Après la mort accidentelle du Président Idriss Déby le 20 avril 2021, le Tchad s’est doté d’un Conseil militaire de transition pour assurer la continuité de l’État. Entretien avec le Premier ministre du Tchad Albert Pahimi Padacké pour un point d’étape sept mois après la mise en place du CMT. Perspectives pour l’avenir de ce pays.
Revue Conflits : Vous connaissez peut-être la formule de Montesquieu : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Certains observateurs et opposants affirment que Mahamat Idriss Déby Itno souhaite volontiers conserver le pouvoir et ne pas mener la transition à son terme. Qu’avez-vous à leur répondre ?
Albert Pahimi Padacké : Rappelons d’abord posément le contexte dans lequel a été installé le Conseil militaire de transition (CMT). Après la mort du maréchal Déby — dans les circonstances imprévues et tragiques désormais connues de tous — le président de l’Assemblée nationale, M. Kabadi, aurait dû, selon l’ordre constitutionnel existant, mener en effet la transition. Il a refusé, aux vues des conditions exceptionnelles dans lesquelles se trouvait le Tchad, d’assumer ce rôle et a affirmé sa volonté qu’un CMT assure la sécurité du pays. Tout en exigeant que ce CMT s’engage à assurer une transition démocratique dans un délai modéré, la communauté internationale s’est engagée à soutenir et accompagner ce processus.
Ce genre d’évènements exceptionnels amènent évidemment leurs lots de desseins séditieux dans n’importe quel pays et leurs conséquences sont systématiquement tragiques pour les populations si l’on n’y prend pas garde. C’est dans ce contexte contraint par les évènements, au sein duquel se multipliaient les menaces intérieures et extérieures, que le Général Mahamat Idriss Déby Itno a pris la tête du CMT. Sa mise en place a d’ailleurs été immédiatement reconnue par nos alliés du G5 Sahel, signe que cette mesure d’urgence était l’unique voie adaptée aux périls qui nous menaçaient.
Après la mort du maréchal Idriss Déby Itno, beaucoup de nos concitoyens et certains observateurs, autoproclamés « tchadologues », prévoyaient une double catastrophe : d’abord, la déstabilisation, voire la désintégration du Tchad, voué à entrer dans une période indéterminée de guerre civile sanglante. D’autres considéraient que la mort d’Idriss Déby signait le début d’une longue période de déstabilisation de l’ensemble de la sous-région avec, à court terme, une ère de domination des groupes armés terroristes…
Pourtant, aucun de ces scénarios catastrophes n’est advenu, Dieu merci. Et il serait de bonne foi de reconnaître que, si le pays n’a pas sombré, c’est très largement la conséquence de la mise en place du CMT qui, rappelons-le, est un organe d’exception, préalable à une transition démocratique. Une Charte de transition a prévu un délai de 18 mois avant la tenue d’élections libres et démocratiques. Cette temporalité reste un objectif, mais nécessite la pleine mobilisation des forces vives du pays, des groupes politico-militaires, de la société civile et des oppositions pour construire ensemble un dialogue national inclusif, et j’insiste sur ce dernier terme « inclusif », qui nous conduira vers les élections. L’union sacrée des enfants du pays, d’ici et d’ailleurs, reste aujourd’hui, le préalable nécessaire à la réussite de la transition. Je note avec honneur, la foi des Tchadiens dans leur pays que témoigne éloquemment l’engouement général pour le dialogue, constatée à travers les pré-dialogues à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Je note avec honneur, la foi des Tchadiens dans leur pays que témoigne éloquemment l’engouement général pour le dialogue, constatée à travers les pré-dialogues à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Revue Conflits : Où en est-on aujourd’hui, après la nomination d’un nouveau parlement de transition et la préparation du dialogue national ? Quelles sont les prochaines étapes concrètes pour préparer les échéances électorales à venir ?
Albert Pahimi Padacké : Aujourd’hui, force est de constater que le CMT et le gouvernement civil de transition doivent se battre sur de nombreux fronts : un front sécuritaire intérieur face aux tentatives de déstabilisation, un front régional pour contribuer à la lutte contre les groupes terroristes armés à l’échelle — immense — sahélienne, un front économique et budgétaire délicat et évidemment un front sanitaire, car nous n’échappons pas non plus à la pandémie de Covid-19. Et, comme vous le soulignez, un front constitutionnel avec la préparation d’une transition vers un régime civil. Chacun s’attelle à sa tâche pour répondre à l’ensemble de ces défis. C’est un travail de titan qui appelle au rassemblement de l’ensemble des forces vives du pays.
Quant à la transition, elle poursuit son cours. Le parlement provisoire — dénommé Conseil National de Transition (CNT) — a été nommé par décret du chef de l’État le 24 septembre dans un cadre conforme à la Charte de transition. Ce parlement provisoire compte 93 membres. Nous nous sommes efforcés d’avoir un organe représentatif de l’ensemble de la société tchadienne et, surtout, que le parlement de transition fasse la part belle aux oppositions, sans lesquelles la transition démocratique ne pourra jamais être construite. Nous sommes ravis qu’un grand nombre d’opposants d’hier aient répondu à notre appel, je tiens ici à les saluer. Rappelons aussi qu’il compte plus de 30 % de femmes et de jeunes, c’est assez inédit dans notre histoire. Quant à ses prérogatives, elles ont été fixées dans la Charte de transition. Le CNT vient de publier son règlement intérieur qui en précise les termes opérationnels.
La prochaine étape est évidemment la tenue du dialogue national inclusif, déjà en préparation avec de multiples rencontres techniques avec les oppositions et les groupes politico-militaires. Elles se déroulent dans un climat courtois et apaisé, que nous saluons, et commencent à porter leurs premiers fruits. Puis, enfin, viendra la tenue d’élections libres et démocratiques en 2022. Je me dois aussi de tenir un discours de vérité : la préparation des élections a aussi un coût qui, dans un contexte budgétaire contraint, est difficilement soutenable par notre seul pays. L’aide de nos alliés traditionnels, mais aussi de l’ensemble de la communauté internationale, est précieuse et nous saurons l’accueillir avec gratitude. Pour l’instant, elle se fait attendre alors que le délai de transition continue à courir.
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Revue Conflits : Depuis l’arrivée au pouvoir de Mahamat Idriss Déby Itno, un accent semble être mis sur les forces armées tchadiennes. Citons entre autres un redéploiement des forces tchadiennes depuis août, le doublement des effectifs d’ici 2022, ou encore la revalorisation de la solde des militaires… Est-ce le signe que le Tchad aspire à devenir le fer-de-lance de la guerre contre les groupes armés terroristes qui essaiment encore dans la zone sahélienne ?
Albert Pahimi Padacké : La résilience des groupes armés terroristes est forte. Leurs politiques de terreur des populations civiles se poursuivent et leurs capacités d’actions peuvent, malheureusement, être parfois supérieures à certaines des armées des pays africains. Les pays du Sahel n’échappent aujourd’hui pas à l’intensification de cette menace, mais aussi à l’apparition de nouveaux périls. Et ces périls ne se limitent pas au Sahel. Regardez la Côte d’Ivoire, regardez le Bénin ou encore l’Afrique centrale ! La réforme de notre armée, centrée entre autres sur une augmentation de ses effectifs, a en effet vocation à répondre à la hausse des périls sécuritaires. Voyez la superficie du territoire dans lequel nous agissons et la montée en puissance des groupes armés terroristes ! Nous devons répondre à ces périls en haussant notre niveau de défense tant en nombre qu’en qualité.
Je sais que le rôle de mon pays est capital dans la lutte contre les groupes terroristes et pour la stabilité de la région sahélienne. Nous nous efforçons de nous donner les moyens de répondre à la menace et de consolider notre outil militaire, dont l’excellence est déjà reconnue en Afrique. J’en profite pour saluer le sacrifice des soldats qui font la fierté de leur pays.
Du fait de son histoire et son implantation géographique, le Tchad a toujours joué le rôle de « parechoc » face à la diffusion des groupes armés terroristes qui, rappelons-le, circulent sur un territoire immense et difficilement contrôlable. Si mon pays est une cible privilégiée, c’est précisément parce que nos adversaires savent que nous affaiblir reviendrait à affaiblir tout le Sahel et s’ouvrir la voie vers l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
Si mon pays est une cible privilégiée, c’est précisément parce que nos adversaires savent que nous affaiblir reviendrait à affaiblir tout le Sahel et s’ouvrir la voie vers l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
Mais nous n’avons pas la volonté de prendre un quelconque leadership. Le Tchad ne mène pas cette lutte seul, nul ne le peut. Nous agissons en coordination avec nos partenaires du G5 Sahel, dont nous souhaitons que la force conjointe monte en puissance. Le Général Mahamat Idriss Déby Itno a d’ailleurs rappelé lors de la 5e session extraordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement du G5 Sahel qu’un soutien multiforme à cette force conjointe et aux États membres est une nécessité pour sa montée en puissance opérationnelle et son autonomisation, notamment financière. Nos partenaires devraient entendre cette requête avec toutes les attentions.
Nos soldats prennent avec bravoure leur part du fardeau, avec nos alliés du G5 Sahel, mais nous appelons la communauté internationale à nous apporter son soutien. Car la sécurité du Sahel est aussi celle de l’Afrique et, dans une certaine mesure, celle de l’Europe vu la capacité de projection des groupes terroristes armés. Il vaut mieux éteindre ce feu à distance plutôt que d’attendre qu’il arrive à soi, ce serait trop tard.
Revue Conflits : Le territoire tchadien est souvent menacé par des incursions militaires, venues de RCA dernièrement, ou encore des rebelles du FACT. Voyez-vous, en sous-main, l’influence opérationnelle directe ou indirecte de pays étrangers, qui seraient tentés de déstabiliser le pays ?
Albert Pahimi Padacké : Je me référerai ici à la déclaration officielle du Tchad, exprimée en son temps par notre ministre des Affaires étrangères, Chérif Mahamat Zene, qui a, au nom du gouvernement, a été parfaitement clair sur ce point. Nous condamnons toute tentative d’ingérence extérieure, car elle pose un problème sérieux pour la stabilité du Tchad. Et nous mettons en œuvre tous les moyens pour les contrer. La souveraineté du Tchad n’est pas négociable !
Nous sommes malheureusement entourés de pays parfois instables, où nous constatons l’existence de mouvements armés, avec une présence, directe ou pas, de puissances étrangères. Des mercenaires russes de la société Wagner sont en effet présents en Libye et en République centrafricaine et peuvent parfois avoir des contacts suspicieux avec des groupes hostiles à notre pays. La tentative d’incursion au Tchad, à la frontière centrafricaine, où nous avons perdu des soldats, est venue d’une région où la présence de ces mercenaires est avérée. Nous attendons les résultats de l’enquête. C’est une préoccupation évidemment, mais nous ne laisserons aucune force tenter de déstabiliser le pays. Le peuple tchadien est unanime de ce point de vue !
Revue Conflits : Le redimensionnement de l’opération Barkhane marque une évolution dans la coopération militaire entre la France et le Tchad. Comment doivent, selon vous, se dessiner les futures relations franco-tchadiennes, notamment sécuritaires, dans ce nouveau contexte ?
Albert Pahimi Padacké : La France a, de longue date, été l’un de nos partenaires privilégiés dans la lutte contre le terrorisme dans la région, notamment via son engagement par l’opération Barkhane. Nous avons, par la force de l’Histoire, des liens particuliers : nous avions été parmi les premiers à rejoindre la France libre pendant la Seconde Guerre mondiale. Les soldats français et tchadiens ont toujours combattu côte à côte et sont même parfois tombés ensemble au service d’un seul et même objectif commun : assurer la paix et la stabilité dans la zone sahélienne et empêcher la diffusion des groupes armés terroristes. Le choix de la France de restructurer sa présence militaire au Sahel et au Sahara est une décision souveraine que nous respectons pleinement. Il ne nous revient pas d’émettre quelques jugements que ce soit.
Ce choix n’empêchera pas, je l’espère, la poursuite de collaborations entre nos armées, à travers la formation des soldats par exemple ou encore l’échange d’informations. Mais le Tchad est loin d’être isolé. Le Général Mahamat Idriss Déby Itno a d’ailleurs récemment rencontré le président Emmanuel Macron ou le président Erdogan pour évoquer, entre autres, la sécurité dans la zone sahélienne. D’autres rencontres bilatérales viendront. Et nous agissons toujours de concert avec les pays membres du G5 Sahel. Pour nous, le redimensionnement de l’opération Barkhane ne signifie pas le départ de la France qui s’est tant investie dans cette lutte commune contre le terrorisme.
Revue Conflits : Une grande partie des groupes rebelles tchadiens semblent disposés à participer au dialogue national inclusif, avec tout de même quelques conditions, auxquelles Mahamat Idriss Déby Itno pourrait répondre positivement. C’est une victoire politique pour le président du CMT. Comment expliquer que quelques irréductibles, notamment les opposants rassemblés sous la bannière du Wakit Tama, refusent encore le dialogue ? Malgré leur forte défiance envers le CMT, êtes-vous prêt à leur tendre la main ?
Albert Pahimi Padacké : La situation que connaît notre pays est exceptionnelle. Elle invite chacun des Tchadiens à se rassembler pour envisager la suite et à relever un ensemble de défis communs, en premier lieu la paix et la stabilité. La solution aux problèmes du Tchad est, évidemment, éminemment politique. Mais, pour y parvenir dans la paix et la sérénité, elle appelle l’ensemble des forces vives du pays à se rassembler autour d’une table pour construire le Tchad de demain. Ce qui appelle au dépassement de soi, des egos et des calculs personnels nocifs. Beaucoup de Tchadiens de l’intérieur et de l’extérieur ont d’ailleurs haussé leur vision de l’intérêt national pour entendre la voix de la paix et de l’union sacrée. Il faut les en féliciter.
Plus qu’une victoire personnelle du Général Mahamat Idriss Déby Itno, la bonne disposition de la plupart des groupes politico-militaires à participer au dialogue national inclusif est un soulagement pour l’ensemble du pays et témoigne que la préparation du dialogue national se passe dans l’intérêt de tous. Les groupes armés ont posé plusieurs conditions à leur participation, que nous allons très précisément examiner afin de définir celles que nous trouvons, ou non, acceptables. Nous nous efforcerons ensuite de leur donner des suites concrètes.
Les groupes armés ont posé plusieurs conditions à leur participation, que nous allons très précisément examiner afin de définir celles que nous trouvons, ou non, acceptables.
Parmi ces compatriotes qui se sont retrouvés hier dans une position d’illégalité, il y en a qui ont été condamnés parfois à des peines de prison. L’objet premier d’un pré-dialogue avec eux serait de s’accorder sur les modalités de leur participation au dialogue national inclusif dans des conditions optimales de sécurité physique, juridique et judiciaire. Ces conditions remplies, chacun pourra librement faire valoir ses propositions pour le Tchad au sein du dialogue inclusif. Ce pré-dialogue n’aura pas vocation de vider le dialogue national inclusif de sa substance.
Mais nous réaffirmons notre volonté : intégrer l’ensemble des forces vives du pays dans un dialogue commun. Pour cela, chaque Tchadien doit avoir le sentiment d’être représenté et aucune exclusion du dialogue n’est permise. Cela vaut évidemment pour celles et ceux, mêmes minoritaires, qui traînent encore le pas, mais qui sont malgré tout évidemment bienvenus dans le dialogue. La main tendue ne sera jamais baissée tant qu’un Tchadien sera en dehors du dialogue ; tout en sachant que l’unanimité n’est jamais atteinte et n’est d’ailleurs pas l’apanage de la démocratie.