<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Charles Personnaz – Quelle géopolitique du patrimoine?

10 juillet 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Eglise della Salute à Venise © Unsplash

Abonnement Conflits

Entretien avec Charles Personnaz – Quelle géopolitique du patrimoine?

par

Historien et haut fonctionnaire, Charles Personnaz est spécialiste de la Grèce antique et du monde byzantin. Depuis 2019, il est à la tête de l’Institut national du patrimoine, un établissement d’enseignement supérieur qui assure la formation des conservateurs du patrimoine de l’État et des collectivités territoriales ainsi que des restaurateurs du patrimoine. Également engagé dans la défense des chrétiens orientaux aux côtés de l’œuvre d’Orient, son point de vue sur les questions de patrimoine appliquées aux enjeux géopolitiques est d’une opiniâtre acuité.

Propos recueillis par Tigrane Yégavian

Conflits : Vous êtes spécialisé dans l’histoire byzantine et vous dirigez l’Institut national du patrimoine (INP) depuis avril 2019. Vous avez même pris vos fonctions le jour de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Quelle définition donneriez-vous du patrimoine dans sa dimension matérielle et immatérielle aujourd’hui au xxie siècle ?

Charles Personnaz : Le patrimoine est le legs artistique, culturel, spirituel que nous recevons des générations passées, que nous choisissons de protéger pour le transmettre. Cela implique en effet un choix. Nous préservons ce qui présente encore un sens pour nous et, génération après génération, nous opérons un tri, ce qui signifie que nous nous approprions ce patrimoine, que nous le faisons nôtre, en constatant combien il participe de notre présence au monde. Qu’il s’agisse du patrimoine matériel comme les monuments, les œuvres d’art, les archives et les bibliothèques ou du patrimoine immatériel comme les rites ou les savoir-faire importe peu, car tout cela forme un ensemble homogène.

A lire aussi: L’Amazonie : entre patrimoine et manne économique

Conflits : L’INP est une institution publique ; n’êtes-vous pas non plus les garants d’un certain récit national historique, ou vous inscrivez-vous dans une démarche davantage critique ?

Charles Personnaz : En France, dans une large mesure, c’est l’État qui s’est donné comme mission d’incarner la perpétuation de la nation. Cela vient de notre histoire où la constitution de l’État a précédé celle de la nation. Dans cette tradition singulière, il est logique que l’État ait été l’instigateur des dispositifs de protection du patrimoine. À la différence d’autres domaines, la société civile l’y a souvent encouragé. C’est le cas au xixe siècle lors du débat public sur la nécessité de restaurer Notre-Dame. C’est le cas pour la loi de 1913 relative aux monuments historiques. Dans ce contexte, il est normal que le choix du patrimoine exprime une forme de récit national. Cela dit, ce récit peut être à plusieurs voix. Il peut être critique. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale a-t-on vu la notion de patrimoine s’étendre au-delà des seuls beaux-arts pour embrasser le patrimoine ethnologique, industriel et immatériel. Et l’État a largement participé à ce mouvement, au risque d’ailleurs de trop étreindre et d’oublier que préserver et transmettre nécessite aussi de choisir. 

 

Conflits : Existe-t-il une conception occidentalo-centrée du patrimoine où celle-ci fait-elle l’objet d’un large consensus à l’échelle internationale ?

Charles Personnaz : Il est vrai que la notion de patrimoine a été forgée en Europe. Elle renvoie cependant à une logique de transmission que l’on retrouve dans toutes les civilisations. C’est pourquoi elle a été endossée partout dans le monde, sous des formes très diverses. À l’Institut national du patrimoine, nous organisons un cycle de séminaires consacré précisément à la définition du patrimoine dans différentes régions du monde et nous observons un jeu de convergences et de divergences avec nos propres conceptions qui doit nous aider à construire nos coopérations. Le gouvernement souhaite ainsi relancer la coopération en matière de patrimoine avec le continent africain. L’INP participe à ce travail dont le préalable est de nous assurer que les mots signifient la même chose dans un contexte africain et en France. Ces différences, qui font la richesse du monde, n’induisent pas pour autant que la conscience du caractère universel de patrimoines particuliers n’existe pas. Bien au contraire.

Conflits : En mettant en scène des destructions de sites classés au patrimoine mondial de l’humanité, des organisations djihadistes au Mali, en Syrie et en Irak utilisent ce recours comme une arme de guerre. On se souvient également de la destruction des bouddhas par les talibans afghans. Pensez-vous que le patrimoine constitue un nouvel enjeu géopolitique ?

Charles Personnaz : La protection du patrimoine a trait avec la préservation de ce qui est fondateur dans chacune des sociétés qui composent la mosaïque du monde. Dans le contexte de mondialisation, nous observons un mouvement parfois exacerbé de protection des identités et la défense du patrimoine participe aussi de cela. En conséquence de quoi, il devient un enjeu géopolitique, d’affirmation pour certaines nations, existentiel pour certaines minorités. Il constitue une des données présentes dans l’équation des conflits contemporains. Enjeu géopolitique donc, mais, sous des formes qui ont varié au cours des siècles, cela ne constitue pas une nouveauté absolue. La destruction ou la mainmise sur des éléments symboliques de la civilisation de l’adversaire appartient à l’histoire des peuples. Pensons à la destruction du palais de Persépolis par Alexandre ou à celle du temple de Jérusalem par les légions romaines. Vous me direz que mettre à bas les temples de Palmyre ne revient pas à s’attaquer à la Syrie d’aujourd’hui, mais je vous répondrais qu’au contraire le vandalisme de Daech vise bien à toucher, en Irak comme en Syrie, l’ambition de ces sociétés à vouloir hériter d’autre chose que de l’islam.

A lire aussi: Un nouveau crime contre l’humanité : le crime culturel

Conflits : Avec le développement accéléré du « tourisme cultuel » de masse, l’enjeu de la patrimonialisation n’est-il pas avant tout économique ; comme en témoignent les gains que les pays concernés ont perçu grâce à l’entrée en vigueur de la convention de l’Unesco du « patrimoine immatériel » en 2006 ?

Charles Personnaz : Je pense que ce serait une erreur de s’arrêter à cette idée et finalement assez réducteur. Évidemment, il existe des conséquences économiques et le patrimoine peut être ce dont on cherche à tirer profit, la double signification du mot français le signale bien. Je considère cependant que cet intérêt pour le patrimoine provient de sources profondes, universelles, même si elles s’expriment de manière variée : cette volonté d’exhumer et de présenter ses racines individuelles et collectives. Cet attrait pour le patrimoine est d’autant plus fort que la mondialisation donne le sentiment d’uniformiser le monde. C’est la résistance de l’enracinement dans l’humus des siècles.

 
Conflits : En bien des cas, la notion de patrimoine culturel mondial a été détournée de son but officiel et a été utilisée comme un outil touristique ou comme un instrument pour servir des intérêts politiques et économiques. Qu’en pensez-vous ?

Charles Personnaz : Ce que je disais précédemment n’empêche pas que le patrimoine soit également un outil politique et économique, notamment grâce à ses effets sur un tourisme international de plus en plus friand de patrimoines, au point de le menacer dans son existence comme en témoignent les exemples de surpopulation touristique, partout dans le monde, de Venise à Angkor. Le patrimoine mondial de l’humanité, tel qu’il est défini par l’Unesco, n’est pas exempt de ces phénomènes. L’obtention de l’inscription d’un site sur la liste du patrimoine mondial peut être souhaitée par un État pour bien des raisons. Il n’empêche que cette inscription entraîne des obligations et une responsabilité internationale que le demandeur doit endosser. Et jusqu’à présent, l’Unesco tient bon pour que la logique patrimoniale l’emporte. Qu’il y ait une compétition entre les États pour faire reconnaître de manière universelle le patrimoine de leur pays, en assurer la protection et en être garants me paraît de bon aloi, quelles que soient les motivations plus immédiates.

Conflits : D’aucuns se plaignent d’un déséquilibre géopolitique dans la répartition des sites classés au détriment du continent africain. Existe-t-il un écart entre les pays développés et en développement dans les programmes de mise en valeur du patrimoine par l’Unesco ?

Charles Personnaz : Bien sûr, il existe un écart, mais un écart qui se réduit, car l’intérêt pour le patrimoine devient réellement universel, même dans les régions du monde où les besoins vitaux les plus immédiats sont en cause. Il est en revanche évident qu’il existe une différence de moyens considérables quand il s’agit de protéger et d’entretenir le patrimoine. On pense d’emblée à la question financière, mais la préservation du patrimoine passe d’abord par une prise de conscience de la société civile, ce qui existe souvent de manière plus ou moins exprimée, mais aussi par la présence d’institutions et de règles de protection. Pourquoi, malgré la guerre, malgré les destructions et les pillages, restera-t-il de larges pans du patrimoine syrien ? Parce que, tant bien que mal, avec des moyens très réduits, les institutions qui en assuraient la protection ont pu remplir une partie de leurs missions. Entretenir et sauvegarder le patrimoine nécessite aussi l’acquisition de savoir-faire d’excellence dont tous les pays ne sont pas dotés. Ce doit être un axe prioritaire de la coopération internationale. C’est l’ambition que l’Institut national du patrimoine porte dans ses relations avec la Chine, le Proche-Orient, l’Afrique de l’Ouest, celle de transmettre des compétences et des savoir-faire, en les adaptant aux spécificités locales de protection des œuvres, des monuments, des documents, du patrimoine immatériel.

Conflits : Dans le rapport que vous avez remis au président Emmanuel Macron en octobre 2018 sur les moyens de renforcer l’action de la France dans la protection du patrimoine du Moyen-Orient et le soutien au réseau éducatif des communautés chrétiennes de cette région, vous vous inscrivez en faux contre le « devoir de nostalgie, ou une simple révérence vis-à-vis d’un passé commun ». Qu’est-ce qui vous motive à défendre cette approche ?

Charles Personnaz : Je crois que soutenir le réseau des écoles chrétiennes au Moyen-Orient a toujours été pour la France un investissement d’avenir. C’était déjà le cas en 1914, lorsque Maurice Barrès en mission au Levant appelait le gouvernement français à ne pas abandonner les établissements congréganistes. C’est toujours le cas en 2020, car ces écoles sont ce que les chrétiens d’Orient offrent de meilleurs aux sociétés dans lesquelles ils vivent : un enseignement de qualité, ouvert aux chrétiens et aux musulmans, aux filles et aux garçons, dans les quartiers favorisés et dans les régions pauvres, une éducation à l’esprit critique et à la responsabilité sociale.

A lire aussi: Lorraine : la colline inspirée

Conflits : La francophonie que vous appelez à renforcer en aidant les établissements scolaires chrétiens du Moyen-Orient qui ont en commun l’enseignement du français peut-elle être considérée comme un patrimoine immatériel ? Ou y verrons-nous davantage un outil au service du rayonnement de la France et des valeurs du vivre-ensemble dans une région en proie au chaos et au sectarisme ?

Charles Personnaz : La francophonie dans le monde arabe peut en effet être considérée comme un patrimoine immatériel. Nous en connaissons la fécondité dans l’histoire du Moyen-Orient et de ses relations avec l’Europe. Il est inutile de citer ici la belle et longue litanie de noms fameux qui illustre depuis plus de cent cinquante ans ce compagnonnage spirituel entre les francophones d’Orient et la France. Il a revêtu tellement de formes et de modulations qu’on ne saurait le décrire en quelques lignes. Alors, bien sûr, cette diffusion et ce maintien de la francophonie correspondent aux intérêts de la France. Mais en l’occurrence, je crois que ces intérêts rejoignent une amitié qui cherche à se perpétuer malgré les abandons.

Conflits : Dans quelle mesure la laïcité peut-elle devenir un produit d’exportation par ce biais et pour répondre aussi à la célèbre phrase de Gambetta ?

Charles Personnaz : Gambetta proclamait en effet que la laïcité n’était pas un article d’exportation. De fait, la loi de 1905 ne s’applique pas en dehors des frontières de la République. Mais s’arrêter là me paraît un peu court, car je pense que la France pourrait présenter au monde arabe un modèle de laïcité qui ne soit pas antireligieux et qui soit tout simplement et tout bonnement une distinction claire entre le domaine du temporel et celui du spirituel. Beaucoup d’établissements chrétiens du Moyen-Orient témoignent de cette conception de la laïcité.

A lire aussi: Histoire de la laïcité en France, entretien avec Emmanuel Tawil

Mots-clefs : , ,

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

Voir aussi