Entre histoire et mémoire (4) : lectures sur la Guerre d’Algérie – Ferhat Mehenni

4 mars 2022

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Entre histoire et mémoire (4) : lectures sur la Guerre d’Algérie – Ferhat Mehenni

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Cet ouvrage ne traite pas de la guerre d’Algérie pas davantage que de la guerre civile des années 1990, bien qu’il s’y réfère. Il pourrait néanmoins prendre place dans cette veille bibliographique parce qu’il soulève la question qui s’est imposée à la plupart des États devenus indépendants, question qui n’a pas épargné l’Algérie : sur quelles bases fonder l’unité et l’identité de sociétés pluri-ethniques ?

Ferhat Mehenni, Réflexions dans le feu de l’action: Histoire de la renaissance du peuple kabyle, Paris, Fauves éditions, 2021, 376 p.

Le volume est une sélection des écrits de Ferhat Mehenni, textes de circonstance et d’autres d’analyses, qui retracent l’évolution politique d’un courant kabyle dont il est, depuis des décennies, l’un des porte-parole. Comment, pourquoi, les revendications identitaires qui étaient celles du Mouvement culturel berbère (MCB) à partir des années 1980 se sont-elles orientées en faveur de l’autonomie puis de l’autodétermination et maintenant aspirent à l’indépendance ? Le plan thématique qui a été choisi ne permet pas toujours de suivre cette évolution ; un classement chronologique des documents aurait sans doute été plus éclairant. On comprendra cependant que le propos de l’auteur n’était pas de bâtir l’histoire de sa mouvance, mais d’illustrer les différentes facettes de son cheminement politique.

Ferhat Mehenni a commencé sa vie publique comme musicien d’expression kabyle. Il appartient à la génération des chanteurs engagés apparue dans les années 1970, illustrée par Idir, Aït-Menguellet, Matoub Lounès et quelques autres. L’assassinat de Matoub Lounès en 1998 a fait du protestataire un martyr et donné aux artistes kabyles une dimension plus grave et militante. Ferhat dirige le Mouvement culturel berbère depuis les années 1980, puis, en réponse aux violences de 2001 (je reviendrai plus loin sur ces événements), il fonde le MAK (Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie). Les revendications kabyles n’étant pas satisfaites, le mouvement se radicalise et tente d’accéder à des tribunes internationales. Ferhat voyage, répond aux invitations de mouvements autonomistes, en Europe et au Québec. L’assassinat de son fils, en 2005, scelle son exil et il fonde à Paris, en 2010, l’Anavad, un gouvernement provisoire kabyle dont il avait annoncé la gestation, à Montréal, peu de temps avant. Tel est le parcours que l’on peut reconstituer à partir de ces textes qui proposent une autre écriture de l’histoire de l’Algérie ainsi qu’une redéfinition de l’identité kabyle.

Une autre histoire de l’Algérie

Pour préalable, la liberté et l’insoumission consubstantielle du peuple berbère que résument trois noms, Massinissa qui s’est levé contre Carthage, Jugurtha contre Rome et La Kahina contre les Omeyyades. Des historiens jugeraient que ces fondements identitaires n’ont été que de courts épisodes dans une longue histoire, mais on acceptera que cette trinité résistante serve d’ancrage[1]. Passés les soulèvements antiques puis les siècles qui ont donné à des dynasties berbères le premier rôle dans la conquête andalouse, la domination turque aurait exercé peu d’effet sur l’autonomie kabyle, tandis que la conquête française aurait été mise en question par le soulèvement de 1871.

En 1926, c’est un groupe majoritairement kabyle qui fonde l’Étoile Nord-Africaine et qui en cède la direction à Messali Adj afin d’ouvrir les rangs à la composante arabe de l’Algérie. Même partage suivi du même effacement au début des années 1950, quand se mettent en place les bases du FLN, des militants kabyles participant au soulèvement de la Toussaint en 1954, décidant du congrès de la Soummam en 1956, assumant le poids le plus lourd de la guerre à travers les maquisards des wilayas III et IV. Au bout du parcours, la victoire confisquée par l’ALN et les dirigeants venus de Tunisie et du Maroc qui s’emparent du pouvoir à l’été 1962 pour imposer une vision islamique et arabe du nouvel État. La majorité des pieds-noirs et des juifs ont alors quitté le pays, restent les Kabyles et les autres déclinaisons des sociétés berbères, sommés de se soumettre au principe unitaire.

« Depuis sa naissance à ce jour, l’État algérien est un État sans nation, chargé de gouverner des nations sans État (Kabyles, Touaregs, Chawis, Mozabites, Hartanis…)[2]. »

Un nouveau cycle de résistance commence alors, qu’entame la wilaya IV dès l’été 1962, suivie par l’ancienne wilaya III rangée derrière le premier parti politique kabyle, le Front des forces socialistes (FFS ) qu’avait fondé Aït Ahmed. L’insurrection s’achève quand l’unité nationale s’impose lors de la « guerre des sables » contre le Maroc, en 1963. Après cette date, les Kabyles rangent les armes, cherchant à gagner leur place en Algérie et à se faire entendre par-delà.

Quelques souvenirs heureux, comme le « printemps berbère » de 1980[3], la plupart tragiques comme la répression qui toucha la jeunesse kabyle en 2001 (muselée parce qu’elle était kabyle ou parce qu’elle résumait la désespérance de la jeunesse algérienne ?). Quelques avancées, comme la reconnaissance du tamazight, la langue berbère, comme langue nationale en dépit de l’arabisation imposée, et puis la création d’organisations propres, beaucoup d’associations culturelles, deux partis — le FFS, déjà cité, et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RDC) fondé en 1989[4] —, outre le mouvement que dirige Ferhat Mehenni, ainsi qu’une force originale apparue en 2001, celle des Âarch, la représentation traditionnelle des villages kabyles. Mais toujours pas de place reconnue dans l’ensemble national.

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Une construction identitaire

La question du droit et du respect des minorités s’est affirmée dans bien d’autres zones que le Maghreb. L’Europe a négligé de se poser la question au moment de la dislocation de la Yougoslavie, l’Espagne post-franquiste a pensé la résoudre par des autonomies et la Belgique y a répondu par un arrangement à trois composantes. Des échos s’en retrouvent en Italie, au Québec, et il serait long d’évoquer l’Irlande ou, moins dramatiquement, l’Écosse. C’est en prenant en compte ces exemples que le courant animé par l’auteur va chercher sa voie pour une « Kabylie qui [s’est trouvée] mal fagotée par la décolonisation[5] ». La Kabylie, un espace de 40 000 km2 (un peu moins que la région Bourgogne-Franche-Comté), densément peuplé, où la scolarisation en français plus intense qu’ailleurs a facilité un mouvement migratoire précoce, un peuple qui compterait dix millions d’habitants, en Algérie, et une diaspora de plus de deux millions, principalement établis en France[6].

En ses débuts, le Mouvement culturel berbère a voulu intégrer les revendications kabyles dans le plus vaste ensemble d’un peuplement autochtone qui s’étend de la Libye aux iles Canaries en passant par l’Égypte, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. Mais les Berbères de Libye représentent 2% de la population, ceux d’Égypte 0,1%, en Tunisie 2%. Ce n’est qu’en Algérie, où ils sont 15 à 20%, et au Maroc, 40 à 50%, que des revendications identitaires pourraient se faire entendre. Une unité culturelle aurait permis d’atténuer de telles disparités, mais il n’existe pas de langue unique, ni même de vecteur commun, et ces parlers s’écrivent aussi bien en alphabet arabe que latin ou bien en tifinagh.

« Nous sommes plutôt devant le cas des langues germaniques ou celui des langues slaves. Elles se ressemblent entre elles sans qu’il y ait de langue étalon comme dans le cas des langues latines[7]. »

La défense de l’amazighité a cependant stimulé un renouveau culturel qui, outre l’arabe, peut s’exprimer dans des langues que la colonisation et l’émigration ont rendues familières, le français et l’espagnol. Cette compétence linguistique a permis au mouvement d’échapper à l’enfermement territorial et au régionalisme.

Incidences internationales

À partir des années 1990, l’idée d’une unité berbère n’ayant pas donné grand-chose et chaque moment de mobilisation des Kabyles en Algérie ayant montré leur isolement au sein du pays, même lorsque leurs revendications s’exprimaient en des moments où l’opinion se montrait moins docile et résignée, le mouvement s’oriente vers une dimension transnationale. La notion de peuples autochtones développée au sein de l’ONU est devenue un moyen de pression sur les États, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a offert un levier aux partis indépendantistes des années 1950 et 1960. Un lobbying kabyle se développe, entre autres, aux États-Unis, au parlement québécois et au Forum permanent des Nations Unies pour les peuples autochtones.

Ferhat s’exprime dès lors à des tribunes les plus diverses : en Algérie, les universités kabyles, au Maroc, l’université du Mouvement Populaire, l’un des deux partis berbères du pays ; hors du Maghreb dans des régions aux identités fortes, comme le Québec et la Catalogne ; en France, il est invité à la fête de l’Huma, au centre Sèvres des jésuites, au foyer protestant d’Aubervilliers… Et la présence kabyle s’affirme à travers « les nouvelles technologies, Internet et les réseaux sociaux [qui] jouent un rôle fondamental dans ce processus de reconstruction et de patrimonialisation identitaire[8] ». Notons au passage que le kabyle fait partie des langues proposées par de multiples applications informatiques et des systèmes d’exploitation.

Voilà qui ne convient guère à Alger qui tient ces manifestations pour une menace de dissidence[9]. Afin de parer le risque d’une reconnaissance internationale, le gouvernement algérien a répondu par la proscription et le rejet du mouvement kabyle comme étant un parti de l’étranger — de la France d’abord, maintenant du Maroc et d’Israël. En avril, le MAK a été déclaré organisation terroriste au même titre que le mouvement islamique héritier du FIS, le Rachad. À l’été, les incendies qui ont ravagé la Kabylie ont été prétexte à accuser le MAK et le Maroc d’en être les boutefeux (on ne saisit pas bien la raison pour laquelle des Kabyles détruiraient leurs terroirs). L’année 2022 pourrait bien transformer ces crises en ruptures dont les répercussions se feront sentir en France.

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[1]         Soléna Cheny, « Approches historiographiques du discours de la résistance berbère », Dominique Valérian (ed.), Les Berbères entre Maghreb et Mashreq (VIIe-XVe siècles), Madrid, Casa de Velázquez, 2021.

[2]         Réflexions dans le feu de l’action, pp. 300-301.

[3]         « Ce fut le premier mouvement social qui creusa une brèche dans le monolithisme de la vie politique algérienne depuis l’accession du pays à l’indépendance nationale. » Alain Mahé, « Le mouvement culturel berbère du ‘printemps berbère’ d’avril 1980 aux émeutes d’octobre 1988 », Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles, Saint-Denis, Bouchène, 2001, pp. 463-493.

[4]         Ouali Ilikoud, « FFS et RCD : partis nationaux ou partis kabyles ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 111-112, 2006, pp. 163-182.

[5]         Réflexions dans le feu de l’action, p. 257.

[6]         Les trois quarts naturalisés français qui mettront plus souvent en avant leur origine algérienne que leur identité kabyle. Ferhat Mehenni n’aborde pas ce point.

[7]         Réflexions dans le feu de l’action, p. 141.

[8]         Ratiba Hadj-Moussa et Mohand Tilmatine, « Minorités et politique de la reconnaissance en Algérie. La Kabylie et le Mzab », Confluences méditerranéennes, n° 114, 2020, p. 145. Il faut ajouter à ces vecteurs une chaîne d’information : https://www.siwel.info/.

[9]         Mohand Tilmatine, « La Kabylie dans le Hirak algérien. Enjeux et perspectives », in Hérodote, n° 180, 2021, pp. 47-48.

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À propos de l’auteur
Marie-Danielle Demélas

Marie-Danielle Demélas

Docteur d’État en histoire et professeur honoraire de l'université de Paris III.

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