Bien que bénéficiant du parapluie antidjihadiste de Damas, alaouites, chrétiens, druzes, mais aussi chiites et ismaéliens sortent considérablement affaiblis par dix ans de guerre.
Le 21 novembre 2021, la première faculté de théologie (privée) de Syrie ouvrait ses portes à Damas en présence de hauts responsables du gouvernement syrien et du patriarche d’Antioche de l’Église grecque catholique melkite Mgr Youssef al-Absi, dont l’Église est à l’initiative de cet institut unique en Syrie. Lueur d’espoir dans les ténèbres ? Si le pouvoir s’appuie sur la permanence de son discours de tolérance et de rempart contre le fondamentalisme islamique, force est de constater que les minorités de Syrie accusent un certain affaiblissement dix ans après le déclenchement du conflit.
L’addition des alaouites, des druzes, des ismaéliens et des chrétiens totalisait en 2011 un ensemble hétéroclite de 35 % de la population syrienne, une proportion qu’ils peinent à tenir aujourd’hui en partie dû au fait d’un taux de fécondité plus faible que celui des sunnites. Assad a remporté son pari, en se débarrassant de populations sunnites rurales qui lui étaient hostiles venues grossir les rangs des 7 millions de réfugiés de Turquie, du Liban et de Jordanie. Mais les minorités sortent exsangues démographiquement, socio-économiquement et moralement. Dès les premières étincelles de la révolte, ils n’étaient qu’une poignée d’alaouites et de chrétiens à rejoindre le mouvement de contestation contre le régime à l’image de la générale alaouite Zubaida al-Meeki, première femme officier à faire défection, de sa coreligionnaire l’actrice Fadwa Soliman à Homs ou de Monzer Makhous représentant de la coalition nationale des forces révolutionnaires et d’opposition syriennes en France, ou encore du marxiste Georges Sabra, éphémère président du Conseil national syrien, et de l’opposant historique Michel Kilo décédé en 2021. Mais aux slogans de concorde et d’unité, celui scandant « les alaouites au cercueil et les chrétiens à Beyrouth » se fait entendre dans les manifestations du printemps 2011 à Homs. Qualifié de pompier pyromane par ses détracteurs, le discours de Bachar al-Assad « moi ou le chaos » s’avère payant. Les élites alaouites, chrétiennes et druzes voient pour la plupart le régime comme le seul bouclier en mesure de conserver la Syrie à l’abri des islamistes, dont certains ont été libérés de prison pour aller grossir les rangs d’une rébellion de plus en plus acquise à la cause du djihad. Tandis que les chancelleries occidentales se désintéressent de leur sort, rejetant l’hypothèse d’une confessionnalisation du conflit, Damas exploite à l’envi cette carte. En cela le pouvoir peut légitimement se porter garant de la protection des alaouites ses coreligionnaires, mais aussi des chrétiens qui, déçus de la France, ont porté leur suffrage à la Russie, nouvelle Rome qui a repris le flambeau de la protection des chrétiens d’Orient. Du reste, l’opposition en apparence laïque n’est-elle pas noyautée dès les prémices et à l’internationale par les Frères musulmans, structure la mieux lotie et la plus apte à conserver la réalité du pouvoir ?
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Fleuves de sang
Les élites minoritaires voient en Assad le moindre mal, le cynique protecteur. Dépassée par la multiplication de fronts, les forces loyalistes ne peuvent empêcher ou s’accommodent du fait que des régions entières fassent l’objet d’une épuration ethno-confessionnelle, comme à Idleb ou Homs et dans certains villages de la région d’Alep. De quoi nourrir la thèse d’un affrontement confessionnel. Des villageois alaouites font ainsi l’objet de sanglantes représailles par les opposants sunnites assoiffés de revanche contre le régime qui n’hésite pas à recourir aux chabihas, ces fiers-à-bras chargés d’exécuter ses basses œuvres, massivement recrutés dans les rangs de cette communauté hétérodoxe tardivement reconnue comme adhérant à la famille chiite.
Rares sont les médias occidentaux à s’émouvoir des destructions d’églises à Jisr al-Shughur dans la province d’Idleb, de la prise et du sac de la bourgade arménienne de Kessab par des rebelles sponsorisés par la Turquie en 2014. Victimes de spoliations et d’enlèvements massifs contre rançon dès les premiers mois du soulèvement, les chrétiens voient se dérouler chez eux la répétition du martyre de leurs frères d’Irak. La région de Homs, qui abrite la troisième ville du pays, se retrouve en 2012 vidée de ses chrétiens à 99 %, alors qu’ils étaient plus de 160 000 un an auparavant. Dans les régions du nord-est syrien, ils se retrouvent pris entre le marteau kurde et l’enclume de la Turquie, qui parraine les mouvements islamistes de la région.
Pour pallier l’affaiblissement du tissu social causé par l’émigration massive de la bourgeoisie chrétienne, le pouvoir a entamé après la fin de la bataille d’Alep plusieurs travaux de restauration de lieux de culte, comme la cathédrale arménienne des 40 martyrs à Alep. En 2017, la Chambre des députés élut son président en la personne de Hammouda Youssef Sabbagh, de confession syriaque orthodoxe. C’est une première depuis Farès el-Khoury, qui occupa ce siège de 1938 à 1939. Réduite des deux tiers, la communauté arménienne est surreprésentée au Parlement avec un député pour Alep et un second pour Damas.
La communauté chrétienne affiche aujourd’hui un visage divisé entre ceux qui sont demeurés loyalistes et qui sont essentiellement regroupés le long de la « Syrie utile » sur l’axe nord-sud et la côte méditerranéenne et la minorité de langue syriaque implantée dans la Djézireh qui se réduit comme peau de chagrin du fait d’une situation sécuritaire et socio-économique de plus en plus intenable.
De son côté, l’Organisation démocratique assyrienne ou encore la milice du Conseil militaire syriaque affiliée aux PYD kurde réclament une autonomie culturelle pour les chrétiens de langue araméenne dans le cadre d’un État syrien décentralisé qui reconnaisse l’existence de l’identité assyrienne ou syro-araméenne.
Les chrétiens de la vallée du Khabour et de la Mésopotamie syrienne, hâtivement rebaptisée Kurdistan syrien par les médias de gauche, y subissent une dégradation accrue de leurs conditions de vie du fait de la pression exercée par la Turquie qui assèche les villages en eau, un chômage massif, une recrudescence des enlèvements et des difficultés causées par les recrutements forcés de jeunes chrétiens par les milices kurdes. Prises entre trois feux ; la Turquie, le pouvoir central et l’administration locale kurde qui ne tolèrent pas de voix dissonante, les chrétiens se réduisent comme peau de chagrin et la vallée du Khabour, leur ancien sanctuaire, s’est vidée à 80 %. Ceux qui sont restés perçoivent d’immenses difficultés à recevoir de l’argent de la part de leurs familles réfugiées à l’étranger tandis que le salaire moyen oscille entre 20 et 50 dollars. Les Syriens doivent se plier au régime des sanctions qui se traduisent par une inflation galopante, de graves pénuries en médicaments et en biens de première nécessité, mais aussi par une crise sanitaire et énergétique sans précédent.
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Les alaouites, une communauté exsangue
La communauté à laquelle appartient la famille Assad a été fortement mise à contribution pendant la guerre pour se battre en première ligne. Au cours du mandat français (1920-1946), l’idée d’un État alaouite indépendant avait été caressée par les élites de cette région demeurée dans un état de sous-développement chronique et victime du mépris de la majorité sunnite. En 2015, alors que le régime était sur le point de tomber, l’hypothèse d’un « réduit alaouite » comme repli stratégique pour le pouvoir des Assad avait été à nouveau envisagée, jusqu’à ce que l’intervention militaire de la Russie ne bouleverse la donne. Mais loin de constituer un tout homogène, les alaouites ont eu à pâtir de l’autoritarisme du pouvoir, de la captation de l’économie par des réseaux et des clans mafieux à commencer par la mainmise des Makhlouf issus de la famille de la mère du président Bachar, Anissa. Leur population a été décimée dans certaines zones rurales mixtes dans le gouvernorat de Homs, des villages entiers ont été vidés de leurs jeunes, perçus comme de la chair à canon. En 2016, le quotidien allemand Die Welt publiait un document signé par des représentants alaouites appelant leurs coreligionnaires à se distancier du régime et à la formation d’une Syrie laïque et démocratique. Sans suite. Du reste, si quelques défections symboliques ont été enregistrées parmi des figures de la société civile, aucune milice alaouite ne s’est constituée pour combattre le régime.
Communauté ultra stratégique, les alaouites souffrent d’un effondrement de leur niveau de vie, et ont bon gré mal gré lié leur destin à celui d’un régime qui redistribue une rente étatique via l’embauche massive dans la fonction publique, l’armée et les services de sécurité. Malgré le peu d’empressement à servir comme soldat, la plupart des alaouites continuent de faire corps avec un régime perçu comme un bouclier à même de les protéger d’une revanche des sunnites. Les premières années du conflit tout comme la période de tension au début des années 1980 avaient témoigné à quel point les rancœurs ancestrales sont demeurées vivaces. Toujours est-il que la mise en disgrâce du grand argentier et cousin de Bachar al-Assad Rami Malhlouf au profit de la famille Al-Akhras (sunnite) de l’épouse du président marque la fin d’une ère et le transfert de fortunes au profit d’une nouvelle caste capitaliste à majorité sunnite et chrétienne.
Et les druzes ?
Contrairement aux chrétiens, les druzes de Syrie composent un tout homogène et disposent, à l’instar des alaouites, d’un repli territorial dans la région méridionale du Hauran, ou djebel druze, et la ville de Souweïda proche de la Jordanie. Cette communauté traditionnellement belliqueuse, qui a donné des grands noms à la résistance aux Français est forte de 600 000 membres (un peu plus de 2 % de la population syrienne). C’est la plus importante communauté du Proche-Orient, les druzes étant un peu plus de 200 000 au Liban, et environ 120 000 en Israël. Sans oublier les quelques dizaines de milliers de druzes demeurés dans le plateau du Golan occupé, d’où ils militent en faveur de Damas. Depuis l’échec de la tentative d’un coup d’État d’officiers druzes en 1966, cette communauté demeure marginalisée du pouvoir et des fruits de la rente et fait l’objet d’un contrôle étroit de la part du pouvoir central jusqu’à ce qu’ils reviennent en grâce dans les années 1990. Une partie importante des druzes syriens ont émigré en Amérique latine, tandis que leurs coreligionnaires restés au pays ont choisi de rester neutres dès les débuts de la révolte de 2011. Opposés à la conscription dans les forces loyalistes, les druzes ont opté pour l’autodéfense de leurs villes et de leurs villages contre les incursions des rebelles et des djihadistes. Mais ce fragile équilibre a été brisé avec l’assassinat en septembre 2015 d’un chef militaire druze qui entendait incarner une sorte de troisième voie, et dont le meurtre a été imputé par ses partisans aux forces de sécurité du régime. Frontalier de la Jordanie, le djebel druze est une plateforme du trafic de drogue et de la contrebande qui aiguise les appétits des rebelles comme des loyalistes. En juillet 2018, cette minorité encore relativement épargnée par la guerre a été rattrapée par le conflit lorsqu’une offensive de l’EI tue 250 civils druzes dans plusieurs villages autour de Souweïda et kidnappe une trentaine de femmes et d’enfants pour en faire des esclaves. Certains combattants druzes veulent y voir la main du pouvoir syrien pressé de les voir rejoindre le camp loyaliste. Un sentiment qui alimenta une fronde populaire à l’été 2020 sans précédent. Des milliers de druzes manifestent alors pour dénoncer la dégradation de leur niveau de vie et l’autoritarisme du régime. Certains journalistes veulent y voir un écho au printemps 2011…
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