<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> En mer Noire, une flotte russe dominante, mais vulnérable

24 septembre 2022

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En mer Noire, une flotte russe dominante, mais vulnérable

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Si la guerre en Ukraine est essentiellement terrestre, les combats en mer Noire ont été d’autant plus importants qu’ils ont revêtu une symbolique forte. En trame de fond de ces mois de guerre se dessine donc une nouvelle bataille navale.

Alexis Feertchak, journaliste, et Marion Soller, officier de marine

S’il fallait retenir deux images de la guerre en Ukraine, ce seraient ces chars russes qui défilent en colonnes comme sur la place Rouge, puis ces duels d’artillerie qui ont labouré le Donbass. C’est un fait, cette guerre est d’abord terrestre. Et pourtant, sa représentation la plus emblématique est peut-être ce timbre postal où un soldat ukrainien de l’île aux Serpents se dresse fièrement face à la figure menaçante du Moskva avant que le double affût de 130 mm du croiseur ouvre le feu. L’histoire de cette résistance insulaire a certes été enjolivée, mais les Russes, ayant conquis ce bout de terre à 100 kilomètres d’Odessa dès le 24 février, l’ont évacuée le 30 juin, lassés des bombardements contre ces 17 hectares trop difficiles à défendre et à ravitailler. Quant au navire amiral de la flotte de la mer Noire (FMN), il a été coulé par deux missiles Neptune le 14 avril, infligeant un camouflet à Moscou. C’est bien un univers naval qui sert de trame de fond au récit guerrier du David ukrainien contre le Goliath russe. Pur hasard ou révélation d’une dimension navale sous-estimée ? En 2014 déjà, l’annexion de la Crimée illustrait la volonté farouche des Russes de sanctuariser le port de Sébastopol. Huit ans plus tard, il fait peu de doute qu’étendre son contrôle sur la mer Noire fait partie des buts de guerre de la Russie. Mais n’est-elle pas déjà un « lac russe », entend-on parfois ? À tort, car c’est une autre leçon de cette guerre : la résistance ukrainienne depuis la terre vers la mer a révélé la dominance autant que la vulnérabilité de la FMN.

La Russie cherche la mer

Malgré son gigantisme, la Russie peine à accéder à « l’océan mondial ». Ses façades septentrionale et orientale sont prises dans les glaces une grande partie de l’année, Kaliningrad est enclavée à l’ouest, et la mer Noire s’étrangle dans les détroits du Bosphore avant de déboucher en Méditerranée. Si Moscou vise de longues dates d’accéder aux « mers chaudes » – notamment à l’océan Indien, via la mer Rouge, pour atteindre le commerce mondial –, son investissement naval est à l’image de ses priorités stratégiques : défendre ses approches dans une logique de « bastion », la capacité de projection vers la haute mer apparaissant secondaire. La flotte russe se concentre dans des actions littorales de dissuasion, conventionnelle et nucléaire, appuyée par les systèmes terrestres. La mer Noire n’échappe pas à ce constat : cette mer semi-fermée sert de bouclier naturel défensif, la péninsule de Crimée offrant une allonge aux systèmes de défense côtiers dans le bassin pontique. La projection navale n’est pas inexistante pour autant, la FMN alimentant la permanence navale russe en Méditerranée. Par Tartous, seule base navale russe à l’étranger, elle assure le ravitaillement crucial en hommes, matériel et carburant des troupes et aéronefs en Syrie. Loin de la grande marine de l’amiral Gorchkov, la flotte russe contemporaine illustre néanmoins une certaine forme de pragmatisme dans sa remontée en puissance qui tient compte du fait que, d’une part, la Russie est d’abord une puissance terrestre et que, d’autre part, son PIB – situé quelque part entre celui de l’Espagne et celui de l’Allemagne selon la manière de le calculer – ne lui permet pas de reconstituer une flotte mondiale.

Cette priorité accordée à la défense des approches russes se retrouve dans la modernisation de la FMN, entamée à la fin des années 2000 après vingt ans durant lesquels la marine russe a périclité. La place de cette flotte, objet d’une discorde entre Kiev et Moscou jusqu’en 1996, est enviable puisque, à l’exception de la flottille de la Caspienne, elle a été celle qui a été le plus rapidement modernisée – hors sous-marins nucléaires – devant celles du nord, du Pacifique et de la Baltique. Comment résumer cette modernisation ? En un mot, elle est à l’opposé de tout ce que symbolisait le croiseur Moskva : il s’est agi de construire une mosquito fleet, un essaim de corvettes légères, mais surarmées, mettant en œuvre les missiles antinavires et de frappe contre terre, subsoniques ou supersoniques, Kalibr et Onyx. Emblématiques de cette logique de bastion, déplaçant moins de 1 000 tonnes, les quatre petits navires Buyan-M – appuyés si besoin par les trois de la Caspienne – et aujourd’hui le premier Ouragan compensent en mer Noire leurs faibles capacités hauturières par une possibilité de frappes en profondeur redoutable – jusqu’à 2 500 km de portée. Six sous-marins conventionnels Kilo-M ont aussi été mis en service entre 2014 et 2016, eux aussi « kalibrisés » et à vocation littorale, tandis qu’apparaissait un embryon de flotte hauturière avec la commande de six frégates Amiral Grigorovitch de 4 000 tonnes. Seules les trois premières ont été livrées, car elles sont propulsées par des turbines à gaz ukrainiennes devenues indisponibles en 2014. À ce jour, en comptant encore quatre patrouilleurs Bykov et trois dragueurs de mines Alexandrit, la modernisation de la FMN ne va pas tellement plus loin. C’est pour le moins léger, le reste de la flotte étant constitué par des navires vieux de trente ou quarante ans. Il n’est pas anodin que les grands bâtiments coulés par les Ukrainiens soient un navire amphibie Alligator datant de 1966 et le croiseur Moskva, commissionné en 1982, jamais modernisé et dont le maintien à la tête de la flotte obéissait d’abord à une logique de prestige.

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Une guerre navale

Hormis les épisodes emblématiques cités, la dimension navale du conflit a été peu médiatisée. La flotte russe a pourtant été engagée dès le déclenchement des hostilités, avec d’ailleurs quelques succès initiaux. Les Russes ont débarqué des batteries côtières sur l’île aux Serpents, s’offrant un point de contrôle sur le nord-ouest de la mer Noire. La flotte est intervenue en soutien des opérations terrestres par des canonnades, aidant à la prise des ports de Berdiansk puis de Marioupol. Leur capture a permis à Moscou de neutraliser ce qui restait des forces navales et de garde-côtes ukrainiens, en réalité une poignée de corvettes et de patrouilleurs, aussitôt coulés ou capturés. Cette maîtrise de l’espace maritime, qui semble au départ total, a permis à Moscou d’instaurer un blocus des ports ukrainiens, privant Kiev de moyens de ravitaillement autant que d’exportation. La FMN joue encore un rôle essentiel dans la campagne de frappes en profondeur. Les deux premiers mois de l’opération, les Grigorovitch, Buyan-M et Kilo-M ont tiré 230 missiles de croisière Kalibr jusqu’à Kiev et même Lviv. Une imposante flotte amphibie s’est aussi massée au large d’Odessa : si la crainte d’un débarquement ne s’est pas matérialisée, elle a contraint les Ukrainiens à fixer leurs troupes sur ces rives. Cependant, passée la première stupeur, ils ont su contrer cette dominance navale par des frappes depuis la terre grâce à l’emploi de drones, notamment les Bayraktar TB2 turcs, et de missiles anti-navires, des Neptune indigènes puis des Harpoon américains. En plus du croiseur et du navire de débarquement déjà cités, les Ukrainiens sont parvenus à couler ou endommager une dizaine de vedettes rapides et de petits navires de soutien, notamment près de l’île aux Serpents. Face aux nouveaux lance-roquettes multiples Himars américains à longue portée capables d’atteindre l’île, les Russes ont décidé de s’en retirer pour ne pas s’engager dans une vaine bataille d’attrition. De même, depuis la perte du Moskva, les navires de la FMN ont été repoussés vers les eaux de Crimée, laissant plus de champ aux forces de Kiev, qui leur contestent la maîtrise de l’espace aérien.

Ces événements soulignent les limites de la FMN dans l’accomplissement de sa mission première, la sécurisation des approches russes à l’intérieur du bassin pontique. Seuls quelque 300 km séparent Odessa de Sébastopol, soit quasiment la portée des missiles antinavires ukrainiens. Autant dire que les bâtiments russes se trouvent menacés dès leur sortie du port… à quoi s’ajoute le risque de contre-détection voire de largage de munitions sur des cibles terrestres par les drones TB2. En sus, les capacités de projection de la FMN se révèlent extrêmement vulnérables en temps de crise. La Turquie a rapidement décidé de fermer les détroits du Bosphore, empêchant le transit de tout navire militaire, sauf pour rejoindre son port-base. Les bâtiments rattachés à Sébastopol peuvent rentrer en mer Noire, mais non plus en sortir, condamnant les navires déployés en Méditerranée avant le 24 février à y demeurer, sans perspective de relève. Au risque pour ces unités de se retrouver isolées et de voir leurs possibilités de soutien limitées. Chypre, point de ravitaillement usuel des navires russes, leur a refusé l’accès à ses ports début mars, laissant dans la zone le seul port de Tartous comme site de ravitaillement, lequel n’est pas en mesure de fournir des services logistiques sophistiqués. Cela limite le Syrian Express aux seuls bâtiments civils, jugulant d’autant l’apport en matériel et carburant nécessaire aux forces russes en Syrie. À des moyens hauturiers limités s’ajoutent ainsi des difficultés de soutien à l’étranger, ce qui limite la projection navale russe au-delà de son voisinage proche.

Modernisation ?

Mais il ne faudrait pas tirer de conclusions hâtives. Pour être durables, les leçons de la guerre en Ukraine doivent tenir compte du format de la flotte à l’horizon des cinq ou dix ans à venir. Or, les programmes actuels prennent plutôt en considération les risques encourus par la marine russe. C’est le cas de la défense anti-aérienne/missile, domaine de lutte dans lequel les capacités russes sont limitées, reposant essentiellement sur les trois frégates Grigorovitch équipées du système à moyenne portée Shtil-1 (50 km de portée). La mosquito fleet, quant à elle, aujourd’hui embryonnaire, mais qui devrait d’ici 2025 compter sur au moins six Buyan-M et six Karakurt, est surtout connue pour sa « kalibrisation » pour le coup réussi. Ce qui ne se voit pas encore, mais qui commencera de se voir dès cette année, est l’apparition sur ces navires du système antiaérien Pantsir-M, composé d’un radar à antenne active – technologie la plus aboutie –, de 32 missiles à courte portée (15 km) et de deux canons à haute cadence. Pour des navires de moins de 1 000 tonnes, un tel armement est pléthorique. Le Pantsir-M constituera la brique de base d’une défense multicouche en mer Noire. Deux corvettes Steregustchiy (une mise en service cette année) et deux frégates Gorchkov déploieront par ailleurs le système Redut (150 kilomètres de portée) qui constituera la couche supérieure de cette bulle antiaérienne. D’ici cinq ans, en comptant les 3 frégates Grigorovitch déjà en service, la vingtaine de navires équipés de Pantsir-M, Shtil-1 et Redut pourront fonctionner en réseau, y compris avec les S-400 terrestres situés en Crimée, dont la portée théorique maximale atteint les 400 km. Pour les Russes, nul doute qu’un tel système multicouche aurait été très utile pour se prémunir de la guérilla navale ukrainienne.

Même en matière de projection, l’avenir de la FMN et de l’accès russe à la Méditerranée est moins sombre qu’il n’y paraît. La modernisation de la flotte hauturière passe par un projet emblématique, les frégates Gorchkov de 5 400 tonnes dont le développement a accumulé des années de retard, donnant l’impression d’un déclassement durable de la marine russe. Comme pour les Grigorovitch, l’arrêt de la coopération avec l’Ukraine en 2014 n’a rien arrangé, mais les Russes ont finalement été capables de produire des turbines à gaz indigènes. La mise en service au sein de la marine russe de huit Gorchkov d’ici 2027 et d’une douzaine d’ici 2030 paraît crédible tandis que la modernisation des huit vieux destroyers Oudaloï s’accélère, après des années d’attente. D’ici moins de dix ans, la flotte russe comptera sur une vingtaine de navires de premier rang modernes ou modernisés. Ce n’est pas colossal, mais sans commune mesure avec aujourd’hui. La FMN recevra sa part tandis qu’en cas de crise, les deux grosses flottes du nord et du Pacifique auront moins de mal à projeter quelques navires. Quant à Tartous, il ne s’est agi longtemps que d’un simple « point d’appui matériel et technique » seulement prévu pour quatre navires de moins de 100 mètres. Requalifiée en « base navale permanente » en 2017, elle est désormais officiellement autorisée à accueillir 11 navires, y compris nucléaires. Faute de travaux d’ampleur, cette possibilité reste très abstraite, mais Tartous devrait malgré tout voir ses capacités progresser dans les années à venir.

Contrôle de l’espace maritime

La flotte amphibie est une autre affaire. En 2020, deux porte-hélicoptères Ivan Rogov déplaçant 30 000 à 40 000 tonnes – jusqu’à deux fois un Mistral français – ont été mis sur cale en Crimée, l’un d’eux devant rejoindre Sébastopol d’ici 2030. Avec la construction en parallèle de navires amphibies Ivan Gren-M plus légers, les capacités russes vont fortement progresser, après une décennie de blocage en raison de l’annulation de la vente des Mistral en 2014. Mais la présence de porte-hélicoptères aurait-elle changé la donne ? Le doute est permis. Contrairement aux vieux Ropucha et Alligator observés au large d’Odessa et de Berdiansk, les Rogov auraient apporté un appui aéronaval précieux et pu, grâce à leurs chalands, rester à distance des plages. Mais, face aux mines, drones et missiles ukrainiens, les Russes auraient-ils risqué d’aussi précieux actifs ? D’autant qu’on peut douter d’une capacité de projection totale plus élevée qu’aujourd’hui – environ 4 000 « marines » –, des chiffres dérisoires comparés aux 200 000 soldats russes déployés en Ukraine. Au mieux, une flotte amphibie russe moderne n’aurait pu que soutenir, non sans risque, une offensive terrestre. Mais cette question dépasse le cadre de la marine russe : elle souligne les capacités de déni d’accès d’une guérilla navale dont les moyens sont incomparablement moins coûteux que ceux d’une vraie marine dont elle est ici dépourvue.

En attendant, la FMN demeure vulnérable, ne disposant pas d’une supériorité totale en mer Noire, non en raison d’une force d’opposition navale, mais de la menace terrestre. Cette dernière, pourtant une crainte ancienne de Moscou, a été sous-estimée. Si la guerre perdure, le risque s’accentuera pour la FMN. L’avenir de la dominance russe dans l’espace pontique dépendra finalement des opérations terrestres. Et plusieurs scénarios se dessinent. Il y a d’abord une reprise par les Ukrainiens des territoires conquis : ce cauchemar pour les Russes serait une catastrophe stratégique qui mettrait en péril leur implantation en mer Noire. Au vu de ses conséquences, un tel scénario paraît improbable, car Moscou jouerait certainement l’escalade pour l’éviter. Une deuxième hypothèse est la stabilisation de la ligne de front : la Russie parviendrait à former un continuum terrestre entre la Crimée et la Russie continentale, sanctuarisant Sébastopol, mais la région d’Odessa représenterait un risque durable pour la FMN, voire une menace insupportable aux yeux de Moscou, rendant plausible une montée des tensions, notamment avec l’OTAN. Avec les mêmes résultats territoriaux, une variante pourrait consister en un accord diplomatique de neutralisation militaire de la région d’Odessa, dans un souci régional de désescalade. Enfin, dans un scénario « maximaliste », Moscou ressusciterait la Novorossia de l’Empire russe en contrôlant l’intégralité des bords ukrainiens de la mer Noire. En réalité, seul ce scénario aboutirait à un renforcement radical du contrôle du bassin pontique par Moscou. Même dans ce cas, la mer Noire ne saurait devenir un « lac » russe du seul fait du contrôle des détroits par la Turquie. En en restreignant l’accès comme aujourd’hui, Ankara fragilise les capacités de projection comme de soutien de la FMN.

La guerre en Ukraine est le révélateur d’une vulnérabilité de la FMN qui avait été sous-estimée, y compris par Moscou. Sauf si l’offensive terrestre russe parvenait à pousser jusqu’à Odessa, la logique de bastion est prise en défaut. Au-delà, l’objectif stratégique d’assurer une projection vers la Méditerranée est fragilisé, Tartous étant largement isolé. La guerre en Ukraine malmène donc les ambitions russes et souligne son isolement qui demeure une constante géographique. La Russie, ce sont quatre flottes éloignées les unes des autres et enclavées. À l’image de la modernisation de la FMN, la lente renaissance de la marine russe, bien réelle, est loin de permettre à la Russie de se projeter en haute mer par temps de guerre.

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