui regroupe plus de 80 % des aéroports du monde entier, l’Airport Council International (ACI) dont le siège est à Montréal. Mes pairs m’en ont élu président mondial pour les années 1998 et 1999, donc le porte-parole de la profession auprès des organisations internationales comme l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale, organisme dépendant de l’ONU) ou auprès des gouvernements. J’ai ainsi, lors d’une audience publique à Washington DC., défendu les aéroports des USA devant l’administration fédérale américaine. Augustin de Romanet, l’actuel président du Groupe ADP, a été président de la branche européenne de l’ACI et a en particulier représenté la profession auprès de la Commission européenne à Bruxelles.

Le Groupe ADP détient donc une des premières places sur l’échelle mondiale des aéroports, sinon la première, et participe ainsi activement au rayonnement de la France.

 

Comment le militaire et le civil cohabitent dans le domaine de l’aviation ?

Vu de l’extérieur, aviateurs civils et militaires exercent le même métier, mais vu de l’intérieur, il en va différemment. Un quadriréacteur en vol transatlantique ne se manie pas comme un avion de chasse. Un pilote de compagnie aérienne vit relativement seul ; il est dans son cockpit ou dans un hôtel lointain. Dans son escadron, le pilote militaire est au sein d’une équipe soudée et sa vie est loin d’être monotone. Quant aux salaires, ils ne sont pas comparables, d’où de nombreux départs des spécialistes de l’aéronautique militaire vers les compagnies ou sociétés civiles. Ils vivent donc dans deux mondes de fait différents. Et pourtant, les machines ont suivi les mêmes progrès : moteurs à pistons puis arrivée des réacteurs, des radars de bord, des commandes de vol électriques, généralisation de l’informatique, etc. Plus encore ils partagent la même passion.  Mais, aussi surprenant que cela puisse paraitre, ils travaillent rarement ensemble.

La cohabitation existe dans d’excellentes conditions dans les stations de contrôle de la circulation aérienne afin de coordonner, dans une sécurité totale, les mouvements du trafic civil commercial avec ceux de l’aviation de combat. Ailleurs, les travaux en commun sont rares sauf exception, mais alors les relations sont en général cordiales et faciles. J’en veux pour exemple mon cas particulier.

Lorsque le personnel d’Aéroports de Paris apprend qu’un général arrive à leur tête, ce n’est pas la joie : on pense que je suis une vieille culotte de peau. Dès mon arrivée, j’applique les méthodes de l’Armée de l’air ; je ne reste pas dans mon bureau et vais sur le terrain visiter les unités. Les employés sont ravis d’avoir un président qui s’intéresse à eux et les considère. Moi-même, je découvre des hommes et des femmes extraordinaires, attachés à leur métier et à leur entreprise. Ils m’apprennent beaucoup sur l’établissement. Comme dans l’Armée de l’air, ils disent ce qu’ils pensent et ceci avec courtoisie. Le courant passe. Et j’apprends ainsi plus tard « que je suis un général qui pense comme un civil ! » Le courant passe si bien que j’aurai durant les sept années dans l’établissement d’excellentes relations avec les organisations syndicales et que celles-ci, par la franchise de leurs propos, m’aideront dans l’exercice de mes responsabilités. Bien sûr, cela ne veut pas dire que nous sommes toujours d’accord, mais la compréhension est mutuelle. L’esprit aéronautique est là. Ainsi, aviateurs civils et militaires s’entendent bien lorsqu’ils sont ensemble.

Par ailleurs, mon séjour à Aéroports de Paris m’a permis de constater que si les métiers des aviateurs civils et militaires sont très semblables, les matériels analogues, les personnels de profil et de motivation comparables, les solutions apportées aux problèmes rencontrés ne sont pas toujours identiques. Dès lors un réel échange d’expériences ne peut qu’être bénéfique pour tous. Sur le conseil d’un ami et avec l’aide de l’Union des aéroports français, j’organise, quelques années après mon départ de l’établissement, une conférence annuelle entre les acteurs des deux parties. Elle est baptisée RACAM (Rencontre Aviation Civile Aviation Militaire). Le premier symposium se tient sous ma présidence, le 13 février 2007. Âgé de 75ans, j’en abandonne la présidence à la fin de 2009, mais les rencontres se poursuivent tous les ans à Paris. Les sujets abordés ont été nombreux, la sûreté des plateformes face aux menaces terroristes, la sécurité des vols, le partage du ciel, les technologies du futur, les problèmes humains, etc. La Covid 19 en a toutefois empêché l’édition 2020. Outre les échanges d’informations, ces rencontres permettent d’établir des liens personnels entre les différents responsables.

Ainsi, aviation civile et aviation militaire sont deux sœurs qui ne vivent pas sous le même toit, mais qui maintiennent, chaque fois que possible, des relations fraternelles et constructives.

 

 

Dans quelle mesure ADP constitue-t-il un fleuron de notre économie tant il s’impose comme un « hub » qui permet à la France de renforcer sa place dans la mondialisation ?

Les aéroports parisiens constituent un réel fleuron de notre économie. Ils génèrent 1,7 % du PIB national ce qui est considérable. Ils emploient près de cent mille personnes sur leurs plateformes et un nombre analogue à l’extérieur. S’y ajoutent autant d’emplois indirects. Ce sont donc près de 400 000 personnes qui doivent leurs activités au transport aérien en Île-de-France. Il faut y ajouter les emplois induits, soit à peu près autant. Ajoutons que Paris Aéroports est la première porte d’entrée des touristes en France, près de quarante millions chaque année.

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Les quatre pistes dont dispose Paris Aéroports facilitent l’écoulement du trafic aérien en particulier lors des heures de pointe, par exemple lorsque les vols arrivent tôt le matin en provenance des Amériques tandis que la majorité des vols nationaux et transeuropéens sont au décollage. Ainsi 328 destinations directes différentes sont desservies à partir de Roissy et 128 d’Orly. Cette connectivité est essentielle, car elle est un des critères de choix pour les grandes entreprises internationales pour l’implantation de leurs sièges. D’où un nombre élevé d’emplois induits.

 

 

De manière concrète, comment fonctionne ADP et comment gère-t-on la première plateforme aéroportuaire d’Europe, devenue aujourd’hui une véritable zone commerciale, mais aussi un lieu de vie, ce qui lui donne un caractère aussi complexe qu’inédit ?

Établissement public puis société anonyme, Groupe ADP fonctionne comme toute société commerciale. Il lui faut des recettes pour couvrir ses dépenses.

Pour l’achat des terrains nécessaires à la construction de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, décidé par arrêté du 16 juin 1964, l’établissement public a reçu un prêt de l’État de 800 millions de francs. C’est la dernière aide dont il a bénéficié. Depuis cette date, qui remonte à plus d’un demi-siècle, tout ce qui a été réalisé a été autofinancé, donc tout Roissy et une bonne partie d’Orly.

Pour faire face à l’augmentation du trafic, en moyenne 3% par an, il faut des constructions supplémentaires. Dans les années 90, cette croissance a donné un afflux de deux millions de passagers supplémentaires, soit 6 millions en trois ans. Ont dues être édifiées successivement à trois ans d’intervalle les aérogares CDG 2 A, B, C puis D. Ces dernières années aux 3% correspondent trois millions de passagers ! Il faut bâtir, bâtir, bâtir. Mais l’augmentation du patrimoine par autofinancement impose d’importants bénéfices. L’obsession permanente de tous les dirigeants a donc été de dégager les ressources nécessaires à partir des services payés par les clients.

Au premier rang de ceux-ci figurent les compagnies aériennes. Elles payent trois types de redevances dites respectivement d’atterrissage, passagers et de stationnement. Chaque avion qui se pose doit payer une taxe qui dépend de la façon dont il use la piste, donc de sa masse. En achetant leur billet, les passagers au départ payent pour pouvoir utiliser l’aéroport. Ils ne payent rien pour l’arrivée. La compagnie agit en collecteur de ces redevances et les reverse à l’aéroport. Le prix versé est aujourd’hui de 9,34 € pour un voyage en France et de 10,27 € pour l’Union européenne. Le total de ces redevances, dites aéronautiques, représente seulement 40% du chiffre d’affaires du Groupe. En effet, les compagnies aériennes sont en général impécunieuses et les prix payés inférieurs au coût réel. Il faut donc trouver d’autres ressources.

Il y a tout d’abord les commerces et au premier rang de ceux-ci les magasins hors taxes. L’achat d’alcools en France est soumis à la TVA, mais aussi à des droits d’accise qui au total font plus de 40% du prix total. À l’exportation, ces taxes ne sont pas payées, ce qui rend les achats fort intéressants. Le régime des tabacs est analogue. L’aéroport qui perçoit des loyers assis sur le chiffre d’affaires des boutiques en retire des recettes importantes. À noter en plus que ces ventes sont un formidable moteur pour l’exportation. Les parkings pour les voitures s’amortissent en trois ou quatre ans. Ils sont donc d’un rapport substantiel. Il y a aussi la publicité. Au total, les activités commerciales représentent 28% du chiffre d’affaires.

Propriétaire des terrains, tout ce qui y est bâti lui appartient. En conséquence, le Groupe loue des bureaux, des hôtels, des hangars, des entrepôts, etc. Cette fonction génère 6% des recettes.

Tout ce qui peut fournir des rentrées financières est bon. Ainsi malgré le monopole d’EDF, ADP a toujours vendu de l’énergie électrique. Roissy et Orly utilisent normalement l’électricité d’EDF, mais ont en secours des centrales électriques. Aux heures de pointe, ils utilisent ces centrales en mettant EDF en secours et évitent à cette dernière d’avoir à investir pour effacer les pointes correspondantes. L’accord est gagnant-gagnant. Il y a aussi bien d’autres activités commerciales sur lesquelles je ne m’étendrai pas.

Pour finir, l’international fournit 23% du chiffre d’affaires. S’y ajoutent quelques activités diverses et occasionnelles.

Hôtels, restaurants, commerces, gares, parkings, voilà de quoi faire une grande zone commerciale et d’attirer des clients autres que les voyageurs aériens. L’idée d’une « aéroville » a souvent été avancée. À ma connaissance, elle n’est plus à l’ordre du jour à Paris ; ce qui reste de terrains disponibles est réservé pour les besoins propres du transport aérien d’une part, d’autre part les communes riveraines ne pourraient considérer cela que comme une concurrence déloyale. Or les relations avec les riverains sont absolument essentielles, les uns ayant besoin des autres. L’idée n’est cependant pas neuve. J’ai connu l’époque dans les années 70 où on allait « à Orly le dimanche ». Il y avait un cinéma et une supérette « Félix Potin » où j’allais faire des courses en semaine.

 

 

La question de sa privatisation pose, semble-t-il, deux interrogations : l’une, générale, relative à la gestion de l’État sur les aéroports et l’autre, sur l’innovation dans ce domaine. Une telle privatisation est-elle, selon vous, bénéfique aux intérêts français dans ce domaine, à la modernisation et à la compétitivité d’ADP ?

Société anonyme, le groupe ADP est coté en bourse. Au 5 février dernier, il était valorisé à 17,9 milliards d’euros.  À ce jour, l’État détient 50,6 % du capital ; il est donc majoritaire. Parmi les grands actionnaires, il faut citer Vinci et l’aéroport hollandais de Schiphol qui détiennent chacun 8%, le Crédit agricole 5,1% et les salariés 1,7%. Je pense que l’État se comporte en actionnaire lointain, mais normal. De plus, le président actuel, énarque et expert financier, sait certainement se faire entendre de Bercy.

Mais l’État pour remplir ses caisses – bien vides – a décidé de vendre tout ou partie de ses parts dans le groupe et la loi Pacte prévoyant sa privatisation a été promulguée en mai 2019. Sa publication a ouvert un vaste débat sur l’intérêt ou non d’une telle vente. La crise du coronavirus a, me semble-t-il, clos le débat pour le moment. Je vais donc vous présenter le point de vue que je formulais il y a un an avant d’en venir aux données actuelles.

Venons-en donc aux réflexions passées.

Environ 40% des aéroports sont de statut privé. Tel est le cas depuis 1987 des plateformes londoniennes, lesquelles rendent parfaitement les services que l’on attend d’elles. La gestion de Gatwick vient du reste d’être notifiée à Vinci. Plusieurs pays ont donné la gérance de leurs aéroports à des sociétés étrangères. C’est par exemple le cas du Mexique. De même l’administration de l’aéroport d’Alger a été confiée pendant vingt ans à ADP. L’idée d’une privatisation du Groupe ADP n’a donc rien d’aberrant.

Toutefois, les plateformes parisiennes ont une place majeure dans l’économie francilienne et par là française, comme il a été dit précédemment ; elles ont de ce fait une importance stratégique nationale et, à mes yeux, elles ne doivent pas être privatisées n’importe comment. Une série de problèmes sont à prendre en compte : la vision à long terme, le respect des intérêts nationaux, l’environnement social et l’environnement écologique.

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Comme il a été dit plus haut, les bénéfices du groupe servent en priorité aux indispensables investissements pour le futur. Il faut donc éviter de retenir comme acquéreur des fonds financiers comme certains fonds de retraite ; leur but est en effet d’obtenir un maximum de bénéfices à court terme, donc de ne pas investir, de « pomper la bête » et de la revendre cinq ans après. Je pense que c’est un peu ce qu’ont fait les Chinois à Toulouse, l’appel d’offres pour la délégation de service public ayant été trop rapidement rédigée par Bercy. Un appel à candidatures pour l’entrée au capital du Groupe ADP avant l’appel d’offres me parait nécessaire pour éliminer les candidats dont la politique financière ne serait pas acceptable.

La prise en compte des intérêts nationaux est un sujet plus délicat. Quand Federal Express a cherché à disposer d’une plateforme de correspondance en Europe, quatre aéroports étaient en concurrence : Londres, Francfort, Amsterdam et Paris. La lutte a été chaude. Ce qui m’a d’abord motivé était que FedEx apportait 3 000 emplois directs. Une telle question est sans intérêt pour des financiers. De même quand nous avons pris une participation dans l’aéroport de Liège, un des arguments qui m’a motivé – mais ce n’était pas le seul – était que cette plateforme était en pays francophone et qu’elle était convoitée par Amsterdam. Je ne sais pas comment ce type d’argument pourra être pris en compte par un investisseur financier, surtout s’il est étranger.

Les aéroports ne font pas de bruit, mais les avions oui. Ils ont donc une impérieuse nécessité de se faire, sinon accepter, du moins tolérer par les riverains. Pour cela, il faut apporter des aides tangibles aux populations environnantes : emplois d’abord, mais aussi moyens de transport pour ceux-ci, les déplacements de banlieue à banlieue étant difficiles sinon impossibles, pépinières d’entreprises, aides à la formation, etc. Il faut avoir une bonne politique de communication avec les médias, et, condition sine qua non, des relations amicales avec les municipalités voisines. Sans cela, je n’aurais jamais pu faire construire deux pistes supplémentaires à Roissy[2].Ces relations ne s’établissent pas en quelques jours ; il faut que les nouveaux dirigeants restent en place longtemps. En général, les délégations de service public en la matière sont accordées pour 30 ans, mais ce sera plus pour ADP, 70 ans sont envisagés. De lourdes pénalités sont dès lors à prévoir en cas de départ anticipé. On ose espérer que ce ne sera pas sur faillite !

Autre problème spécifique du Groupe ADP : contrairement aux autres aéroports français, il possède la plupart de ses terrains. Cette fois, il ne s’agit pas d’une simple délégation d’un service public de gestion, mais d’une cession du domaine public avec des terrains qui aujourd’hui valent fort cher : un acquéreur mettra du temps à se faire rembourser par les profits de la concession. C’est pour cela qu’une cession pour 70 ans est envisagée, le sol revenant à l’État en fin de contrat. Là se situe un réel problème, car comment imaginer aujourd’hui les aspects à faire respecter dans plus de cinquante ans ? Des clauses de révision sont à prévoir.

Enfin, le groupe gère une douzaine de petites plateformes de la région parisienne : Étampes, Meaux, Persan-Beaumont, Saint-Cyr-l’École, Issy-les-Moulineaux, etc. Cela coûte de l’argent. C’était ADP puis Paris Aéroports qui les prenaient en charge.  Qui va payer ?

Ainsi en janvier dernier, la vente du groupe ADP me paraissait acceptable au regard des besoins de l’État sous réserve d’un certain nombre de conditions. La première était qu’il fallait être certain que l’acquéreur s’investirait pour longtemps et, de ce fait, gérerait sainement l’affaire. Les modalités de l’offre de vente étaient donc à rédiger avec le plus grand soin, domaine dans lequel Bercy n’a pas toujours l’expertise nécessaire. Aussi, je souhaitais que les dirigeants d’ADP, bien au fait des détails, tiennent la plume le moment venu et en particulier imposent dans le contrat, sous peine de lourdes pénalités, des qualités de service au nouvel entrant : sûreté, sécurité, gestion des files d’attente, taux de satisfaction des passagers, propreté, m2 d’aérogare par millions de passagers pour éviter les cohues, etc.

Restait ensuite le problème de la prise en compte des intérêts nationaux, mais peut-être qu’en tant qu’ancien militaire, je suis un cas d’espèce. Je n’ai pas toujours trouvé partout un état d’esprit patriote. Pour cela, il me semble nécessaire que l’État conserve un siège au conseil d’administration du groupe. Il sera ainsi averti des orientations stratégiques et pourrait influer sur les grandes décisions. Pour atteindre cet objectif, il faudra trouver la méthode adéquate : nombre suffisant de parts ou une « golden share ». Le débat reste ouvert et une loi complémentaire sera peut-être nécessaire.

Bref, en janvier dernier, à la question de la privatisation du Groupe ADP, je répondais « Oui, mais … »

Cela dit, la crise du coronavirus est passée par là : la valeur en bourse a été divisée par deux et ne remontera pas à des niveaux comparables à ceux d’avant la crise avant 2023, voire 2024. Bien d’autres problèmes seront à régler d’ici là et les responsables auront le temps de finaliser le projet !

 

Quels sont, selon vous, les défis auxquels devront faire face l’aviation et le trafic aérien, en matière environnementale, économique et politique ?

Le premier défi auquel l’aviation devra répondre, et il est de taille, est l’incertitude. Jusqu’au début de 2020, le transport aérien connaissait assez bien le futur proche. Avec 4,5 milliards de passagers annuels (et donc 9 milliards dans les aérogares), la loi des grands nombres s’appliquait et la gestion de l’offre (le yield management pour parler comme les experts) était une science presque exacte ; les horaires des compagnies aériennes étaient publiés à l’avance. Hors évènements climatiques inhabituels, les aéroports pouvaient ainsi optimiser l’emploi de leurs ressources : places de parkings, passerelles, salles d’embarquement, circuits arrivée des passagers (contrôle de police et de douane ou non) d’une part, personnel d’autre part.

Il est bien difficile de savoir aujourd’hui combien de personnes voudront voyager par avion, ainsi que leur typologie. Tout a été bouleversé avec les confinements, les fermetures de frontières, les quarantaines, la peur du virus, les changements d’habitude, etc. Les compagnies n’ont plus de repères, d’où modifications fréquentes de leurs planifications voire annulations au dernier moment des vols. Il faudra même plusieurs années après la disparition du virus pour que le marché se stabilise. Cette incertitude coûte cher, y compris pour les aéroports : l’optimisation des ressources n’est plus possible.

Le deuxième problème à court comme à moyen terme est d’ordre économique, y compris pour les plateformes aéronautiques : chute brutale des recettes, accroissement des dépenses : désinfection des locaux, mesure de la température des passagers, compteur de passagers pour éviter les salles saturées ou les files trop longues. Première économie possible, l’arrêt des constructions nouvelles. Mais des contrats sont signés et certains chantiers ne peuvent pas être arrêtés sous peine de dégradations. Il faudra, hélas, là aussi, procéder à des licenciements. Même avec des aides des États pour éviter la faillite, la comptabilité des aéroports ne peut qu’être dans le rouge pour au moins trois années.

Troisième défi, l’environnement. Les avions font du bruit et consomment du pétrole, énergie non renouvelable. La lutte anti-bruit se poursuivra : avions plus silencieux pour les compagnies, procédures de bruit minimum pour les départs comme pour les arrivées par le contrôle aérien. Les aéroports ne sont pas en reste : prix des redevances d’atterrissage modulés pour encourager les appareils les plus silencieux et décourager les vols nocturnes, pose de silencieux pour les essais moteur et interdiction la nuit, etc.

Le progrès technologique a déjà permis des résultats spectaculaires. Ainsi un A-320 court-courrier et rempli à 80% (taux moyen constaté) consomme 3,6 litres aux 100Km par passager et un A-350 long-courrier 2,5 litres, chiffres à comparer avec ceux des voitures. Les modèles futurs d’avion devraient faire mieux, mais ils n’atteindront pas les 0,7 l/100 du TGV. Quant à l’avion électrique disposant d’un rayon d’action significatif, il n’est pas pour demain.

La décision du 30 juin 2020 de l’OACI allégeant certaines contraintes carbone de l’aviation internationale a soulevé un tollé. À tort, non seulement ce n’est pas voir que les compagnies sont à l’agonie, mais encore que la crise les force à éliminer les appareils les plus gourmands en kérosène, c’est-à-dire les plus polluants. C’est le résultat global qu’il faut regarder.

Les aéroports de leur côté visent la neutralité carbone et ne devraient pas tarder à y parvenir : isolation et circulation d’air dans les bâtiments, récupérateurs de chaleur, toitures avec cellules photo-électriques ou végétalisées, etc. L’association des aéroports a bâti un programme pour y parvenir le plus rapidement possible.

En conclusion, les défis ne peuvent être relevés que par une politique d’ensemble, donc par des études globales prenant en compte tous les facteurs, y compris le long terme. Les aéroports, également dans la tourmente, mais avec les pieds sur terre, le savent bien. Mais hélas, le citoyen standard, et parfois le politique, est imperméable aux réflexions approfondies dans une perspective à long terme. Seul l’immédiat compte, après moi le déluge. De plus, avec une fausse information on enflamme toute une population. Espérons cependant qu’avec le temps le bon sens triomphera et que les compromis entre les besoins des déplacements indispensables à l’économie, et ils le resteront, et la protection de la planète finiront par s’imposer. Constructeurs d’avions, compagnies aériennes et aéroports renaîtront de leurs cendres, mais la traversée du désert sera certainement plus longue pour eux que pour bien d’autres professions.

À propos de l’auteur
Etienne de Floirac

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Étienne de Floirac est journaliste

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