De la Byzantina Roma à l’Ottomana Roma

4 décembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Les croisés prennent Constantinople en 1204. Auteur : MARY EVANS/SIPA 51339233_000001

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De la Byzantina Roma à l’Ottomana Roma

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Dynastie turque venue des confins steppiques de l’Asie centrale, les Ottomans, en proie aux pressions mongoles, sont contraints à l’exil. Leur chef Ertugrul s’installe avec quatre cents tentes en Bithynie sur ordre du sultan de Roum (1). De cet émirat, cadeau empoisonné des Seldjoukides, les Ottomans vont faire l’unique puissance musulmane en moins de deux siècles.

Les mers et les détroits unissent autant qu’elles séparent. Entre l’Asie et l’Europe, cités, empires et royaumes ont cherché à unifier les rivages de la mer Égée ainsi que les rives des détroits de l’Hellespont et du Bosphore : Athènes, la Macédoine, le diadoque Lysimaque, Mithridate, Rome bien sûr et son successeur Byzance.

Un beylicat des marches frontières

À la périphérie du monde de l’Islam, à l’extrémité nord-ouest du sultanat seldjoukide, se dresse le modeste beylicat de Bithynie où Ertugrul s’est installé. Il se distingue des autres émirats turcs en raison de son positionnement géographique stratégique, pris en tenaille entre un Empire byzantin fantôme et l’Empire des Khan. Si Ertugrul réalise la sédentarisation d’un peuple nomade, il faut attendre le règne de son fils Osman pour que soit fondée la maison des Ottomans en 1290.

Selon un poème (2), la destinée fabuleuse des Ottomans est révélée à Osman au cours d’un songe. Dans cette vision divine de puissance, Osman multiplie les accrochages et escarmouches contre les Byzantins, découvrant ainsi ses prédispositions au combat. La prise de Belokeme (3) marque l’accession de ce chef au rang de sultan, recevant de son suzerain seldjoukide les insignes du pouvoir (étendards, tambours, caparaçon). La souveraineté ethnique est assurée par la remise de ces insignes, et la souveraineté islamique est affirmée par la frappe d’une monnaie à son image ainsi que par la nomination du souverain à la prière du vendredi. Son statut de guerrier saint (ou ghazi), ainsi que les appels réguliers au djihad contre Constantinople, renforcent l’autorité religieuse qu’il exerce.

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Accès au sultanat

À sa mort, son fils Orhan reprend le djihad contre les Byzantins et les raids face aux émirats voisins. Le succès des razzias permet l’assujettissement croissant de peuples étrangers au versement d’un tribut et l’augmentation considérable du butin de guerre, attirant à terme les jalousies. Mettant en œuvre des réformes pour la soutenabilité du sultanat, il transforme un Empire du mirage en Empire des possibles. L’empire se dote de sa première capitale : Brousse. Le pouvoir ottoman est partagé entre la famille du sultan. Elle crée l’administration centralisée du Divan sous la coupe d’un vezir-i-azam (4) et constitue une « nouvelle armée » régulière et permanente, l’infanterie d’élite des janissaires. Les Ottomans réussissent ainsi à créer un instrument de combat différent de ceux utilisés par les armées de l’époque. Équipés de mousquets à mèche, les janissaires sont organisés à l’intérieur d’un corps structuré tactiquement en profondeur permettant ainsi une utilisation optimale de ces armes et la concentration du feu. L’assise idéologique de cette nouvelle formation politique se fonde sur deux piliers majeurs : le droit du cimeterre et la fierté turque. D’autres facteurs justifient ce pouvoir comme l’appartenance à un ancêtre mythique ou encore la prise en compte de l’héritage des Seldjoukides.

Le djihad face à Byzance apparaît ainsi comme l’élément catalyseur de la stratégie ottomane. Reprenant les tactiques mises en œuvre face aux émirats musulmans, les Ottomans profitent des querelles internes chrétiennes pour s’agrandir. À titre d’exemple, ces derniers vont devenir des mercenaires au service des Byzantins contre les Serbes, leur permettant de prendre pied en Europe via une tête de pont à Gallipoli. Les affinités pragmatiques du moment dictent les politiques. La race et la religion sont réduites à prétexte, tandis que conquête et conversion sont des leitmotive.

Prendre la terre des Romains avant leur ville

« Ville gardée de Dieu », « nouvelle Rome », Constantinople forme l’imprenable verrou fortifié du portique balkanique. Évitant l’assaut direct, Murad Ier, successeur du sultan Orhan, décide de contourner la ville par l’Hellespont et s’empare d’Andrinople en 1363. Il confère ainsi une deuxième capitale à l’Empire ottoman permettant la prise de contrôle de l’hinterland byzantin et la mise en place d’un blocus terrestre qui étouffera Constantinople. Face à l’implantation ottomane dans une large partie du Sud balkanique, les rares chrétiens mobilisés dans une coalition sont écrasés à la bataille de Kosovo Polje, ce qui permet aux vainqueurs de se tailler un royaume dans les riches territoires balkaniques. Dès 1389, les Ottomans s’installent durablement en Europe.

Répondant à l’appel du pape à la Croisade, Jean Sigismond de Hongrie lève la plus grande armée chrétienne jamais vue pour chasser le Turc hors des Balkans. Le sultan Bajazet Ier, dit la Foudre, inflige alors une défaite aux chrétiens à Nicopolis, consolidant son territoire grâce à l’occupation de l’ensemble du Sud des Balkans tout en mettant fin à la solidarité chrétienne. Il déclare à l’occasion : « Mon cheval mangera son avoine sur l’autel de Saint-Pierre de Rome. »

La supériorité des armées ottomanes sur la Chrétienté était indéniable, les charges de cavalerie lourde venant s’écraser sur les troupes à mousquet. Cette suprématie reposait sur deux avancées militaires. La première renvoie à la rapidité de manœuvre des forces ottomanes, même si celles-ci sont de moins en moins composées de cavaliers mais de fantassins. La seconde concerne la parfaite maîtrise des armes à poudre garantie par un pouvoir ottoman centralisateur qui contrôle étroitement les dotations en ressources d’étain et de cuivre et qui possède la mainmise sur les arsenaux et le financement des unités d’artillerie, utilisés tant pour les campagnes que pour la poliorcétique. À l’époque, l’artillerie à poudre ottomane a vingt ans d’avance sur celle des Européens. Entre deux territoires autonomes en ressources, Anatolie et Roumélie, les détroits assurent la fonction de môle stratégique de l’Empire. En d’autres termes, les Ottomans peuvent perdre un territoire, mais pas l’Empire, et user du second territoire comme tremplin de contre-offensive. In fine, l’association de ces éléments militaires et territoriaux, combinée à un encadrement, une discipline, un sens aigu du plan de bataille et une démographie abondante, a permis aux Ottomans d’atteindre le Danube sans faire face à de véritables menaces.

Sous le signe du Croissant

L’expansion agressive dans les Balkans a eu pour conséquence l’intégration massive de sujets non musulmans au sein de l’Empire, ce qui l’a contraint à repenser ses fondations. Cette restructuration se fonde sur l’extension de l’islam comme sens de l’histoire. En outre, la politique de transfert des populations turques en « Roumélie », partie européenne de l’Empire dans les Balkans, vise à alimenter un vivier pour la guerre sainte face à l’Occident.

Le système inégalitaire des milliyets (5) garantit la stabilité sociale. Les non-musulmans sont inférieurs aux musulmans. Cette discrimination de jure se matérialise au travers d’un impôt spécifique, de l’interdiction du port des armes ainsi que du prosélytisme. Chaque communauté dispose d’une autonomie dans la gestion de ses affaires quotidiennes. Le cosmopolitisme oriental est sauvegardé au travers du maintien des coutumes, des droits, des langues et des rangs sociaux. Chrétiens, juifs, musulmans vivent en juxtaposition sans se mélanger, ce qui assure fluidité, ordre et paix sociale dans l’Empire.

Dans la même logique, le recrutement des jeunes chrétiens au travers du devchirmé pour devenir janissaires assure l’égalité sociale. En effet, grâce au triptyque islamisation-turquisation-militarisation, ce système assure la disposition de soldats en abondance et de qualité pour les armées du sultan et permet la soumission et l’affaiblissement des communautés non musulmanes, tout en les associant étroitement à la conduite des affaires de l’Empire. Ainsi, situé entre deux mondes, l’État ottoman traite son cosmopolitisme de facto par l’établissement d’un cadre juridique pour assurer la concorde.

Résilience face aux Mongols

Sultan invincible et orgueilleux, Bajazet Ier rêve d’un empire contrôlant l’ancienne et la nouvelle Rome. Il se heurte rapidement à son contemporain, aussi obstiné que sanguinaire, Tamerlan. En 1402, Bajazet ignore la demande de soumission de Tamerlan et regroupe une armée composite, mal payée, qui lui est hostile. La bataille d’Ankara met en déroute les aspirations à l’hégémonie ottomane. Les défections sont légion, l’armée est décimée, les territoires ottomans sont ravagés par le pillage et Bajazet meurt en captivité. Son décès entraîne une période d’instabilité politique dans l’Empire car les fils du défunt sultan s’entre-déchirent pour la succession pendant dix ans. Néanmoins, les territoires européens de l’Empire restent unis et les Byzantins n’exploitent pas la défaite, ce qui facilite ainsi le rebond ottoman et la relance des expéditions en 1412.

Le redressement de l’unité dynastique est assuré par Mehmed Ier qui réussit à stabiliser les provinces récalcitrantes. Son règne est marqué par le retour des Ottomans à leur puissance d’antan ainsi que par la création d’une flotte de guerre, longtemps considérée comme leur talon d’Achille. Cette réaffirmation de l’autorité ottomane permet à son successeur Murad II de regarder de nouveau vers l’ouest à partir de 1421. Sultan prudent, il planifie la destruction future de l’Empire byzantin, qui est mise en œuvre par son fils Mehmed II.

Main basse sur la ville du Basileus

La prise de Constantinople était devenue la raison de vivre des Ottomans. Pour l’Islam, elle incarnait une obsession tant par son caractère de cœur de la Chrétienté que par ses prétentions à l’universalité (à l’image même du califat). Située désormais au cœur du domaine protégé ottoman, Byzance ralentissait les communications et les transports. Sa chute conditionnait l’harmonie de l’Empire turc. Jusqu’à présent, la ville des Césars ne devait sa survie qu’au respect mythique qu’elle inspirait ainsi qu’aux ravitaillements navals des Latins, car « si Dieu avait donné aux Turcs l’empire de la terre, celui de la mer était aux Infidèles ».

Mehmed II rêvait d’assouvir le grand dessein ottoman. Face au feu grégeois, celui qui sera surnommé le Conquérant déploie des canons d’une puissance prodigieuse ainsi qu’un blocus naval complet. Finalement, au cours du quatrième siège, après deux mois d’assauts intensifs, la ville tombe et le dernier Constantin avec elle. Au sein des musulmans, le prestige des Ottomans est inégalé, ces derniers réussissant à accomplir la promesse du prophète Mahomet là où les Arabes avaient échoué. En raison de son positionnement stratégique, la grande puissance musulmane ottomane fait de Kostantiniyye sa nouvelle capitale. L’Empire ottoman se transforme en un État pleinement européen. À la fois éloigné et proche de l’Europe fragmentée, l’Empire ottoman se présente comme une puissance musulmane majeure. Cependant, par la présence massive de non-musulmans, l’Empire se détache de la tradition impériale islamique et avance un modèle politique multiconfessionnel inédit.

Selon Georges de Trébizonde, « est empereur des Romains celui qui détient le siège de l’empire, or celui qui est empereur des Romains est aussi empereur de tout le globe terrestre ». De frontière des mondes, Byzance devient le centre d’un nouveau monde.

L’ascension des Ottomans au rang de puissance européenne prend des chemins sinueux. Leur détermination est à la hauteur de leur victoire. Pratiquant la debellatio (6), le Turc a su se positionner comme successeur de Rome grâce à une définition claire de ses objectifs ainsi qu’à un pragmatisme stratégique. En effet, grâce à ses conquêtes, la dynastie d’Osman a reconstitué l’Empire byzantin avant son agonie. Elle réunit ainsi l’Asie et l’Europe et s’impose comme l’un des héritiers légitimes de l’Empire romain. « Combien il serait plus juste de considérer l’héritier de l’Empire romain le sultan turc » déclarait alors Jean Bodin.

 

  1. Des suites de la victoire de Manzikert face aux Byzantins, les Turcs seldjoukides fondent le sultanat de Roum (Iconium) en Asie Mineure.
  2. D’après un poème épique du xiiie siècle intitulé le Rêve d’Osman.
  3. Il s’agit de la ville de Bilecik.
  4. Grand vizir, chef du gouvernement ottoman.
  5. Dans un monde prépolitique, ce terme désigne une communauté de confession.
  6. Terme latin désignant une conquête militaire avec destruction totale des institutions de l’adversaire.

 

Chronologie

1290 : naissance de l’Empire

1326 : prise de Brousse

1363 : prise d’Andrinople

1389 : bataille du Kosovo Polje

1396 : bataille de Nicopolis

1402 : défaite d’Ankara

29 mars 1453 : prise de Constantinople

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À propos de l’auteur
Gilles Texier

Gilles Texier

Diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’université Jean-Moulin Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégique ottomane tardive et les coups d’État en Turquie.

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