Mer Noire et Géorgie : une région stratégique

15 mai 2021

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : La mer Noire (c) Unsplash

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Mer Noire et Géorgie : une région stratégique

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Le Caucase est une région hautement stratégique pour l’Europe. Carrefour de l’Eurasie, point de passage du transport de l’énergie, rond-point entre la Russie, la Turquie et l’Iran, cette région montagneuse ne peut pas rester à l’écart de la réflexion stratégique. La Géorgie, allié ancien et fort de l’Europe, est un pays vital pour la stabilité de la région. 

Depuis une quinzaine d’années, près de 80% de la population géorgienne est convaincue que l’avenir du pays réside dans l’Union européenne. La réciprocité est, hélas, nettement moins évidente. Pourtant, à l’aune des crises en Ukraine, en 2014, du conflit de septembre-novembre dernier au Haut-Karabakh, entre Arménie et Azerbaïdjan et les soubresauts politiques des dernières semaines à Erevan, ayant conduit à la démission du Premier ministre, Nikol Pachinian, l’Europe dispose, dans la région de partenaires engagés au profit de la sécurité des Européens. 

L’importance de la Géorgie et plus largement le Caucase du Sud, diffère, néanmoins, selon les pays européens. Les trois Républiques trentenaires – Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan – legs de la dislocation de l’URSS, dans les années 1990-1991, sont traditionnellement affiliés, depuis la fin des années 1970, à l’ « Ostpolitik » allemande et sont associés aisément à l’interconnexion commerciale entre les pays riverains de la mer Baltique et ceux de le mer Noire, à travers le bassin du fleuve Danube. 

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La Géorgie : voisin et partenaire stratégique dans le Caucase du Sud ? 

La France, qui s’était courageusement et géopolitiquement, positionnée dans la zone, en mettant en exergue son statut de puissance médiatrice dans le conflit qui a opposé la Russie et la Géorgie, en août 2008, semble de nouveau comprendre le caractère éminemment stratégique de la région.  Il est vrai qu’en 2008, la France présidait à la fois le Conseil européen et le G8 – la Russie n’y ayant été suspendue qu’en 2014. 

La création du Partenariat oriental, en mai 2009, dans le cadre de la politique européenne de voisinage, autour de la Biélorussie, de l’Ukraine, de la Moldavie, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et bien sûr de la Géorgie, est venue confirmer, depuis, le rôle moteur qu’entend jouer Paris dans la prise en compte par les pays européens des pays riverains de la mer Noire. 

La publication, en février dernier, de la plaquette réalisée par la Direction générale des Relations internationales et de la Stratégie (DGRIS) du ministère de la Défense et l’étude prospective et stratégique confiée par la DGRIS à la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS) semble ainsi confirmer le caractère hautement stratégique de l’espace pontique. 

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Il en va aussi et surtout de ses pays riverains, en premier lieu desquels, la Géorgie, enchâssée entre la Russie et la Turquie, dont les velléités de projection et de réaffirmation de puissance de ces deux dernières ont été récemment mises en exergue par le président Emmanuel Macron. 

Ainsi, l’autonomie stratégique de l’UE, régulièrement revendiquée par le président français, conforté par la mise en place prochaine de la « Boussole stratégique (Strategic Compass) »  dont l’objectif est de réfléchir et de poser les jalons d’une Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) plus robuste face aux menaces auxquelles devra se confronter l’UE pour la prochaine décennie, passe ainsi indéniablement par un partenariat privilégié avec la Géorgie. 

Il en fut question à l’occasion de la venue, à Tbilissi, du Président du Conseil européen, Charles Michel, le 20 avril dernier, à l’aune de la médiation de l’UE – sous l’égide de l’ambassadeur Christian Danielsson – mettant fin à la crise politique ayant opposé pendant six semaines, le parti au pouvoir (Georgian Dream) et l’opposition (notamment les partis de l’United National Movement – UNM et European Georgia). 

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L’UE est le principal bailleur de fonds de la Géorgie. La Banque européenne d’Investissements (BEI) a consacré 1,85 milliard d’euros dans le cadre du soutien à l’économie locale, à la modernisation des infrastructures, au développement du secteur privé et des énergies vertes. Par ailleurs, au-delà des 500 millions d’euros annuels que Bruxelles engage, au service de l’appui au développement économique, ce sont 400 millions d’euros qui ont été rajoutés en 2020 pour aider la Géorgie à faire face à la pandémie. 

L’Europe et la Géorgie sont ainsi engagées dans un dialogue stratégique. Ne serait-ce qu’à travers l’évidente quête de l’indépendance ou de la recherche de la moindre dépendance énergétique européenne. 

Il en va, ainsi de la mise en place effective, depuis mai-juin 2018, du Southern Gaz Corridor, connectant Bakou, à Ceyhan en Turquie, en passant par Tbilissi, à travers le gazoduc Trans-Anatolian Pipeline (TANAP) désormais étendu aux Balkans occidentaux et de facto l’Europe, à travers le Trans-Adriatic Pipeline (TAP). 

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La perspective de l’interconnexion entre mer Noire et mer Caspienne, via le futur Trans-Caspian Pipeline, via la signature d’un accord entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan conforte l’intérêt des Européens pour la région où transitent trois millions de barils/jour de pétrole et où se situent, pas moins de, huit gazoducs connectés à l’Europe.

L’envie d’adhésion à l’UE et d’intégration au sein de l’OTAN au cœur des dynamiques et querelles politiques actuelles ?

La dimension géoéconomique est importante, mais elle n’est pas la seule raison du regain d’intérêt pour la zone mer Noire-Caspienne.

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Quiconque s’est rendu en Géorgie, depuis le conflit avec la Russie en 2008, est saisi par l’engouement convergent des citoyens géorgiens et de la quasi-totalité de leurs dirigeants pour le modèle européen. Pas un seul drapeau géorgien qui ne flotte côte à côte, sans son binôme, drapeau de l’UE aux douze étoiles. 

Cette envie forte d’Europe sur le plan culturel, social, économique et diplomatique n’a d’ailleurs d’égale que l’appétence de la Géorgie pour la garantie de sécurité collective qu’offre l’Alliance Atlantique. Tbilissi ne cesse de renouveler, depuis 2008, sa demande d’adhésion à l’OTAN. 

L’affirmation du destin européen de la Géorgie n’est pas nouvelle. Il semble s’être définitivement ancré dans le paysage politique géorgien, comme le scrutin d’octobre et novembre dernier est venu le confirmer.  

Ce scrutin, caractérisé par la concomitance de l’impact de la pandémie et du conflit opposant militairement deux de ses voisins frontaliers – Arménie et Azerbaïdjan – aura aussi mis en exergue singulièrement le souhait de stabilité attendue dans le pays. 

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La « retraite » politique du Deus ex machina du paysage politique géorgien, Bidzina Ivanichvili, qui fut Premier ministre (octobre 2012 et novembre 2013) et qui a renoncé, le 11 janvier dernier à la présidence du parti du Rêve géorgien, qui avait pourtant remporté les dernières élections législatives, vient ainsi corroborer une certaine forme de maturité politique. 

Il est vrai que ce scrutin s’est aussi déroulé dans un contexte où la croissance annuelle avoisinant désormais les 4,5%, avec 15,5 milliards de dollars de PIB et quelque 4000 dollars de PIB nominal, a mis de côté la dimension économique pour se focaliser davantage sur la question de la polarisation entre deux visions sociétales pour le pays. 

En effet, tous les voyants économiques sont au vert. La Banque mondiale, qui s’approche de son 25e anniversaire du partenariat avec la Géorgie, est venue rappeler, que la réduction continue du taux de pauvreté, qui, avoisinant les 32,5% des quelque 3,7 millions de Géorgiens, en 2006 est tombé à 16,3% en 2019. 

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L’accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) signé entre l’Union européenne et la Géorgie, le 27 juin 2014, et entré en vigueur le 1er juillet 2016, est venu également confirmer que la Géorgie fait désormais figure de bon élève de la nouvelle politique européenne de voisinage, rénovée en novembre 2015 et du Partenariat oriental, qui a fêté, en mai dernier, son dixième anniversaire. 

Alors que les débats actuels, dans les capitales européennes, portent désormais sur la capacité réelle de l’UE à s’élargir, notamment en direction de son Sud-est, l’UE reste encore trop l’otage et la victime d’un divorce forcé et prolongé par et avec la Grande-Bretagne. A contrario, l’ALECA conforte ainsi la « patience » des Géorgiens vis-à-vis de l’adhésion de leur pays à l’UE et à l’OTAN.  

La contribution de la Géorgie en matière de défense à hauteur de 2% de son PIB, est un précieux allié pour l’Alliance atlantique et l’Union européenne. En témoignent les engagements de Tbilissi en Afghanistan et en Irak – aux côtés des États-Unis et de l’OTAN depuis maintenant vingt ans -, toute comme celui, depuis 2014, celui des troupes géorgiennes aux côtés des soldats français et européens en République centrafricaine et au Mali.

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Il en va de même, du reste avec l’investissement du pays dans le domaine de la cyberdéfense, face aux nombreuses menaces et attaques hybrides émanant de son voisin septentrional dont elle a, à faire face régulièrement, sont ainsi de précieux atouts dont l’Europe devrait saisir l’opportunité. 

Nul doute que la présidence française de l’UE, lors du premier semestre 2022, serait l’occasion idoine d’envisager des coopérations stratégiques dans ce cadre.

C’est, en effet, ce pragmatisme géopolitique que nous devrions écouter davantage, qui devrait trouver, aussi, un écho particulier, au sein du Conseil de l’Europe, que la Géorgie a présidé durant le premier semestre 2020 jusqu’à mai dernier, soit en pleine pandémie. 

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Les progrès croissants de la Géorgie sur plusieurs mesures internationales et indépendantes semblent ainsi mettre en porte à faux le récit communément acquis comme tel selon lequel l’ancien premier ministre, Bidzina Ivanishvili, désormais pleinement engagé dans le cadre de sa fondation Cartu, et le parti du Rêve Géorgien rétrogradaient d’une manière ou d’une autre sur l’engagement de la Géorgie envers l’Europe, tout en gageant que le nouveau gouvernement géorgien, sous l’égide d’Irakli Gharibachvili, s’attellera rapidement à œuvrer dans cette direction. 

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À propos de l’auteur
Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)

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