Les gouvernements se succèdent en métropole et en Nouvelle-Calédonie. Déjà huit ministres des outre-mer depuis 2017, ce qui empêche de mener une politique sur le temps long. Or c’est bien de vision à long terme que la Nouvelle-Calédonie a besoin.
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Depuis notre dernière tribune, il n’y a pourtant pas un mois de cela, les deux gouvernements qui président aux destinées de la Nouvelle-Calédonie sont tombés : celui de Paris, le 4 décembre, puis celui de Nouméa, le 24. En quelques semaines, nous aurons donc changé de Premier ministre, de ministre de l’Outre-mer – le huitième depuis 2017 – et de président du gouvernement de la collectivité de Nouvelle-Calédonie. Vu la situation politique en métropole, il n’est pas impossible que le gouvernement de M. Bayrou soit lui aussi tombé lorsque sera publié le prochain texte dans cette série ; quant à l’exécutif calédonien, sa durée de vie moyenne est inférieure à 18 mois (17 en 25 ans).
Les indépendantistes travaillent plus que les loyalistes
Pourquoi rappeler ces choses ? Parce que bien trop peu de gens, notamment parmi les partisans de la France, semblent en mesurer l’importance et surtout en tirer les conséquences. Il y a deux erreurs majeures, d’ailleurs liées, qu’ont faites les loyalistes depuis 40 ans : se reposer sur l’État, et se montrer incapables de réfléchir et travailler sur le long terme, le regard fixé non sur la dernière actualité à Nouméa ou Paris, mais sur leur ambition véritable : une Calédonie qui soit française – et qui prospère sous le drapeau français – dans 50, 100, 200 ans. Cela est d’autant plus tragique que les indépendantistes ont, eux, effectué ce travail. Ils ont créé des réseaux, avec la France métropolitaine, avec ses autres outre-mer, avec l’étranger (proche et lointain). Ils ont produit des thèses et des travaux universitaires ; ils ont fait de l’entrisme dans les organisations internationales ; ils ont mobilisé les énergies, les intelligences et les financements. Se focaliser, pour les dénoncer, sur des réalités comme le Groupe d’initiative de Bakou, masque ce qui importe réellement : car s’il est vrai que, parfois, l’activisme peut devenir illégitime, voire illégal, pour l’essentiel, le mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie a simplement fait son travail – le travail de ses idées, conjointement avec la mouvance « décolonialiste » mondiale.
Les loyalistes n’ont fait aucun travail sur les idées
Le drame, c’est que personne en face ne lui ait répondu, ou presque. C’est ce qui nous a stupéfait et, d’ailleurs, encouragé à nous engager lorsque, au moment des campagnes référendaires ayant débuté en 2018, nous nous sommes rendu compte que, en dehors de l’archipel, personne ou presque ne travaillait à la défense de la Nouvelle-Calédonie française : ni d’un point de vue universitaire, ni dans le débat public. Face à ceux qui militaient pour l’indépendance, tout juste trouvait-on quelques voix qui auraient défendu une forme d’association, c’est-à-dire… l’indépendance sous une autre forme. On ne peut pas espérer remédier à une situation sans d’abord y apporter de diagnostic : or, ce diagnostic, même si cela est douloureux à entendre, est que l’échec intellectuel des loyalistes est sans appel.
Sans doute y a-t-il des causes diverses à cela. Mais la principale nous apparaît clairement qu’ils se sont appuyés sur l’État et ont trop longtemps cru que c’était son rôle à lui de préparer l’avenir de la « Calédonie française ». Et, certes, on aurait pu croire que ce l’était. Dans un pays autre que la France, la haute administration, travaillant avec les meilleurs universitaires, et après avoir largement consulté les parties prenantes et tenté d’apprendre des expériences étrangères, aurait préparé en amont un projet de statut pérenne de la Nouvelle-Calédonie dans la France. Ce projet aurait été proposé et, dans les faits, imposé dès le 13 décembre 2021, lendemain du troisième référendum d’autodétermination ; et peut-être n’y aurait-il plus, aujourd’hui, ou qu’à peine, de « dossier calédonien ». Mais l’État, il importe que ceux qui ne l’ont pas encore compris s’en persuadent, ne voit pas sa mission comme de préserver la souveraineté de la France sur toutes ses provinces, y compris la Nouvelle-Calédonie, ni d’aider celle-ci à prospérer à l’ombre du drapeau tricolore. Ses intérêts sont autres.
L’administration n’a aucun projet pour la Nouvelle-Calédonie
L’État n’a pas de vision
La vérité oblige à dire que la logique du processus politique entamé il y a 40 ans l’y encourage d’ailleurs, puisqu’il a consisté à déléguer la décision politique – et donc inévitablement tout ce qui se trouve derrière – aux parties calédoniennes, indépendantiste et non-indépendantiste. Pour notre part, nous avons toujours douté de la sagesse de pareille logique, dans la mesure où ces parties ne sont d’accord sur rien et ne peuvent donc s’« accorder » qu’au prix de formulations ambiguës permettant à chacun d’y lire ce qu’il souhaite (jusqu’au jour où il faut sortir de ces ambiguïtés et où, alors, elles explosent), et nous pensons d’ailleurs que son fondement juridique a aujourd’hui disparu. Mais le fait demeure qu’elle s’est imposée ; or, les loyalistes n’ont pas compris son implication inévitable, qui de l’extérieur, apparaît pourtant évidente : dans leur défense de la Calédonie française, ils sont seuls.
Ce projet de statut pérenne, c’est eux qui auraient dû le préparer et le proposer. Les réflexions sur les inévitables réformes de l’économie de l’île, son aménagement, son intégration régionale, la manière de faire cohabiter sur une même terre des groupes ethnoculturels profondément différents (autrement que par la revanche du colonisé, devenu figure de l’Opprimé, que proposent les indépendantistes), c’est eux qui auraient dû la mener ou du moins la susciter. Or, comme ils n’ont absolument pas la masse humaine critique pour cela, il leur aurait fallu créer des réseaux, monter des initiatives, aller parler à tous ceux qui, en France ou à l’étranger, étaient en mesure de les aider. Quand on pense à l’impact qu’ont pu avoir certains universitaires ou journalistes qui, depuis des décennies, pilonnent le terrain pour le compte de la cause indépendantiste, on ne peut que rêver à ce qui aurait été possible si, en face, les loyalistes avaient fait de même (avec, certes, davantage de bonne foi et de rigueur intellectuelle, ce qui peut être handicapant à court terme, mais se révèle toujours payant à plus long terme). On ne peut pas dire, bien sûr, que rien n’ait été fait. Mais peu, si peu…
Se lamenter, certes, ne sert à rien. S’il convient de faire un examen de conscience lucide, c’est avant tout pour agir.
Se lamenter, certes, ne sert à rien. S’il convient de faire un examen de conscience lucide, c’est avant tout pour agir. Les partisans de la Calédonie française ont des décennies de retard à rattraper et semblent – et encore, pas tous – n’avoir commencé à le comprendre qu’au sortir des référendums de 2018-2021. Tout, ou presque, de ce travail de réflexion, d’influence, d’action, reste à construire.
Les loyalistes ont des décennies de retard
Il ne s’agit évidemment pas, en quelques lignes, d’expliquer ou encore moins de dicter ce qu’il convient de faire : en tant que juriste universitaire, que non-calédonien, notre perspective est elle aussi très partielle. Mais il convient urgemment de lancer cette réflexion et surtout d’agir, à tous les niveaux.
Trois axes principaux se dessinent à cet égard.
D’une part, un travail en direction de la France métropolitaine. Il est difficile, hélas, de surestimer l’ignorance dans laquelle la Nouvelle-Calédonie y est tenue, y compris chez les gens qui – du gouvernement et de la haute administration aux juridictions suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation – déterminent en large mesure son avenir (chez les universitaires, les parlementaires, les acteurs économiques et sociaux aussi). Or, pour ne prendre qu’un exemple qui nous soit proche, si des thèses universitaires devaient être écrites sur la Nouvelle-Calédonie dans une perspective non-indépendantiste, elles le seraient plus vraisemblablement à Paris qu’à Nouméa : mais comment le seraient-elles, si ni les étudiants ni leurs potentiels directeurs de thèse ne connaissent ou ne s’intéressent à ces problématiques ?
Deuxième axe : les autres outre-mer français. Nous sommes stupéfait de l’absence de coordination, ou simplement d’échanges, entre eux. Certes, ils sont éloignés les uns des autres ; certes aussi ils peuvent être très différents. Mais les problématiques communes sont évidemment nombreuses : tous ceux qui, de Point-à-Pitre à Papeete, et de Fort-de-France à « Port-de-France »[1], sont attachés à la France devraient donc s’unir, sans oublier d’expliquer aux ultramarins qui se croient protégés des visées du Groupe de Bakou qu’eux aussi sont menacés à plus long terme, et que donc ils sont concernés maintenant. Les outre-mer français ont partie liée, et nous sommes convaincus que leur avenir s’écrit de manière commune (ce qui n’empêche en rien, bien au contraire, le respect de la diversité de chacun, ce qui est plus facile à expliquer et mettre en œuvre ensemble).
Enfin, l’environnement régional. Vu d’Australie, la France est souvent perçue comme la dernière des puissances coloniales, et les images de 2024 n’auront rien fait pour démentir cette impression. Bien sûr, il y a derrière cette présentation beaucoup de propagande (souvent inconsciente, d’ailleurs), mais il y a aussi une réalité : celle de la « Franconésie ». Il importe donc de travailler à la fois sur cette réalité, en comprenant que la Nouvelle-Calédonie pourrait être à la fois davantage française et davantage océanienne, pourvu qu’elle comprenne enfin comment articuler ces deux dimensions ; mais aussi sur sa perception, en présentant une alternative au « narratif » décolonialiste (qui est d’ailleurs aujourd’hui très daté et ne comprend pas que le monde de 2025 n’est plus celui de la conférence de Bandung en 1955).
Alors, certes, les gouvernements comptent aussi : il ne s’agit pas de dire qu’il convient de n’accorder aucune importance aux soubresauts de la vie politique, locale ou nationale. En revanche, il importe de se convaincre que celle-ci n’est pas l’essentiel. Des gouvernements calédoniens, des Premiers ministres, des ministres de l’Outre-mer, il y en a eu et il y en aura encore beaucoup. L’essentiel ne se joue pas là ; c’est à beaucoup plus long terme qu’il nous faut réfléchir et travailler, si nous voulons espérer que la Nouvelle-Calédonie reste française et puisse prospérer en tant que telle.
[1] Port-de-France est l’ancien nom de Nouméa.