Cette monnaie mondiale qui vient

17 septembre 2019

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : La Suisse, refuge contre la monnaie mondiale ? (c) Pixabay

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Cette monnaie mondiale qui vient

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À l’heure où les craintes d’une nouvelle crise économique augmentent, deux monnaies internationales pourraient remplacer le dollar dans les échanges et transformer en profondeur le secteur financier. Elles sont révélatrices des factions opposées qui agitent désormais le landernau financier de la planète.

 

Jean-Claude Trichet n’est pas n’importe qui. Ancien président de la Banque de France, il avait naguère préparé la fusion du Franc et du Mark dans la monnaie unique européenne. Puis il avait dirigé pendant 10 ans la Banque centrale européenne (2002-2012). À peine sortie de l’institution d’émission monétaire, il prenait la tête de la branche européenne de la Trilatérale, puissante institution mondialiste qui milite pour un rapprochement des zones d’influence américaine (Amérique du Nord, Europe, Japon). Or, il y a 5 ans, il prononçait et répétait à quelques mois d’intervalle une phrase quelque peu énigmatique, mais révélatrice. « Toutes les banques centrales importantes ont désormais la même définition de la stabilité des prix. C’est un phénomène passé inaperçu, mais qui est très important[1] ». Celui qui, dans les années 1990, avait augmenté les taux d’intérêts du Franc dans le seul but de rapprocher la devise nationale du Mark allemand afin de faciliter la création de l’euro, a-t-il participé à des discussions allant dans ce sens à un niveau plus global ? Un mouvement similaire se prépare-t-il sur les grandes devises mondiales ? Si l’on prend en compte le dollar, l’euro, la livre sterling et le yen japonais, nous obtenons 90% des réserves de change mondiales et des dénominations monétaires des échanges extérieurs, selon la Banque des règlements internationaux et le système de paiement Swift.

Écoutons Jacques de Larosière, autre membre éminent de l’élite financière mondiale. « Le privilège exorbitant du dollar demeure », se plaignait l’ancien directeur du FMI (1978-1987), mais « le monde va évoluer vers un système oligo-polaire[2] ». Évoquant un institut d’émission qui émettrait une « devise mondiale vraiment représentative », l’homme appelait de ses vœux à une « organisation centrale qui disposerait d’un dispositif de sanctions » afin de forcer les pays à rééquilibrer leurs balances des paiements les uns vis-à-vis des autres.

L’heure du Droit de tirage spécial (DTS) ?

Fin 2015, soit quelques mois après cette intervention, le Fonds monétaire international incluait le yuan (la devise chinoise) dans le panier de devises destiné à calculer le cours de son DTS vis-à-vis des autres monnaies. Si l’opération n’obligeait nullement les banques centrales à acquérir du yuan – le DTS n’est pas adossé à un panier de devises comme on l’entend souvent, mais simplement calculé selon ledit panier – il marquait une entrée symbolique de la monnaie émise par l’État chinois dans la cour des grandes puissances monétaires. Cette décision confirmait la volonté des élites financières mondiales de renforcer le rôle du DTS. Le DTS ? C’est la devise du FMI, qu’il crée et distribue à ses pays membres, quand ils font une demande de prêts. Il est au FMI ce que l’euro est à la BCE ou le dollar au système bancaire américain. Il n’est adossé à rien. Mais il peut être échangé par les pays membres contre des dollars ou des euros (ou d’autres devises plus mineures). Les transactions ainsi effectuées ne sont pas rendues publiques. En revanche, les émissions de DTS sont connues. Créé à Bretton Woods pour prêter des dollars sous surveillance étroite des États-Unis, le FMI n’a jusqu’ici lancé des émissions de DTS qu’en faible quantité (pour la première fois à la fin des années 1960 lors de la contestation anti-dollar menée par De Gaulle, une autre fois en 1981, enfin en 2009 lors de la crise financière).

En 2018, lors d’un colloque tenu à Paris, c’est le très mondialiste président d’honneur du think tank Confrontations Europe, Philippe Herzog, qui y allait de sa petite phrase sur la devise du Fonds monétaire international. « Il y a quelque chose à faire avec le FMI et les DTS », affirmait-il, après avoir affirmé que l’euro n’était pas censé remplacer le dollar.

Selon l’analyste américain Jim Rickards, dont l’activité et les contacts passés l’amènent à côtoyer les élites financières états-uniennes, il ne fait aucun doute que les hauts responsables mondialistes ont un plan pour créer une devise mondiale d’émission. Reprenant les termes de Christine Lagarde, alors patronne du FMI, qui évoquait un prochain « reset monétaire », il estime que l’élite financière prépare une émission massive de DTS pour contrer les profonds effets déflationnistes à l’œuvre aujourd’hui.

« Si les gouvernements souhaitent dépenser plus, mais que le pouvoir législatif ne les y autorise pas, le FMI peut fournir des DTS et les gouvernements peuvent les dépenser sans attendre que leur propre pouvoir législatif prenne des mesures. Le FMI agit comme la ‘Banque centrale mondiale’, et rien ne peut l’arrêter[3] ». En relançant l’inflation, les grands groupes bancaires et les gestionnaires de fonds – qui ont acquis un pouvoir considérable – pourraient ainsi sauvegarder la pyramide de dette et poursuivre leur activité.

Les nations désireuses de se débarrasser de leur dépendance au dollar sont susceptibles d’accepter cette nouvelle monnaie d’échange. À cet égard, les efforts de la puissance exportatrice chinoise depuis le début de la décennie pour se faire accepter au sein du FMI ne trompent personne quant à son désir de disposer d’une autre devise de paiement internationale. Des déclarations diverses laissent à penser que les plans d’une future devise mondiale sont déjà bien avancés. Telle celle-ci, étonnante de la part de l’un des principaux représentants du système bancaire américain, lequel a tout à gagner des facilités avec lesquelles il peut créer des dollars : « Est-ce que ce serait un problème, pour les États-Unis, si la part des devises détenues en dollar diminuait au fil du temps en raison de progrès réalisés ailleurs ? Je pense que non. […] Je me réjouis des progrès effectués par d’autres pays en vue d’accomplir les prérequis nécessaires à l’obtention du statut de monnaie de réserve. Je pense que l’expansion de la capacité de ressources du FMI et de son mécanisme de liquidité pourrait représenter des étapes salutaires dans cette voie[4] ».

La remonétisation rapide de l’or

 

Mais les années passent, et le DTS n’a toujours pas détrôné le dollar. À l’heure où le politique est en train de reprendre la main sur l’économique, y compris aux États-Unis, le récent passage de Christine Lagarde à la Banque centrale européenne pourrait signer le rétrécissement des espoirs des élites mondialistes. D’autant qu’une grande monnaie internationale s’impose de nouveau dans les esprits : l’or. Depuis la crise financière de 2008, qui avait vu des montagnes de titres de dette perdre toute valeur, l’ancien étalon monétaire a retrouvé grâce auprès des grands gouvernements. Depuis dix ans, les banques centrales de la planète sont devenues acheteuses de métal précieux, et le phénomène va en s’amplifiant : en 2018, la demande émanant des banques centrales a même été la plus élevée depuis … 1971, année durant laquelle le gouvernement américain avait cessé de rembourser ses dollars en or.

Tandis que la Russie a multiplié son stock d’or par 4 en dix ans, des rumeurs persistantes prêtent à la Chine une stratégie visant à dépasser les réserves officiellement détenues par les États-Unis. D’autres nations – la Turquie, l’Inde, l’Indonésie, la Pologne, etc. – se sont mises à racheter de l’or ces dernières années après avoir longtemps été absentes du marché.

Mieux : des gouvernements possédant de l’or stocké à l’étranger ont demandé le rapatriement de leurs lingots afin d’en avoir la pleine propriété. C’est ainsi que l’Allemagne a obtenu (difficilement et progressivement) le retour de son or entreposé aux États-Unis. L’Autriche, les Pays-Bas, la Hongrie ou encore la Pologne réclament le rapatriement de leur or stocké dans des coffres longtemps jugés sûrs, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. C’est un signe de défiance. Et cette défiance se justifie. D’un avis unanime, la situation financière est aujourd’hui explosive.

D’une part, les émissions de monnaie par les banques centrales ont explosé ces dix dernières années, afin de maintenir debout un système financier à bout de souffle. De plus, certaines banques centrales, BCE en tête, appliquent auprès des banques commerciales qui déposent de l’argent chez elles des taux d’intérêt négatifs. Résultat : les rendements sont désormais négatifs sur des milliers de milliards de dollars de titres obligataires, et des banques de détail (UBS Suisse, Pictet) commencent à appliquer des taux négatifs sur les comptes courants de leurs clients. Dans un tel contexte, c’est la confiance dans les devises légales qui pose aujourd’hui question.

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D’autre part, la frénésie de sanctions financières menées par Washington durant cette décennie 2010 pousse un nombre croissant de gouvernements et d’entreprises à vouloir sortir du dollar pour leurs paiements internationaux. De l’amende de près de 9 milliards $ infligée à la BNP Paribas aux interdictions faites à Rosneft ou à l’Iran de commercer dans la devise américaine (occasionnant la quasi-faillite du premier et une division par 10 des exportations au second), les États-Unis poussent nombre de puissances du monde dans les bras d’une nouvelle monnaie. Le cocktail est explosif, et l’effet est radical. Le système monétaire mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fondé sur l’étalon dollar-or puis sur l’étalon dollar seul, n’a jamais semblé aussi proche de sa fin.

Intérêts divergents

Plus étonnants encore, les grands banquiers de la planète ont eux-mêmes redonné à l’or un pouvoir monétaire officiel. Le comité de Bâle, qui réunit une bonne partie de l’élite financière mondiale, a ainsi changé les règles comptables des grandes banques privées. Depuis mars 2019, les conglomérats bancaires sont ainsi autorisés à comptabiliser l’or comme un actif semi-liquide, ce qui leur permet d’utiliser le métal précieux pour améliorer leurs ratios de solvabilité. C’est un demi-tour complet avec ce qui était pratiqué jusqu’ici. En effet, la haute finance et leurs gouvernements ont tenté pendant des décennies d’éliminer l’or du système monétaire. Il y eut d’abord la fin pure et simple de la convertibilité des grandes monnaies en or, et l’élimination du métal précieux dans le bilan des banques (« Nous avons envisagé l’achat de tous types d’actif, sauf l’or », lançait fièrement Mario Draghi en décembre 2014, lors d’une discussion sur les actifs collatéraux à acheter dans le cadre de l’assouplissement monétaire lancé par la BCE).

Enfin, des indices très forts tendent à prouver que le cartel bancaire états-unien a pratiqué des ventes à découvert systématiques de contrats-or sur les marchés américain et anglais afin de déprimer artificiellement les cours. Le but étant d’éviter que les masses de monnaie qu’il crée se détournent vers le métal précieux. Cette monnaie est en effet destinée à se déverser sur les titres de dette publique et privée.

Les temps sont peut-être en train de changer. Par exemple, la Banque de France s’est associée l’an dernier avec le géant américain JP Morgan – l’un des plus gros spéculateurs sur le marché de l’or – pour « hypothéquer » une partie des réserves contenues dans les coffres français. L’opération menée par la très européiste sous-gouverneure Sylvie Goulard serait peut-être destinée à renflouer les fonds propres de l’oligopole bancaire européen[5].

Conclusion

L’évolution récente du cours de l’or est peut-être le signe que le « reset monétaire » approche. Depuis quelques mois, le cours de l’or réagit comme il l’avait fait lors des crises de 2007-2009 (quasi-faillite du système bancaire américain) et 2011-2012 (quasi-éclatement de l’euro). Cependant, cette année, aucune panique bancaire n’a (encore) entamé la confiance des spéculateurs. La hausse de l’or face aux devises fiduciaires étonne les observateurs (+20% en quelques mois). Une grande association américaine, le Gold anti-trust action commitee (GATA), qui a réuni des dizaines de documents ces 20 dernières années tendant à prouver la manipulation à la baisse du marché de l’or, notait récemment un changement très net dans la manière dont les contrats sont traités à Wall Street. En outre, la Banque des règlements internationaux (BRI), qui joue le rôle de principal courtier sur l’or pour les grandes banques centrales, a considérablement réduit ses opérations ces derniers mois, un fait inhabituel. Impossible d’en savoir plus tant la Bourse aux métaux précieux est opaque, mais « le marché de l’or réagit très différemment depuis quelques mois », constate le GATA.

Lire aussi : Miracles et mystères de l’économie allemande

Les trimestres à venir vont-ils voir l’émergence véritable du DTS du Fonds monétaire international, selon l’option mondialiste ? Ou bien va-t-on assister à l’apparition de multiples devises numériques émises par différents pouvoirs et rattachées à un poids d’or, comme le voudrait la multipolarité ? Une chose est sûre : près de trois quarts de siècle après la mise en place du système de Bretton Woods, dans la foulée du bouleversement de la guerre mondiale, le système financier s’approche à une vitesse insoupçonnée d’une nouvelle donne monétaire.

Notes

[1] Académie des sciences morales et politiques, 2 mars 2015.

[2] Idem.

[3] Intelligence stratégique, juin 2016.

[4] William Dudley, alors président de la branche new-yorkaise de la Fed, le 10 mai 2016. Sous la pression de Donald Trump, William Dudley a quitté son poste à la Fed l’an dernier.

[5] La France est-elle en train d’hypothéquer son stock d’or ? (Politique magazine, février 2019). En septembre, Sylvie Goulard a été nommée à la Commission européenne.

 

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Edouard Fréval

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