<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec le général Gomart : libres propos d’un soldat de l’ombre

24 mai 2021

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Entretien avec le général Christophe Gomart. Crédit photo : Unsplash

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Entretien avec le général Gomart : libres propos d’un soldat de l’ombre

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Mettre en valeur le savoir-faire original des forces spéciales, expliquer des prises de décisions souvent lourdes de conséquences, décrypter certaines opérations et dénoncer quelques routines : auteur du passionnant Soldat de l’ombre(Tallandier, 2020), l’ancien patron du renseignement militaire parle. Sans langue de bois. En homme d’action et de réflexion.

Propos recueillis par Frédéric Pons

 

Quelle est l’opération extérieure qui vous a le plus marqué ?

Toutes les opérations dans lesquelles j’ai été impliqué m’ont marqué. Le Tchad comme lieutenant, puis l’ex-Yougoslavie et le Rwanda comme capitaine et comme commandant, et encore la Bosnie comme lieutenant-colonel, avant de poursuivre avec l’Afghanistan comme colonel, puis la Libye, le Sahel et l’Irak comme général. Celle qui m’a le plus marqué humainement, c’est le Rwanda : nulle part je n’ai vu autant de morts, ni plus grande misère humaine. En tant qu’officier, je suis resté marqué par l’Afghanistan comme commandant d’un groupement de forces spéciales (FS), lors de l’opération Arès, car j’y ai pris des risques physiques importants. Enfin, à la jonction des mondes politique et militaire, le lancement de l’opération Serval au mois de janvier 2013 suivi par la reconquête du nord du Mali par les FS demeure une expérience exceptionnelle.

 

Au Rwanda, pourquoi la France se retrouve accusée du pire, plus de vingt-cinq ans après l’opération Turquoise ?

C’est une histoire folle ! La France se retrouve sur le banc des accusés alors qu’elle demeure le seul pays à avoir pris ses responsabilités devant la communauté internationale et à sa demande, pour intervenir militairement. Non pour protéger les génocidaires, mais pour protéger des populations. Par ailleurs, certains journalistes français accusent la France d’avoir armé les génocidaires. Or le génocide est le fait de milices Hutu et non de l’armée rwandaise. Je suis allé sur le terrain en y accompagnant certains de ces journalistes. C’était ma fonction en tant qu’officier de presse. Nous n’avons pas dû voir la même chose.

 

En Bosnie et au Kosovo, pensez-vous encore que la France a fait les bons choix ?

La bonne cause est celle de la paix. La France fait le bon choix quand elle vient au secours de populations dans la détresse. C’était le cas en Bosnie. Les différentes parties prenantes n’étaient pas plus reluisantes les unes que les autres. Quand nous sommes intervenus avec la force de réaction rapide à l’été 1995 pour faire cesser le tir des artilleurs serbes sur la ville de Sarajevo, c’était juste. Des massacres ont bien eu lieu. Nul ne peut le nier. C’est pour cela que je n’ai eu aucun état d’âme à tout mettre en œuvre, plus tard, pour rechercher et arrêter les criminels de guerre d’origine serbe.

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Et l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo ?

Le but était de mettre fin à un conflit dont les populations civiles étaient les victimes. Les militaires que nous étions sont restés neutres et ont obéi aux ordres du chef des armées. Il est vrai que sur un plan politique, le choix avait été fait de privilégier le soutien à la population albanaise du Kosovo. L’UCK (l’armée de libération du Kosovo), quant à elle, a cherché à détruire les églises ou les monastères orthodoxes pour éradiquer la présence serbe. Oui, nous avons servi la bonne cause, celle de la paix. Et nous avons affronté ceux qui n’en voulaient pas.

 

En Bosnie, vous affirmez que l’éclairage de la DGSE n’a rien apporté d’important. Vraiment ?

Sur le terrain, nous n’avons jamais eu de renseignement intéressant en provenance de la DGSE. Nous avons poursuivi seuls nos recherches avec les équipes de recherche du 13e RDP, les analystes de la direction du renseignement militaire(DRM), le GIGN et le commandement des opérations spéciales (COS). Le lien entre la DGSE et le COS est celui entre un service de renseignement et un commandement qui conduit des opérations spéciales. Le lien en revanche a été très fort et efficace entre COS et DRM.

 

Que nous a apporté notre si long engagement militaire en Afghanistan ?

L’Afghanistan a été le creuset du COS actuel. Son engagement a duré quatre ans, de 2003 à 2007. Si quelques équipiers du 13 sont restés sur place, le COS revient sur le théâtre afghan en décembre 2009. Ce détachement Jehol deviendra la Task Force 32 et restera jusqu’à la fin de la présence des troupes françaises en 2013. Les FS sont revenues très aguerries. Les procédures comme les matériels ou équipements se sont améliorés. Surtout, la cohésion et la confiance se sont développées et ont permis une redoutable efficacité comme l’a démontré son action au Sahel depuis 2013.

 

En Libye, nos FS ont-elles été bien utilisées ?

Oui. Elles ont permis au départ d’aider à l’organisation de centre opérationnel chez les rebelles anti-Kadhafi, puis elles ont permis au chef d’état-major des armées comme aux décideurs politiques d’avoir une vision juste de ce qui se passait. Enfin, elles ont aidé nos avions et à nos hélicoptères à appuyer efficacement les forces d’opposition qui ont vaincu l’armée de Kadhafi.

 

Comment expliquez-vous les nombreux ratages constatés sur le terrain ?

Près de 120 de nos demandes d’appui n’avaient pas abouti, sans doute par un défaut d’organisation ou une méconnaissance des procédures otaniennes. Les demandes d’appui aérien sont un processus complexe, encore plus en coalition. Après la mise en place d’officiers de liaison aux bons endroits, nous avons pu traiter nos objectifs normalement.

 

Kadhafi aurait-il été éliminé par des équipes françaises pour le faire taire définitivement ?

Non. Je rejette cette thèse. Le convoi dans lequel se trouvait Kadhafi a été un objectif d’opportunité qui a attiré l’attention, car il était important et comprenait des véhicules d’autorités de type 4X4. Kadhafi a fini comme un certain nombre de dictateurs assassinés par une foule en colère.

 

En Irak, nos FS ont-elles rempli d’autres missions que de la formation et du renseignement ?

Les FS sont polyvalentes, donc en mesure de mener de très nombreuses missions différentes. En Irak, elles ont été mises en place pour soutenir les forces kurdes irakiennes. Elles leur ont appris à se servir de canons de 20 mm donnés par la France. Nous leur avons apporté aussi notre soutien en renseignement grâce à des moyens de la DRM. Elles n’ont pas été en première ligne, mais ont appuyé la progression des Kurdes, notamment grâce à des appuis aériens.

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Pas de combats au côté des Kurdes ? Pas de ciblage de responsables djihadistes ? Vous confirmez ?

Les FS étaient en soutien des Kurdes. Ce sont eux qui ont vraiment combattu, puis gagné. Cela ne veut pas dire que nos soldats n’ont pas ouvert le feu, soit pour appuyer les Kurdes soit pour se défendre.

 

Au Mali, ne fallait-il pas plier bagage dès le succès de Serval, sans s’installer comme nous l’avons fait avec Barkhane ?

La France intervient en janvier 2013, à la demande du Mali, pour arrêter les djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako. Avec succès. Mais la résolution d’une crise ou d’un conflit ne se fait pas uniquement par les armes. Elle comporte trois piliers : la sécurité, le développement économique et une bonne gouvernance politique. Or, ces deux derniers piliers sont clairement chancelants. Le chômage fait que les jeunes s’engagent dans les « katibas » djihadistes moins par conviction que pour y percevoir un salaire. La stabilité politique n’est pas établie et le dialogue nord-sud reste dans les limbes. Barkhane est là pour permettre aux deux autres piliers de se développer. Si Barkhane s’en allait, je crains fort que les djihadistes reprennent la route de Bamako.

 

L’action des FS au Sahel est-elle suffisante et soutenable dans la durée ?

Compte tenu de l’immensité du Sahel, les seules FS ne suffiraient évidemment pas. Il est nécessaire de disposer de troupes qui tiennent le terrain. Les FS peuvent alors intervenir par des actions ponctuelles à fort effet démultiplicateur. Leur niveau d’engagement actuel me paraît possible sur la durée. Retirer les bataillons de Barkhane pour ne garder qu’une force d’intervention de type Sabre ne serait possible que si une armée robuste tenait le terrain. Il pourrait s’agir d’une force européenne, mise en œuvre par l’ONU, interafricaine ou une armée locale.

 

En Somalie, vous critiquez assez durement l’opération ratée de libération de Denis Allex…

Je ne critique pas les hommes qui l’ont menée. Ils se sont battus « comme des princes avec un courage exemplaire », écris-je dans mon ouvrage. Trois d’entre eux sont morts dont deux les armes à la main. Nous devons respecter leur mémoire comme le deuil porté par leurs familles. Ils sont morts en héros.

 

La DGSE a-t-elle eu tort de retenir l’option proposée par son service action (SA) ?

Il me semble nécessaire de mettre à plat les organisations à partir de cet échec. La direction technique de la DGSE a réussi un véritable exploit en localisant le lieu de détention de Denis Allex. Mais ensuite, il s’agit d’une opération militaire. Elle n’avait rien de clandestin. Il était nécessaire qu’elle soit discrète. L’effet de surprise participe de la réussite d’une action. Ma critique porte sur l’organisation telle qu’elle existe aujourd’hui. Le rapport parlementaire de Jacques Gautier et Daniel Reiner exprime quelques propositions d’évolution.

 

Aurait-on pu vraiment faire autrement et mieux ?

On ne réécrit pas l’histoire. Je ne me permettrais jamais de penser que le COS  aurait mieux fait. Il aurait fait différemment sans doute, compte tenu de sa culture propre. Il s’agissait d’une opération militaire engageant des moyens interarmées et interalliés donc du ressort d’une composante purement militaire comme le COS. L’utilisation d’une unité se disant clandestine n’avait ici aucun intérêt. Si elle avait été réussie, une telle action aurait été connue et la France désignée. Or l’intérêt de la clandestinité est de ne pas apparaître, que l’action soit réussie ou ratée.

 

Êtes-vous vraiment sûr qu’il n’y a eu aucun retex commun entre le COS et la DGSE après cette opération ?

J’en suis certain ! Des hélicoptères du COS avaient été engagés. J’avais donc moi-même demandé un retour d’expérience en commun. J’ai eu droit à une fin de non-recevoir. Je l’ai vivement regretté.

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Pourquoi cette sévérité de votre part à l’égard des « cousins » du SA ?

Je ne pense pas être sévère. J’explique ce que j’ai entendu, vu et vécu. Il y a un mélange des genres dès lors que vous menez une opération militaire du type spéciale avec une unité formée pour agir avec des petits effectifs et en clandestinité. Le montage d’une telle opération, sa sensibilité et sa complexité ne peuvent reposer que sur une parfaite objectivité. Or, dans ce cas, la subjectivité était beaucoup trop prégnante. Pour le SA, il s’agissait avant tout de sauver un ami. Je ne saurais les en blâmer. Mais même avec de grands professionnels, on ne réagit pas de la même façon lorsque l’affectivité entre en jeu.

 

Pensez-vous vraiment que le concept de clandestinité ne soit plus de mise ?

Il me paraît indispensable de conserver un service action. Mais avec un nombre d’agents moins important et uniquement dédiés à la clandestinité, laquelle devient, avec la biométrie qui se généralise, de plus en plus difficile. À notre époque numérique, le concept de clandestinité doit être revu de fond en comble. Que reste-t-il de secret aujourd’hui ? Nous laissons tellement de traces numériques qu’il est de plus en plus difficile de conserver un secret. Tout finit par se savoir.

 

On a souvent l’impression que le COS et la DGSE évoluent dans un monde de sous-entendus, de non-dits et parfois de croche-pieds. Pourquoi ?

Sans doute parce que les choses ne sont pas toujours claires. D’où mes propositions de réorganisation lorsque j’étais commandant des opérations spéciales et directeur du renseignement militaire.

 

Croyez-vous toujours nécessaire d’intégrer les 500 personnels du SA au sein du COS ?

Oui, je pense que cela serait utile et bénéfique, car les rôles de chacun seraient plus clairs et l’ensemble serait plus efficace. Cela renforcerait les effectifs du COS, allégerait la charge pour les opérateurs et leur permettrait de parfaire plus régulièrement leur entraînement et les formations nécessaires à leur emploi.

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Quel pays étranger pourrait nous montrer la voie ?

Je pense aux SAS ou SBS britanniques. Ils agissent sous les ordres du  Director of Special Forces (DSF) en tant que forces spéciales. Nous les avons retrouvés en Afghanistan, mais aussi en Irak et en Syrie. Et une partie d’entre eux agit aussi au profit du MI6 (Military Intelligence section 6), le renseignement extérieur du Royaume-Uni.

 

Comprenez-vous que certains estiment que vous réglez des comptes avec la DGSE ?

Quel serait mon intérêt ? J’ai quitté l’institution militaire il y a presque quatre ans. J’ai rejoint un grand groupe français dans lequel je continue de participer, différemment, à la sécurité de notre pays. Dans ces mémoires, il s’agit de mettre en lumière les actions menées par nos forces spéciales au service de la France et de revenir sur certains épisodes qui m’avaient marqué en les analysant. J’en tire bien sûr des conclusions. Certaines d’entre elles ont déplu, c’est donc qu’elles avaient une certaine justesse. Ceux qui prétendent que je règlerais des comptes ont tort et ils le savent. Ils veulent juste que les points de vue qu’ils ne rédigent pas eux-mêmes ne soient pas rendus publics. La France se doit de disposer des meilleurs moyens d’action. Pour cela, il ne faut pas mettre la poussière sous le tapis. Il faut débattre et réformer lorsque c’est nécessaire.

 

Certains lecteurs ont trouvé vos appréciations sur la DGSE trop polémiques. Fallait-il être aussi précis, au risque de satisfaire nos ennemis ou concurrents ?

Je n’ai pas cherché à polémiquer, mais à raconter et à expliquer une partie de ce que j’avais vu lorsque j’étais en fonction. Pour mémoire, la DGSE est un service de renseignement. Le COS est un commandement qui conduit des opérations spéciales. La DGSE n’a pas les capacités à mener des opérations militaires. Or, c’est ce qu’elle a cherché à faire. Mes propos ont toujours été francs. Quant à leur précision, je m’exprime sur des opérations anciennes, en protégeant le secret nécessaire. On ne remonte jamais deux fois la même opération. Nos adversaires peuvent s’en inspirer, mais ils risquent d’être déçus, car conformément à leur devise, les FS agiront autrement.

 

Après dix années passées dans les cercles du pouvoir, quelle est votre appréciation sur le degré réel de culture militaire et stratégique de nos décideurs ?

Je vais vous étonner, mais j’ai été surpris en bien par la connaissance des armées qu’avaient les députés ou sénateurs qui m’ont auditionné. Certains peuvent avoir des idées préconçues, mais dès qu’ils s’y intéressent, ils en ont rapidement une vue assez juste. Cela m’a permis de voir combien les armées comptent pour nos décideurs.

 

Au terme de quarante ans de carrière, dont trente-cinq dans les FS, quelle serait votre devise ?

Je retiens celle qu’avait dite dans son homélie monseigneur Luc Ravel, alors évêque aux armées, lors d’une Saint-Michel à Souge, reprenant la devise du 13e RDP et la complétant : « Au-delà du possible, rien n’est impossible ! »

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Photo : Entretien avec le général Christophe Gomart. Crédit photo : Unsplash

À propos de l’auteur
Frédéric Pons

Frédéric Pons

Journaliste, professeur à l'ESM Saint-Cyr et conférencier.
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