Le fragile écosystème diplomatique traditionnel, hérité des traités de Westphalie, subit l’attrition d’un nouveau type d’acteur géopolitique. Elon Musk, premier acteur stratégique privé au monde, entend désormais rivaliser avec les grandes puissances.
Il n’était d’abord qu’un inventeur de génie, un grand patron à succès, un milliardaire de plus dans une galaxie qui en compte beaucoup. Ces vingt dernières années, beaucoup d’encre a coulé à propos des Gafam et de leur pouvoir. Mais depuis la prise de contrôle de Twitter, devenu X, l’intervention de Starlink pendant la guerre en Ukraine et sa domination du marché de l’espace, l’empire d’Elon Musk a dépassé le modèle et changé de dimension. L’homme le plus riche du monde n’est plus seulement un partenaire économique incontournable, un passionné de la conquête spatiale, il s’est mué en rival géopolitique. Portrait d’un OGNI, objet géopolitique non identifié, qui révolutionne les relations internationales.
Curieusement, Elon Musk n’est pas né sous les auspices de Mars, dieu de la guerre, mais de Junon, déesse de la fécondité, le 28 juin 1971 à Pretoria, capitale de l’Afrique du Sud. Sa famille vit très confortablement, mais se décompose rapidement. Dès l’âge de 8 ans, Elon Musk voit ses parents divorcer et fait le choix de rester auprès de son père. Dans la cour de son école, il éprouve ses premières difficultés relationnelles, mais commercialise ses premiers jeux vidéo. Sa mère d’origine canadienne, ancienne mannequin et vice-Miss Afrique du Sud, refait sa vie en Amérique et se reconvertit dans le conseil en bien-être tandis que son père poursuit ses affaires sud-africaines. À 18 ans, Elon Musk est étudiant à Kingstone dans l’Ontario et bien qu’il ait reçu une éducation libérale et favorable à la fin de l’apartheid décidée par Frederik De Klerk, il n’assiste pas à l’émergence de l’ANC de Nelson Mandela en 1994. Lorsque Thabo Mbeki prend le pouvoir en 1999, il a 28 ans et l’Afrique du Sud s’est métamorphosée. Les Afrikaners sont écartés du pouvoir et le décollage économique tant attendu se fait attendre. Il en tire aujourd’hui certaines leçons sur le déclin qui guette l’Occident si rien n’est entrepris.
Un bâtisseur de fortune
De 1992 à 1995, Elon Musk, qui s’est éloigné de son père, est absorbé par la construction d’une fortune grandissante. En Pennsylvanie, il commence à développer une application de services géolocalisés en ligne dans la Silicon Valley. Il s’est très tôt intéressé à l’informatique et profite pleinement de l’explosion commerciale d’internet. Son tempérament le distingue néanmoins de ses homologues. En 2021, invité de l’émission de comédie satirique américaine SNL (« Saturday Night Live »), il révèle être atteint du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme diagnostiquée chez des individus à fort potentiel intellectuel, mais qui peinent à vivre en société. Ses propos peuvent paraître inattendus, voire brutaux, son style de management est très rugueux, à l’image de ses tweets.
À 20 ans, la revente de zip2 lui a assuré des dizaines de millions de dollars, puis ce sera l’aventure PayPal revendu à eBay. Il entre dans le club fermé des milliardaires, mais sa vie privée est plus chaotique. Après un premier mariage et six enfants, son biographe Walter Isaacson dénombre à ce jour un total de 12 enfants d’au moins trois femmes différentes, dont certains nés par GPA ou PMA portent des prénoms avec des numéros ou une seule lettre.
Le récit de son ascension dans les secteurs économiques les plus innovants est désormais connu de tous. Les véhicules électriques Tesla, l’industrie spatiale SpaceX, l’intelligence artificielle avec Neuralink, les célèbres implants cérébraux de NBIC, The Boring Company, une entreprise qui regroupe ses investissements les plus divers ; toutes ces pépites industrielles ont fait d’Elon Musk le gourou des jeunes ingénieurs et des futurs dirigeants. Il incarne la continuité du rêve américain selon lequel tout est toujours possible pour les plus audacieux des explorateurs. Sa fortune, estimée à plus de 350 milliards de dollars, pourrait, selon une étude publiée par une branche de l’éditeur britannique Informa, spécialisé dans l’intelligence économique, faire de lui le premier billionaire dès 2027, soit plus de 1 000 milliards de dollars. Mais Elon Musk n’a pas l’intention de se contenter d’amasser de l’argent et de bénéficier de l’influence discrète due à son rang de plus grande fortune du monde. Son ambition n’est pas financière, elle est de transformer l’univers et l’humanité, quitte à tout dépenser pour ce faire. À ce titre, il ne craint pas d’apparaître en pleine lumière et profite de sa plateforme X pour intervenir en politique et vanter sa conception du monde. Comme Prométhée, Elon Musk rêve d’un homme nouveau et tout-puissant dont il serait le démiurge. Le transhumanisme et l’intelligence artificielle le destinent à conquérir de nouveaux espaces.
À lire également
CNAM : Colloque Intelligence artificielle, géopolitique, anticipation
Construire un homme nouveau
« Quod non ascendet ? » Jusqu’où ne montera-t-il pas ? La devise de Nicolas Fouquet, le flamboyant et puissant ministre des Finances de Louis XIV, pourrait être celle d’Elon Musk. Mais à vouloir trop briller et éblouir ses contemporains, Fouquet était apparu comme une menace politique aux yeux du monarque. Il lui manquait une armée, susceptible de le protéger d’une interpellation surprise. Les récentes mésaventures de Pavel Durov, patron de Telegram, pourraient éveiller l’inquiétude d’Elon Musk.
Pour réaliser ses rêves, celui qui semble parfois être sorti tout droit d’un film de science-fiction construit donc son propre espace de souveraineté. Avec sa galaxie de satellites (près de 6 500), ses fusées et son réseau social d’information, le plus influent au monde, le magnat sud-africain paraît intouchable, sa fortune inatteignable. Mais l’empire de Musk est virtuel dans la mesure ou même dans l’espace, il n’a pas de territoire propre.
En février 2022, il est entré par la grande porte de la géopolitique mondiale quand sa galaxie satellitaire a permis au régime ukrainien de résister à l’offensive russe vers Kiev. Un an plus tard, elle empêchait les drones sous-marins ukrainiens de frapper la base navale russe de Sébastopol. Le client est roi. Le mercenaire de l’espace s’est ensuite rapproché de la Chine dont les capacités militaires pouvaient elles aussi menacer son expansion. Les diplomaties traditionnelles dépêchent des ambassadeurs auprès de lui. Il est traité avec tous les égards réservés aux chefs d’État.
Le rachat de Twitter en avril 2022, le plus politique et le plus agressif des réseaux sociaux, l’a lancé parallèlement dans l’arène politique mondiale. Comme il est de coutume aux États-Unis où les grands patrons n’hésitent pas à soutenir publiquement tel ou tel candidat qui correspond à leurs intérêts économiques, c’est le financement de la campagne présidentielle de Donald Trump en 2024 qui le fait apparaître comme le plus grand rival de l’ordre libéral occidental et une menace pour l’Union européenne.
Thierry Breton et Margrethe Vestager, ex-commissaires européens, s’en émeuvent. Le premier ouvre une enquête pour des manquements présumés du réseau social en matière de protection des mineurs. Mais il est désavoué par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne en août 2024. En septembre, Emmanuel Macron, qui souhaitait le prolonger, présente pour le remplacer la candidature de son poulain, Stéphane Séjourné, éphémère ministre des Affaires étrangères de Gabriel Attal.
La directrice du réseau social X, Linda Yaccarino, a pu célébrer la sortie de l’ancien patron et ministre des Finances de Jacques Chirac en évoquant à cette occasion « une belle journée pour la liberté d’expression ». Elon Musk, avec son style plus mordant, a ironiquement souhaité à Thierry Breton un « bon voyage » [en français dans le texte], insinuant qu’il n’était pas étranger à sa sortie. « Il vous reste des billets pour Mars ? J’ai quelques idées de réglementation » a répondu le très opportuniste Thierry Breton sur son compte X, d’autant moins rancunier qu’aucune lettre de cachet ne lui était destinée.
À lire également
Elon Musk, l’Ukraine et Taïwan : les GAFAM sont-ils encore des entreprises comme les autres ?