Énergie. Après l’explosion de Nord Stream, le défi de la sécurité et de la sûreté

11 octobre 2022

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Piping is seen on the top of a receiving platform which will be connected to the Coastal GasLink natural gas pipeline terminus at the LNG Canada export terminal under construction, in Kitimat, British Columbia, Wednesday, Sept. 28, 2022. (Darryl Dyck/The Canadian Press via AP)/VCRD131/22271771032029/MANDATORY CREDIT/2209290007

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Énergie. Après l’explosion de Nord Stream, le défi de la sécurité et de la sûreté

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Si les explosions sur les gazoducs russes Nord Stream, sont les prémices d’une nouvelle géopolitique de l’énergie, la solution pour la sécurité et la sûreté énergétiques est de produire notre propre énergie conventionnelle.

L’énergie, c’est la vie. Sans énergie, nous ne pourrions pas vivre. C’est pourquoi nos lointains ancêtres ont inventé le feu. L’utilisation de l’énergie est primordiale pour la vie : animaux et êtres humains se nourrissent parce que leurs corps nécessitent de l’énergie. Par ailleurs, l’énergie est aussi le sang qui coule dans les veines du système économique. Ces dernières années, au lieu de considérer l’énergie comme un bien vital, les militants écologistes ont réussi à inverser la logique en rendant l’énergie responsable de tous les maux de la planète, au point que l’on ne parle plus d’elle qu’en termes négatifs. L’énergie est devenue le symbole de la pollution et de la catastrophe climatique.

Il y a quelques jours, à la fin d’un cours, un étudiant m’a avoué qu’il avait été ébranlé parce que j’avais montré, avec des données, que la qualité de vie mesurée par l’indice IDH de l’ONU et l’espérance de vie à la naissance dépendaient de la consommation d’énergie par habitant. Cette corrélation est également valable avec les émissions de CO2 puisque 82 % de l’énergie utilisée dans le monde est une énergie fossile. Il n’y avait jamais pensé. Personne ne le lui avait jamais dit.

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Nécessité vitale de l’énergie

La crise actuelle suffira-t-elle à nous ramener au bon sens de la priorité absolue de disposer d’une énergie abondante et bon marché, comme l’ont dit les fondateurs de l’UE dans le passé[1] ? Ce n’est pas certain, tant la population a été endoctrinée par des messages négatifs, voire catastrophistes. Mais si la crise actuelle devait durer et s’aggraver, les politiques climatiques pourraient se heurter à une farouche opposition de la population tant il est vrai que celle-ci ne peut se passer d’une énergie abondante et bon marché comme le démontre la panique actuelle.

Grâce au développement de la technologie et de nos ressources énergétiques (hydrocarbures de la mer du Nord et énergie nucléaire), nous avons pu échapper aux crises pétrolières des années 70. Le terrorisme énergétique qui pourrait se développer dans un proche avenir entraînera des conséquences bien plus considérables, car nous sommes désormais beaucoup plus dépendants de la consommation d’énergie qu’il y a cinquante ans.

L’attaque inattendue sur les gazoducs de Gazprom en mer Baltique

Nord Stream fait l’objet de tensions politiques depuis des années, mais à présent c’est de sûreté dont il est question. Le 27 septembre, deux fuites de gaz se sont produites sur le gazoduc Nord Stream 1 et une sur le gazoduc Nord Stream 2, appartenant tous deux à la société russe Gazprom. Une deuxième fuite a été détectée un peu plus tard sur Nord Stream 2.

Il est probable qu’il s’agisse de fuites causées par des charges explosives placées à cet effet près des canalisations.

Depuis 2012, Nord Stream 1, composé de deux tuyaux de 1,4 m de diamètre, transporte un total de 55 milliards de m³ par an (Gm³/a) sur plus de 1200 km. Nord Stream 2, avec également deux tuyaux totalisant également 55 milliards de Gm³/an, a été achevé en 2021, mais n’a jamais été mis en service, l’Allemagne n’ayant pas encore délivré les autorisations nécessaires. Ces gazoducs partent d’endroits voisins dans le golfe de Saint-Pétersbourg, traversent la mer Baltique dans des eaux relativement peu profondes, entre 70 et 90 m de profondeur. Après avoir longé les États baltes, la Suède et le Danemark, les gazoducs aboutissent à Greifswald, dans le Land de Mecklembourg-Poméranie occidentale, près de la frontière germano-polonaise. Comme l’UE importe environ 170 Gm³/an de Russie, la capacité de ces pipelines représente deux tiers de ses importations. Du point de vue de l’approvisionnement, la perte de Nord Stream 1 ne perturbe pas la dynamique des flux, puisque la Russie avait déjà suspendu son débit depuis la fin du mois d’août, invoquant des raisons techniques et juridiques.

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N’attendez pas de moi que je vous dise qui a réalisé cet « acte de terrorisme international », comme l’a qualifié le service de sécurité russe FSB.

Ces explosions sous-marines n’ont pu être organisées que par des services secrets agissant de concert avec du personnel navigant doté de compétences particulières. Les charges explosives ont pu être larguées par des drones marins à partir de navires militaires, puis déclenchées à distance à partir de vecteurs aériens. On dit aussi que si ce sont les Russes qui ont mené cette opération, ils auraient pu placer les charges explosives sur les robots inspecteurs qui se déplacent à l’intérieur des tuyaux. Mais ce ne sont que des suppositions.

Ceux qui ont le plus intérêt à créer des difficultés à la Russie sont bien sûr les Ukrainiens, mais comme ils n’ont pas de façade maritime sur la mer Baltique, on est en droit de mettre en doute leur implication dans une opération aussi délicate. Les Britanniques ont certainement la capacité de réaliser un tel coup, mais un gouvernement nouvellement installé et en proie à des difficultés budgétaires se lancerait-il dans une aventure aux lourdes conséquences si le coupable devait être découvert ? D’autres pays ou groupes de pays ont la capacité de mener à bien une telle opération. Certains disent que les États-Unis et la Russie savent qui est le coupable, car, soit ils l’ont fait et savent qu’ils l’ont fait, soit ils ne l’ont pas fait et savent que l’autre l’a réalisé.

Un collègue américain m’a expliqué qu’il se pourrait que ce soient les Russes qui aient commis cet acte, car — de manière stupide — ils ont fait sauter leur gazoduc à la place du nouveau gazoduc Baltic Pipe reliant le Danemark à la Pologne pour alimenter cette dernière en gaz norvégien (la liaison entre les deux pays scandinaves existant depuis longtemps). Baltic Pipe, qui a reçu un soutien financier de la Commission européenne lorsqu’elle était encore autorisée à s’occuper de gazoducs, a été officiellement inauguré… le jour même de la première explosion. Les Russes peuvent-ils envoyer des hommes dans l’espace alors qu’ils seraient incapables d’identifier leurs propres installations sous-marines ?

L’Allemagne, privée de gaz russe, sera contrainte de passer un hiver sans confort pour ses citoyens et avec des pans entiers de l’industrie chimique à l’arrêt par manque de matière première (le gaz naturel est du méthane, molécule de base de cette industrie). Il y a un risque de graves difficultés en cas de pics de froid cet hiver avec des ruptures de stock en mars si la demande n’est pas réduite de manière significative. La situation sera encore plus préoccupante pour l’hiver 2023/24 puisque les stocks ne seront pas renouvelés l’été prochain. Face à ce désastre social et économique, certains Allemands ont envisagé de se faire livrer du gaz russe par Nord Stream 1. Ces explosions mettent un terme à cette hypothèse, aussi improbable soit-elle.

Certains disent qu’il était dans l’intérêt des États-Unis de mettre fin au gazoduc Nord Stream afin de promouvoir leur futur marché du gaz et de couper l’approvisionnement en gaz russe de l’Allemagne. Je pense que le marché mondial du gaz connaît une croissance si rapide que les producteurs américains de gaz de schiste n’ont pas besoin de s’inquiéter de la vente de leur production. Nicolas Gosset, un expert militaire belge, ajoute que cela est peu probable, les États-Unis ne pouvant pas faire un tel coup de Jarnac à l’Allemagne, un de leurs fidèles alliés. Sans doute, mais rappelons que Lord Palmerston a dit « Nous n’avons pas d’alliés éternels ni d’ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et il est de notre devoir de suivre ces intérêts. »

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Il faut espérer que les enquêtes lancées par les autorités suédoises, danoises et par les Nations unies permettront de déterminer les conditions de ces fuites et d’identifier les coupables. Pour des raisons de transparence, il est souhaitable que les Russes participent à cette enquête internationale.

Ces quatre gazoducs ont été mis hors service en quelques jours. Il faudra beaucoup de temps pour les colmater, puis pour évacuer toute l’eau qui les a remplis, provoquant des dégâts dont on ne sait s’ils sont irréversibles. Gazprom ne sera pas en mesure de livrer du gaz par les gazoducs Nord Stream avant longtemps. De plus, on ne peut exclure l’hypothèse d’un sabordage pour permettre à Gazprom d’invoquer la cause de la force majeure lorsque, dans quelques années, un tribunal d’arbitrage devra se prononcer sur des pénalités à l’encontre de Gazprom pour non-respect des contrats de livraison de gaz « take or pay »[2] à des entreprises en Allemagne, en France et aux Pays-Bas.

Sûreté et sécurité

Dans le domaine de l’énergie, la sécurité est un terme générique qui désigne les moyens techniques, voire humains ou opérationnels pour prévenir les risques de nature accidentelle ou les actes de négligence. Par exemple, on sait particulièrement bien comment prendre en charge la sécurité des centrales nucléaires. Le terme sécurité est également largement utilisé pour désigner le besoin impératif de disponibilité de l’énergie par une gestion attentive des approvisionnements afin d’éviter toute rupture de ceux-ci, puisque comme on l’a rappelé au début, l’énergie est vitale. Sureté est un terme relatif à la protection contre des actes délibérés de malveillance — incluant le « terrorisme international » — visant des installations, des personnes, des entreprises ou des pays pour nuire à leurs intérêts.

L’acte terroriste international à l’encontre des gazoducs Nord Stream met en évidence notre vulnérabilité énergétique dans un monde de plus en plus dépendant des importations de combustibles fossiles. Les oléoducs, gazoducs, terminaux gaziers, terminaux flottants, câbles électriques sont les cibles potentielles d’un nouveau type de conflit. Il en va de même pour les câbles de transmission de données numériques ; en particulier à travers l’Atlantique. Une cyberattaque sur les moyens de transmission de données aura bien lieu ; la seule inconnue est quand ?

Il est pratiquement impossible de sécuriser de telles infrastructures sur des milliers de kilomètres. Mais il est entendu qu’il faut surveiller les gazoducs qui alimentent l’UE, et l’Allemagne en particulier, qui est la plus vulnérable en raison de sa politique énergétique naïve. Par exemple, en l’absence de la fourniture de gaz russe, si l’approvisionnement en provenance de Norvège devait être interrompu, la situation serait catastrophique.

Contrairement à ce que disent les médias, les nouvelles énergies renouvelables sont marginales et le resteront. D’ailleurs, l’écart entre la consommation de combustibles fossiles et celle d’énergies renouvelables se creuse. Entre 2011 et 2021, la part des énergies renouvelables dans la croissance de la demande énergétique mondiale était de 39 %, ce qui signifie que les combustibles fossiles et l’énergie nucléaire ont progressé beaucoup plus vite que les énergies renouvelables. Si l’on considère uniquement les pays non-membres de l’OCDE, ce chiffre tombe à 20 %. Oui, 80 % de la croissance de la demande énergétique dans les pays en plein essor ont été satisfaits par les énergies conventionnelles. On est donc loin du rêve du « tout vert ». Par conséquent, la concurrence mondiale pour garantir aux pays la sécurité de l’approvisionnement énergétique va s’intensifier. La sûreté des approvisionnements en énergie est un problème qui vient s’ajouter à celui de la sécurité de l’approvisionnement, déjà menacée.

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Inquiétudes à l’égard du terrorisme nucléaire 

La zone de conflit autour de la centrale électrique de Zaporizhia a soulevé et continue de soulever de nombreuses inquiétudes. Ernest Mund et Michel Giot ont récemment écrit « Zaporizhia nous fait prendre conscience d’une autre cause possible d’accident : l’occupation d’un site nucléaire par une armée en temps de conflit. L’étude de scénarios en la matière ne relève pas vraiment de l’art de l’ingénieur, mais de celui du diplomate. Espérons qu’il s’en trouve de bons et de convaincants, et vite ! »

La Suède a décidé de renforcer la sûreté autour de ses centrales nucléaires[3]. Le gouvernement a demandé à toutes les branches du gouvernement de faire preuve de vigilance et a renforcé les mesures de sûreté de plusieurs infrastructures critiques.

Prévenir le pire

Puisque, malgré son abondance, nous n’avons pas pu ou voulu utiliser l’énergie comme une arme pour instaurer la paix entre les pays, nous sommes confrontés à un nouveau type de défi géopolitique. Faire sauter des conduites de gaz est certes inquiétant, surtout en hiver. Mais faire sauter des câbles électriques à tout moment de l’année provoquerait des pannes d’électricité aux conséquences extrêmes dans une économie mondialisée et interconnectée.

Le projet Desertec, promu en 2009 par l’armada industrielle allemande avec le soutien d’Angela Merkel, était considéré comme un « projet d’avenir ». Il était censé produire de l’électricité solaire dans le Sahara. Son corollaire français, le projet Medgrid, imaginé par Nicolas Sarkozy pour ne pas laisser l’Allemagne seule dans ce succès annoncé, visait à exporter cette énergie renouvelable vers l’UE à travers la Méditerranée. Ces deux projets étaient des aberrations économiques et ont donc été abandonnés en catimini. Ils étaient également insoutenables sur le plan éthique, étant donné que moins de la moitié de la population africaine a accès à l’électricité. Nous assistons aujourd’hui à une répétition de cette aberration avec la détermination de l’Allemagne à produire de l’hydrogène — explosif — en Afrique. Ces fantasmes n’auraient jamais dû être envisagés, compte tenu des risques et des conséquences gigantesques que nous subirions tous en cas d’« acte de terrorisme international ». Avec les puissances qui étaient envisagées, un acte de sabotage aurait plongé toute l’UE dans un blackout électrique aux conséquences mortelles (plus d’électricité pendant des jours dans les hôpitaux et EPAD), la paralysie des transports, des activités industrielles et le froid dans les maisons si cela devait arriver en hiver puisque même les systèmes de chauffage au fioul ou au gaz ont besoin d’électricité pour fonctionner).

Il est étonnant qu’il y ait encore des propositions de construction de méga-réseaux d’approvisionnement en électricité ou de transport d’hydrogène…

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Les solutions qui nous ont permis de sortir des crises pétrolières des années 1970 sont toujours valables. Il est urgent de réhabiliter la production d’hydrocarbures dans l’UE et de promouvoir l’énergie nucléaire. Produire nos propres hydrocarbures et notre propre électricité nucléaire est à la fois le meilleur moyen de garantir notre sécurité d’approvisionnement énergétique et protéger la sûreté de nos infrastructures.

Si nous n’avions pas plongé dans la stratégie du tout renouvelable avec un enthousiasme inconsidéré, Vladimir Poutine n’aurait pas pu mener sa sale guerre en Ukraine et sa guerre énergétique contre l’UE. Il a compris que, comme dans la fable d’Andersen sur les beaux habits neufs de l’empereur, nous qui nous vantons d’être sages sommes nus. Et en plus, nous sommes devenus vulnérables. Échec sur la sécurité énergétique, échec sur la sûreté énergétique ; l’UE paie un lourd tribut à son désarmement énergétique unilatéral.

Certaines des déclarations de l’auteur dans ce texte peuvent sembler iconoclastes pour le non-spécialiste de l’énergie. Elles sont étayées dans son ouvrage de référence The changing world of energy and the geopolitical challenges en deux volumes.

Les derniers ouvrages de Samuele Furfari sont Énergie tout va changer demain. Analyser le passé, comprendre l’avenir et L’utopie hydrogène.

[1] Résolution de Messine, 2 juin 1955.

[2] Les contrats de livraison de gaz sont souvent à long terme (15 à 25 ans) ; afin d’assurer le remboursement des milliards d’euros empruntés pour construire les infrastructures nécessaires, les contrats obligent le fournisseur et le client à fournir et à payer le gaz, ce dernier même s’il ne le prend pas, d’où l’expression « prendre ou payer ».

[3] La Suède compte six réacteurs nucléaires en activité : trois unités à Forsmark, au nord de Stockholm sur la mer Baltique, une à Oskarshamn, également au sud de Stockholm sur la mer Baltique, et deux à Ringhals, au sud de Göteborg sur la mer du Nord.

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À propos de l’auteur
Samuele Furfari

Samuele Furfari

Samuel Furfari est professeur en politique et géopolitique de l’énergie à l’école Supérieure de Commerce de Paris (campus de Londres), il a enseigné cette matière à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) durant 18 années. Ingénieur et docteur en Sciences appliquées (ULB), il a été haut fonctionnaire à la Direction générale énergie de la Commission européenne durant 36 années.
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