Historien de l’art et de l’architecture, Mathieu Lours étudie ici les ruines et ce qu’elles disent de notre rapport au temps et à la civilisation. Cet entretien est extrait de l’émission réalisée avec Mathieu Lours à l’occasion de la parution de son livre Églises en ruine (Cerf, 2020).
Mathieu Lours est agrégé et docteur en histoire. Il est professeur en khâgne. L’émission est à retrouver ici.
Jean-Baptiste Noé : S’intéresser aux ruines semble déprimant de prime abord. Mais vous montrez qu’il y a une vie, une intégration de la ruine dans le paysage et dans nos imaginaires, où elles côtoient les églises en bon état…
Mathieu Lours : Oui, c’est la rencontre entre l’émotion esthétique et la grande histoire. Une église en ruine aurait pu être démolie, mais elle ne l’a pas été, pas hasard ou nécessité. Face à une église en ruines, on essaie de reconstruire mentalement les parties manquantes, c’est un appel à l’imaginaire, et on essaie d’imaginer rétrospectivement le pourquoi de cette démolition, est-ce un abandon ? Mon ouvrage est un essai diachronique : on parcourt 17 siècles d’un motif intellectuel, littéraire et pictural et la manière dont il nourrit nos ressentis.
JBN : Les invasions barbares sont un moment de grand trouble pour l’empire romain, les églises attirent par leur richesse, cela peut aboutir à des destructions…
ML : Oui, en construisant des basiliques, l’Eglise s’expose au risque de leur destruction, ce qui se fait jour jusqu’au IXe siècle. Mais aucune des églises ruinées de cette époque-là ne persiste aujourd’hui, elles ont été détruites ou reconstruites mais pas laissées telles quelles. On n’a pas laissé d’églises en ruines subsister de cette époque. Le temple de Jérusalem, dont la destruction/reconstruction est un motif d’espérance du peuple élu puis la preuve de la victoire de la nouvelle alliance avec le christianisme. Que faire quand c’est l’église chrétienne qui est attaquée ? On construit un discours sur le châtiment divin et sur l’épreuve infligée par Dieu sur la reconstruction de ces églises. On a un discours des abbés qui s’insèrent dans ce cycle de destruction-reconstruction (Nabuchodonosor et Salomon), ce qui permet aux lettrés de donner un sens à ce qu’ils vivent. Le martyr de l’évidence est, par métonymie, le même martyr que celui dont on a les reliques dans l’église.
JBN : Quelle est la place de l’église, bâtiment, dans cette période antique tardive ? Est-elle un lieu de communion, de messe ou de patrimoine, de richesse artistique ?
ML : Elle est capitale à la survie des villes dans l’Antiquité. Alors que l’Empire laisse la place à de nombreux royaumes, la cathédrale est tout ce qui reste de l’Empire. Elle occupe donc une place importante dans ce qui reste de la ville. La cathédrale et ses annexes y représentent parfois un quart voire la moitié de l’espace public : basilique, baptistère, logement de l’évêque, lieux de charité, hôtel-Dieu, école… Toutes les fonctions régaliennes sont désormais épiscopales. C’est ce qui reste du pouvoir, les derniers vestiges de l’Empire. Il en est de même pour les monastères à la campagne.
JBN : Aujourd’hui à Paris, on a encore l’hôtel-Dieu, le collège des Bernardins… Un ensemble de bâtiments comme dans l’Antiquité tardive…
ML : Oui, mais avec quelques disparitions : le baptistère ne s’est maintenu qu’en Italie car l’évêque a voulu garder le monopole du baptême de Pâques, sur le modèle de la basilique de Latran. En France, ils ont été balayés lors de la reconstruction gothique. L’hôtel-Dieu, bien que laïcisé, est toujours là. L’archevêque s’est rapproché de la cathédrale au XXe siècle.
JBN : Quand on parle de bâtiments « gothiques », il y a en fait un certain nombre de périodes artistiques qui se côtoient dans une cathédrale (orgues du XVIIe, vitraux, autels du XIXe), la cathédrale est un palimpseste de périodes artistiques, un livre ouvert d’histoire du christianisme…
ML : Oui, l’édifice fonctionne par sédimentations successives. Par développements architecturaux successifs, elle recèle de lieux mémoriels. Au Moyen Âge, il n’est pas question d’innovation mais de remplacement des basiliques. Il s’agit de pouvoir remplacer une basilique, il faut se rattacher à l’un des évêques fondateurs puis à Saint-Paul. Tous les architectes du Moyen Âge veulent un nouveau qui se relie aux premiers temps du christianisme, c’est là la légitimité.
JBN : Comment décide-t-on de confier la restauration de vitraux à des artistes contemporains (Chagall, Soulages…) ? Qui décide, du diocèse, de l’Etat… ?
ML : C’est un partenariat entre l’Etat et le clergé : rien ne peut être fait contre ce dernier dans une cathédrale car il en est l’affectataire irrévocable et perpétuel. La vitrerie de la cathédrale de Nevers a été réalisée des années 1980 à 2000 avec l’emploi de peintres français. Les cathédrales sont un des derniers points de rencontre entre la république laïque et la dimension sacrée de l’histoire de notre pays.
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JBN : A l’époque médiévale, on voit la reconstruction de nombreuses cathédrales. Mais il y avait quelque chose avant : les diocèses ont rasé des bâtiments anciens…
ML : Ils font détruire les bâtiments anciens. Pour construire une cathédrale, il faut détruire le reste des bâtiments religieux. C’est un travail de chirurgien dans la ville médiévale, il faut que des incendies permettent de raser les maisons autour, il y a des oppositions… L’évêque d’Amiens n’a jamais obtenu gain de cause pour les tours qu’il voulait.
JBN : Le terme de « gothique » date du XIXe siècle et n’est pas approprié, voire péjoratif. Comment présente-t-on les cathédrales à l’époque de leur construction, y a-t-il un certain terme au XII-XIIIe siècle ?
ML : Vasari, artiste et critique d’art, emploie ce terme dès 1571, pour déprécier l’architecture médiévale. Au XIXe siècle, on garde paradoxalement ce nom dépréciatif. Au XIIe-XIIIe siècle, on parle d’opus modernum voire opus francigenum, l’art français, notamment dans le Saint Empire qui bâtit des cathédrales.
JBN : La basilique Saint-Pierre n’a rien à voir avec le style français, ni avec Florence ou Milan… Chaque pays a développé sa propre tonalité artistique, avec ses pierres, ça se distingue à l’œil nu…
ML : L’Italie ne peut pas se passer du modèle de la basilique paléochrétienne. A Sienne, où le gothique est plus affirmé, il y a un triomphe de la muralité : la fresque et la mosaïque y sont capitales.
JBN : Pourquoi n’a-t-on pas de fresque en France ?
ML : Il y en a eu à l’époque romane, détruites aux XVI-XVIIe siècles. A partir de 1130, l’idée que Dieu est lumière suppose le remplacement par le vitrail qui, en tant qu’art du verre, apparaît comme la prolongation logique de la mosaïque. Cela renvoie à l’idée d’une antiquité gauloise aussi importante que l’Antiquité romaine en termes chrétiens.
JBN : Souvent, on voit dans les églises des mentions historiques qui expliquent qu’une partie du monument a été détruite pendant les guerres de Religion, l’iconoclasme. Pourquoi les protestants s’en sont-ils pris à ces églises, pour des raisons politiques ?
ML : Les guerres de Religion sont bien plus traumatiques pour les églises de France que la Révolution : elles ont été détruites pour des raisons religieuses, non pas économiques. Les images sont des blasphèmes pour les protestants en vertu du 4e commandement, et les temples papistes, s’ils ne deviennent pas protestants, doivent être détruits : c’est pédagogique de le détruire. Plus d’une vingtaine de cathédrale sont alors détruites entre 1562 et 1567. Bien des ruines encore visibles en France datent de là.
JBN : C’est surprenant que des hommes s’en prennent ainsi au beau…
ML : Non, pour les réformés du XVIe siècle, l’image c’est l’idole et l’idole c’est le diable. Il y a une radicalité dans le protestantisme : il s’agit d’accomplir l’œuvre de Dieu comme Moïse s’est attaqué au veau d’or.
JBN : Les ruines sont-elles entretenues aujourd’hui ? Y a-t-il une conservation de la ruine au titre du patrimoine ?
ML : Oui, ne serait-ce que pour qu’elles ne s’effondrent pas sur les visiteurs. On a atteint une fixité de la ruine. Au XIXe siècle, la ruine était romantique, on devait avoir l’impression qu’elle était en train de se faire, il y avait un volontaire retour à l’état sauvage, une rencontre entre nature et culture : par la suite, au contraire, la ruine devient archéologique et on en chasse la nature. Il reste très peu de ruines telles que les romantiques les ont peintes.
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JBN : Qu’est-ce qui a marqué ces romantiques (Robert, Turner, Friedrich…) ? La rencontre nature-culture, la fin de l’histoire, cette mort et vie en même temps ?
ML : Cela leur permet d’avoir un édifice qui n’est plus religieux mais encore sacré. Il y a une sacralité immanente qui subsiste et le romantique y projette cet état d’âme.
JBN : La Première Guerre mondiale, suivie de la Seconde, a vu la destruction des cathédrales de Reims et d’Amiens. S’est posée la question de la reconstitution, ça ne date pas de l’incendie de Notre-Dame. Comment reconstruit-on une église ? Comme avant, avec des matériaux identiques, qu’est-ce qui doit être visible ou non ?
ML : Reims a vu Français et Allemand se renvoyer la responsabilité. Après-guerre, certains veulent en faire un mémorial, un bâtiment contre la barbarie allemande. On décide pour Amiens de restaurer comme à l’origine, mais avec de la charpente en ciment moulé, assemblage théorisé en 1560. Ce travail est remarquable, il témoigne du génie français.
JBN : Des lois internationales, comme la convention de Venise ou celle de l’UNESCO, donne des obligations au gouvernement français en la matière…
ML : Ce ne sont pas des traités internationaux contraignants, mais des recommandations morales, il n’y a pas de pénalité si on y déroge.
JBN : Il y a également des bâtiments profanes qui ont été détruits. Quand ils sont reconstruits, le cadre de protection internationale est-il le même ?
ML : Oui, il n’y a pas de spécificité pour le patrimoine religieux, juste de monuments historiques.
JBN : Dans la cathédrale de Nantes, qui a brûlé en 2020, les compteurs électriques n’étaient pas aux normes. Comment un monument appartenant à l’Etat depuis 1920 n’a pas eu de mise à jour ?
ML : Il y a des questions de budgets, de délais d’intervention, il y a eu le confinement… Ces aléas sont connus de tous les propriétaires.
JBN : Les cathédrales sont-elles bien cartographiées, peuvent-elles être rebâties telles quelles ?
ML : Oui, elles sont parfaitement documentées, avec des archives exactes. En France on a une expertise de reconstruction depuis Viollet-le-Duc mais surtout la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, dans la cathédrale de Soissons, on n’a pas l’impression que ça a été détruit. On laisse juste quelques signes de césure, pour que les futurs archéologues le voient.
JBN : Il faut disposer des bons artisans pour cela, il faut les former et les mettre au travail…
ML : Oui, on a des compétences remarquables en France et ces corps de métier ont du travail.
JBN : Concernant Notre-Dame-de-Paris, la reconstruction de la flèche à l’identique implique-t-elle une coordination de nombreux corps de métier ?
ML : On l’a fait à Reims ou à Soissons, on a la commission nationale des monuments historiques, un architecte etc., il n’y a pas de problème quant à la coordination : les outils sont là, seuls les délais sont liés à la prudence pour avoir un résultat conforme aux attentes. Je suis optimiste.
JBN : Construire une cathédrale est une sorte de routine désormais…
ML : Oui, il faut aussi travailler au réaménagement intérieur, c’est un autre discours. Le clergé doit se faire entendre en termes de liturgie mais il faut aussi une harmonie avec les lieux : la DRAC travaille avec le clergé, généralement ça se passe bien.
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JBN : Ces bâtiments sont complètement modernes, s’adaptant sans cesse à l’art contemporain etc. La reconstruction à l’identique est en elle-même un geste novateur…
ML : C’est le geste classique au XXe-XXIe siècle : au Moyen Âge, on n’aurait jamais rebâti à l’identique, on aurait fait du moderne. On n’est plus au Moyen Âge… du coup on rebâtit comme on s’imagine que c’était au Moyen Âge. Autrefois, on était plus novateur qu’aujourd’hui, finalement.