Embarqué à bord de la patrouille polaire L’Astrolabe, notre reporter a pu poser le pied sur les îles subantarctiques (Crozet, Kerguelen, Saint-Paul, Amsterdam). Un accès privilégié, rare et exclusif pour faire découvrir les fabuleuses terres Australes et Antarctiques françaises.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
Récit d’une expédition en France australe à bord d’un brise-glace de la marine nationale.
Un rutilant géranium rouge jette des coups d’œil à travers les vitres.
Sa jardinière est vigoureusement harnachée. Une étiquette indique que la plante a été offerte par le maire d’Hobart (Australie) en souvenir du sacrifice des marins français morts en Tasmanie au xixe siècle.
Au-dehors de la passerelle, le grand livre de la nature. Des bandes de terres verdoyantes se détachent de la mer. Une montagne surgit de l’océan.
Et, vu du ciel, un point écarlate escorté par quelques albatros.
Nous sommes à bord du brise-glace L’Astrolabe de la marine nationale qui passe en revue l’archipel Crozet et ses cinq îles.
Le navire qui fend les eaux effectue une patrouille d’un mois sur 9 000 km. Parti de La Réunion, le bâtiment rallie les îles subantarctiques françaises après une escale diplomatique en Afrique du Sud. Sa mission : surveiller les zones économiques exclusives françaises du sud de l’océan Indien.
Île de la Possession et son royaume manchot
Nous enfilons avec cinq membres d’équipage nos combinaisons de protection. Des tenues étanches qui nous enrobent de la tête au pied pour pouvoir supporter les embruns glaciaux et survivre au froid en cas de chute à l’eau. « Allez les Casimirs, on se dépêche », ordonne alors le bosco. Ce maître de manœuvre a pour mission de gérer la mise à l’eau de l’embarcation qui permet de rejoindre la terre ferme.
Du haut de ses quinze ans de mer, le cipal aguerri nous tend deux bouts d’une échelle, avant de déclarer d’une voix assurée : « Maintenant sautez ! » Nous voilà sur un canot qui file droit vers la baie du Marin, porte d’entrée de l’île de la Possession où se situe la base Alfred-Faure de l’archipel Crozet. Sur la plage, alors que nous accostons, nous distinguons des foules bichromes.
Ce ne peut être des silhouettes d’hommes : seuls une vingtaine d’hivernants séjournent sur ce confetti perdu dans le cercle subantarctique. En posant le pied sur le sable noir foncé de la plage, c’est là que nous les voyons ! Une armée impériale de manchots royaux côtoyant harems d’éléphants de mer, albatros et pétrels. Le spectacle d’une marche singulière à Crozet, une terre où tout être humain est un étranger !
Nous laissons en contrebas les jabotements et gargouillis de cette faune. Un sentier entouré de pentes étonnamment verdoyantes nous conduit à la « résidence ». Comprendre en patois taafien le lieu où siège le chef de district de Crozet. Bruno Perrier nous accueille dans son bureau. Celui qu’on appelle le Discro, tout comme ses homologues le Disker pour Kerguelen ou encore le Diramsterdam pour Saint-Paul et Amsterdam, exerce les attributions de représentant de l’État.
Une clé symbolique ainsi qu’une écharpe tricolore lui ont été transmises il y a dix mois. « Ici, vous êtes dans le territoire le plus isolé de France, nous indique notre interlocuteur avant de poursuivre, toute personne qui vient travailler dans les TAAF a le désir de vivre dans un environnement exceptionnel, et une volonté de traverser une aventure humaine. » Que ce soit à Crozet puis à Kerguelen, nous croiserons ces profils classés en trois catégories, les scientifiques, les militaires et les « infra », à savoir ceux qui s’occupent de la logistique.
La France, vigie du monde au pôle Sud
Une semaine de navigation plus tard, nous rencontrons Félix, un volontaire en service civique à Port-au-Français, base principale de l’archipel Kerguelen. Sac de randonnée, visage rafraîchi, l’ingénieur rentre d’une « manip », comprendre, toujours en langage taafien, une mission. « Nous sommes partis à quatre scientifiques, d’abord en bateau puis à pied durant sept jours pour réparer une station météo », explique l’hivernant tout en désignant une montagne qu’entoure un bras de mer.
Comme tous les résidents de Port-aux-Français, le jeune homme a les lacets défaits. « C’est la coutume ici puisqu’on doit retirer nos chaussures avant de rentrer dans n’importe quel bâtiment », précise notre interlocuteur en nous guidant vers les locaux de l’Institut Paul-Émile-Victor (IPEV). L’organisme est chargé de la recherche dans les TAAF. Son bureau est surplombé d’une grande carte des îles de la Désolation. Mayeul, informaticien, assure le bon fonctionnement des réseaux ainsi que la collecte des données sismiques. Un travail de sentinelle pour surveiller les catastrophes naturelles au service, par exemple, d’une nation comme l’Inde. « Si un séisme se déclenche au milieu de l’océan, nos capteurs vont vérifier et anticiper son activité bien en amont des côtes indiennes, détaille le VSC avant de poursuivre, en onze minutes, nos informations sont transmises aux autorités indiennes. » C’est ainsi la position géographique de l’archipel Kerguelen qui permet à la France d’occuper un rôle de vigie sur la scène internationale. En sortant du bâtiment, c’est la pureté de l’air qui nous saisit. Au loin, le mont Ross.
C’est accroché à ces rochers qu’en 1776, le capitaine de la Royal Navy, James Cook, découvre une bouteille en verre. À l’intérieur de l’objet, une lettre signée par un lieutenant, Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec, un navigateur à la vie aussi tumultueuse que les eaux des cinquantièmes hurlants. L’écrit indique que le roi de France prend possession de l’archipel.
Quelques années auparavant, Kerguelen déclare à tort, à la cour de Versailles, avoir découvert l’Antarctique. La France australe, comme il l’appelle, est décrite comme un éden accueillant et propice à la fondation de nouvelles colonies. En réalité, le navigateur a fait surgir sur les cartes seules ces îles de la Désolation. C’est le capitaine Jules Dumont Durville qui découvre le sixième continent en 1840. Celui qui est à la fois marin, botaniste, ethnologue et explorateur commande alors L’Astrolabe.
C’est dans le sillon de ce trois-mâts que navigue notre brise-glace chaque année pour rejoindre la terre Adélie, portion française de l’Antarctique.
Les machines ont remplacé les voiles et la coque n’est plus en bois. Cependant, on goûte tout de même à ce qui devait être la vie d’équipage dans la Royale du temps de Louis XV comme de Louis-Philippe. En passerelle, un jeune chef de quart côtoie des officiers mariniers bretons. « En six mois, on a été formés à l’École navale dans le cadre d’un contrat court d’un an. Mais la réalité de la navigation, on l’apprend ici » nous explique ainsi Côme. L’aspirant de 21 ans est pour la première fois « lâché » : le cap du bateau lui est confié pour quatre heures.
Philatélie et marcophilie navale
Sur un meuble, une multitude de plis sont tamponnés par un marin. « Des adeptes de la marcophilie navale, c’est-à-dire des collectionneurs de lettres envoyées depuis des bâtiments, nous transmettent leur enveloppe et leur adresse » indique le maître François. Ce « patron » détient la fonction de vaguemestre, un militaire chargé du service postal. « Parfois je me demande si on ne devrait par repeindre la coque en jaune comme une voiture de La Poste », commente avec un humour un quartier-maître. Des philatélistes des quatre coins du globe vont recevoir leur pli avec un tampon unique propre à la mission et au commandant et une oblitération de chaque île subantarctique.
L’Astrolabe assure la relève et l’acheminement du courrier avec une détermination dont nous serons témoins. Aux abords de l’île Amsterdam, la petite embarcation est bien trop agitée par les vagues. Impossible pour nous d’appareiller. C’est alors qu’un marin, se saisissant du sac postal, se jette par-dessus bord afin d’attraper vigoureusement un barreau de l’échelle du pont. Le courrier est ainsi délivré au gérant postal de l’île aux otaries. « Rien n’est banal en mer, et on prend des risques, déclare un de ses camarades quand nous sommes de retour à bord avant de conclure avec humour, le veinard, il aura profité de trente minutes sur la terre ferme. »
Internet dans les 40e rugissants
Le soir, dans leur carré, quelques marins lancent des appels vidéo avec leur famille. La communication est rendue possible grâce à deux antennes Starlink. C’est la toute première fois qu’un bâtiment de la marine nationale est équipé du réseau d’Elon Musk. Une rupture technologique qui porte ses fruits. Sur leur temps libre, les membres d’équipage se retrouvent auprès de leur proche. Quotidiennement, 50 gigas sont rationnés tels des biscuits de mer d’antan par le Sic, le chef du numérique. « Cela change des trois octets de mail à l’époque où je me suis engagé, c’était compliqué de discuter avec sa femme », témoigne un officier.
L’équipement internet, évidemment indisponible si les contraintes de la mission le demandent, permet de répondre à un problème de fond tabou. « Parfois, des longs mois en mer, ça peut être dommageable pour une vie de couple, rapporte un membre d’équipage avant de poursuivre, je connais quelqu’un, quand il est rentré de mission, la serrure de son appartement avait été changée et sa femme l’avait quitté. Ça l’a détruit. »
Sur le transit du retour, le soleil devient chaque jour plus chaleureux à mesure que nous quittons la nuit australe. De retour en milieu tropical et sous des latitudes plus chaudes, le patrouilleur polaire atteint La Réunion. La mission est remplie. L’Astrolabe a assuré la surveillance des espaces maritimes sous souveraineté française.
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