L’eau, un enjeu géopolitique majeur, entre conflit et coopération

15 juin 2021

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Photo : L’eau : un savoir-faire précieux. Crédit photo : Unsplash

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L’eau, un enjeu géopolitique majeur, entre conflit et coopération

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Peut-on se faire la guerre pour l’accès à l’eau ? C’est au Moyen-Orient que le risque d’une guerre de l’eau est le plus fort. Mais la tension hydraulique est aussi le moyen d’organiser des coopérations et donc de construire la paix.

 

 

Proche et le Moyen-Orient apparaissent comme un des espaces les plus conflictuels lorsque l’on évoque la question de l’eau, car presque nulle part ailleurs on parle de guerre voire de terrorisme sur ce sujet. Ainsi, le Pakistan et l’Inde ont connu pas moins de quatre guerres et jamais l’eau n’a véritablement été au cœur de ces conflits récurrents. On pourrait multiplier les exemples de tensions réelles en Afrique, en Amérique ou même en Europe, mais sans jamais atteindre cette intensité.

Eau et conflit

 

Ces réflexions à propos de l’existence d’une situation préoccupante à propos de l’eau, à l’origine d’affrontements armés potentiels, ne doivent pas être ignorées, mais cependant être considérées à leur juste mesure. Ainsi, si une guerre conventionnelle n’est pas le scénario le plus probable entre États, y compris au Moyen-Orient, la crise de l’eau, sa raréfaction, est cependant susceptible de déstabiliser nombre de pays de la planète. Une opinion partagée par d’autres spécialistes, comme Aaron Wolf, qui considère que la dégradation de l’environnement déstabilise avant tout l’État qui peut alors se lancer dans une fuite en avant en déclenchant un conflit. Des spécialistes ont tenté d’établir une modélisation concernant les conflits hydrauliques et la guerre de l’eau[2], et ils n’omettent pas de distinguer également entre conflits interétatiques et conflits internes de basse intensité, tout aussi susceptibles de déboucher sur des tensions voire des guerres.

La réalité et la pertinence de ces théories

 

Quelle que soit la formule utilisée pour parler des tensions associées aux ressources clés de notre planète, et en particulier l’eau, on ne peut négliger le fait qu’elles sont aujourd’hui au cœur des évolutions et analyses géopolitiques[3], en tout cas presque autant que le fut le nucléaire à une certaine époque. Mais la réalité, c’est que l’atome n’a jamais été à l’origine d’un conflit direct, même si cela a failli être le cas avec la crise des missiles de Cuba en 1962. Et pour l’eau, on ne peut ignorer que depuis les années 1960, on ne s’est battu que quelques dizaines de fois pour cette ressource, et cela a d’ailleurs concerné en majorité Israël et la Syrie à propos du Jourdain et du Yarmouk, un de ses affluents, et ce fut une des causes de la guerre des Six Jours. Il convient aussi de préciser que ces conflits ne furent pas des guerres conventionnelles, mais plutôt des affrontements armés brefs et ne faisant que peu de victimes[4].

 

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À ce stade de l’analyse, l’élément essentiel qu’il convient de retenir et révélé par les travaux d’Aaron Wolf, qui a étudié tous les conflits connus ayant opposé au moins deux États au cours des soixante-dix dernières années, sur plus de 260 bassins fluviaux, c’est qu’aucun n’aurait été directement ou totalement lié à l’eau[5]. En réalité, ces conflits furent plutôt des litiges au sens juridique du terme, des menaces verbales dans 80% des cas, des escarmouches au pire, sans oublier qu’ils ont concerné des oppositions au niveau local entre des tribus et l’État par exemple[6]. Une étude plus approfondie des travaux menés par l’équipe d’Aaron Wolf à l’Université de l’État d’Oregon, regroupés sous le nom de « projet de base de données sur les conflits transfrontaliers sur l’eau douce »[7], met en exergue un certain nombre de points intéressants. D’abord, les situations de coopération internationale surclassent celles qui présentent des caractéristiques conflictuelles. Ensuite, il n’existe pas de preuve formelle que les conflits associés à l’eau ont plus de chances de se produire dans des situations de pénurie hydrique que dans celles marquées par l’abondance, ce qui aurait plutôt tendance à relativiser les conjectures pessimistes concernant le Proche-Orient[8].

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le fait de savoir pourquoi cette idée des guerres de l’eau s’est imposée comme un élément majeur de la réflexion stratégique et politique, en particulier au Proche-Orient depuis plus de deux décennies. Au-delà de la réalité des tensions qui existent ou ont pu exister dans le passé, c’est probablement que les acteurs contemporains de crises existantes, dans leurs dimensions hydrauliques et au-delà, y ont aussi trouvé leur intérêt. Que cela soit dans le camp des va-t-en-guerre et des ultra-nationalistes ou des partisans d’une évolution réaliste ou non conflictuelle. Ainsi, ces derniers, en Israël, qui souhaitent promouvoir la mise en place de nombreuses usines de dessalement ont utilisé le concept de guerres de l’eau probables pour faire face aux réticences, idéologiques ou économiques, concernant cette évolution technologique prometteuse[9].

À l’inverse, lorsque Raphaël Eitan établit un lien très net entre la sécurité future d’Israël et la nécessité de maintenir un contrôle sur la Cisjordanie, à cause de la question de l’eau (à travers l’achat d’encarts publicitaires dans le Jerusalem Post à la fin des années 1980), l’ancien chef d’état-major de l’armée devenu ministre de l’Agriculture et dirigeant d’une formation plus à droite que le Likoud (le Tsomet), utilisa le concept de guerre de l’eau même s’il n’en fit pas usage formellement. On touche ici un des enjeux décisifs du conflit israélo-arabe, élément explicatif du blocage des négociations : l’imbrication des enjeux sécuritaires, hydrauliques et des valeurs nationalistes[10].

Une dimension belligène de l’eau ?

 

Pour ce qui concerne précisément le bassin du Jourdain, réputé comme étant le plus conflictuel au sein du monde arabe, s’affrontent les partisans des thèses hydro-impérialistes ou de « l’impératif hydraulique » (associé à un hydro-nationalisme profond) face aux détracteurs de celles-ci, rappelant plutôt la dimension avant tout territoriale et politique du conflit dans cet espace géographique[11]. La thèse de l’impératif hydraulique est à associer à celle de la sécurité environnementale dont elle est soit l’extension, soit l’origine[12].

L’autre élément important concernant l’analyse de la dimension potentiellement belligène de « l’or bleu », doit souligner la confusion régnant autour de l’association des idées de guerre et d’eau. En effet, cette dernière intègre de nombreux conflits, mais uniquement de façon indirecte, lorsque par exemple des installations hydrauliques sont détruites (en Irak entre 2014 et 2016 avec Daech)  ou lorsqu’elles sont utilisées pour atteindre un ennemi, en détruisant un barrage. Sommes-nous dans le cadre d’une guerre de l’eau, ou s’agit-il plus simplement d’un conflit associant l’eau, ou se déroulant autour de celle-ci ?[13]

Un autre souci de l’analyse contemporaine à propos des conflits noués autour de l’eau, c’est que leur développement ne peut se nourrir que par une conjonction de volonté et d’opportunité[14], ce qui minimise en réalité leur apparition. C’est la  question qui est posée actuellement autour de l’enjeu du bassin du Nil qui oppose l’Égypte et le Soudan à l’Éthiopie, qui abrite une partie des sources de ce fleuve, et est en train d’achever la construction d’un gigantesque barrage dit de la Renaissance, ce qui suscite l’ire de ses voisins d’amont qui craignent de devoir rationner leur eau. Mais l’Égypte doit pour le moment vivre dans un environnent régional instable à ses frontières, en Libye et en Israël, sans parler des tensions internes avec la présence de groupes terroristes. Les conditions ne sont ainsi pas forcément remplies pour que l’Égypte agisse malgré une rhétorique de plus en plus agressive. Ainsi, l’un des dangers intrinsèques à l’évocation de la thématique de la guerre de l’eau, c’est qu’elle peut devenir à terme un phénomène s’auto-alimentant, contribuant à créer des conflits là où ils n’y en pas au départ. D’où le cri d’alarme lancé par certains spécialistes[15]qui estiment qu’il faut renoncer à toute rhétorique martiale, à moins que l’objectif recherché ne soit précisément l’utilisation du risque de pénurie hydrique à des fins nationalistes, et dans l’ objectif de s’assurer un surcroit  de légitimité politique.

II -L’eau comme facteur de paix et de coopération ?

Dimensions théoriques

 

L’un des partisans les plus connus de la diffusion des idées technico-optimistes fut Shimon Pérès, l’ancien chef du gouvernement israélien (président de 2007 à 2014) qui fut profondément convaincu que le progrès, la connaissance, le savoir et la prospérité économique seront en partie obtenus grâce à la coopération sur la question de l’eau. Les progrès dans l’accès à l’or bleu étaient censés s’accélérer grâce aux efforts de chacun, dans le cadre d’un grand marché commun régional, un peu sur le modèle européen, où la réconciliation franco-allemande avait pu notamment être acquise et approfondie grâce à la mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, dès le début des années cinquante. Ainsi, une paix « par le bas », avec des réalisations concrètes permettra de briser, d’une certaine façon, le mur de méfiance mutuelle[16].

Cependant, cette idée séduisante présente un certain nombre de faiblesses ou d’ambiguïtés intrinsèques et certains considèrent que c’est le postulat même qui est erroné, car pour eux seule la résolution des enjeux politiques peut ensuite entraîner une coopération dans les domaines technique et économique.

Un autre concept très novateur et facteur d’espoir est celui d’ « eau virtuelle », source potentielle de paix et de réduction des tensions. Il est issu des travaux du spécialiste israélien Gideon Fishelson qui constata et critiqua, à la fin des années 1980, qu’à travers l’exportation de cultures agricoles intensives, on puisse utiliser une très grande quantité d’eau qui était ainsi mobilisée et donc exportée, de façon indirecte[17]. Ceci alors que la situation était déjà insatisfaisante dans la région et que l’État hébreu envisageait alors de mettre en place un dispositif d’importation d’eau, en particulier à travers des accords avec la Turquie. Puis, Tony Allan, a réfléchi sur cette idée et l’a enrichi, en évoquant dès 1994 le concept d’eau virtuelle, celle que recèlent les denrées alimentaires comme le blé[18], dont les pays arabes sont de grands consommateurs, en partie parce que leur alimentation de base y est associée (en Asie, c’est plutôt le riz), et aussi parce que leurs terres sont souvent peu fertiles pour y pratiquer une culture auto-suffisante dans ce domaine. Le spécialiste britannique a ainsi constaté que la région à laquelle on fait le plus référence pour évoquer de futurs conflits armés autour de l’eau est celle où les importations de blé atteignent des niveaux records et où, finalement, aucune guerre récente n’a eu lieu autour de la précieuse ressource[19].

En outre, il est bon de souligner qu’étant donné cette réalité de l’eau virtuelle et son coût compétitif, les guerres pour l’eau seraient une perspective de plus en plus improbable à l’avenir. Il devient inutile de s’affronter autour de cette ressource étant donné qu’un conflit coûterait infiniment plus cher que sa possession[20]. Ou alors, c’est que ceux qui choisissent des voies non pacifiques de résolution des crises associées à l’eau ont d’autres objectifs et qu’elle ne constitue qu’un prétexte. L’eau vaut-elle une guerre ou y aura-t-il encore une possibilité d’affrontement uniquement pour son contrôle alors qu’une semaine de combats peut coûter jusqu’à plusieurs mois de consommation ?

 

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D’autres, enfin, rejettent toute hypothèse de guerres futures, puisqu’il suffirait, pour diminuer considérablement la consommation excessive de l’eau de modifier les modèles économiques, en privilégiant les secteurs les plus porteurs en termes de création de richesses, souvent faibles utilisateurs de ressources hydriques par ailleurs, comme l’industrie[21]. Des spécialistes nous amènent à partager cet optimisme lorsqu’ils précisent, à titre d’exemple, que « malgré l’absence de relations diplomatiques normales, les nations du Moyen-Orient qui sont d’irréductibles adversaires cherchent toujours à maintenir des voies de communication concernant les problèmes liés à l’eau »[22], la diplomatie secrète fonctionnant aussi dans cette région et parfois mieux qu’ailleurs.

 

Les limites de la paix et de la coopération régionale

 

L’acteur-clé, l’État pivot [23]des tensions hydriques au Proche et au Moyen-Orient, Israël, a toujours privilégié les accords bilatéraux aux multilatéraux ou régionaux, et avec un certain succès, comme dans la stratégie de paix séparée négociée avec l’Égypte en 1978, sous parrainage américain, et qui a affaibli durablement les pays arabes, désormais incapables de mener une nouvelle guerre conventionnelle[24]. Et lorsque l’État hébreu participe à des négociations multilatérales, elles semblent dès le départ vouées à l’échec, puisqu’il « estime que c’est à lui que revient de dicter le contenu et le rythme des négociations »[25], comme au moment du processus de Madrid lancé en 1991. Ou alors, il s’agit de négociations discrètes, voire secrètes, quand plusieurs États arabes sont concernés[26], ces derniers préconisant également ce type de solutions pour ne pas être trop en décalage avec leur opinion publiques. Tel-Aviv exige en outre d’être le « seul chef d’orchestre » concernant la question de l’eau comme l’a souligné Shimon Pérès[27]. Israël sait que, face à un « bloc arabe », qui devra faire preuve d’un minimum de consensus et de solidarité, même s’il sera toujours divisé sur un certain nombre de points, sa capacité de négociation sera plus limitée.

Pour ce qui concerne l’eau, les actions séparées et individuelles sont tout aussi dangereuses et même un « facteur aggravant dans des cas de figure ou elle s’intègre dans un schéma général de relations conflictuelles » (il suffit de se souvenir du détournement des eaux par Israël en 1953 ou la même tentative arabe en 1964)[28]. John Waterbury distingue pour sa part entre unilatéralisme passif et unilatéralisme actif[29]. Dans le premier cas, l’État riverain d’un fleuve ne cherche pas à coopérer, mais il ne contribue cependant pas à modifier le flux ou la qualité de l’eau. Dans le second cas, il s’autorise tous les excès au préjudice de ses voisins. Pourtant, alors que c’est plutôt l’unilatéralisme qui prime désormais avec les Palestiniens dans le cadre de l’échec du processus d’Oslo, il existe de réelles perspectives de coopération, au moins au niveau technique, qui avantageraient les deux protagonistes. Les Palestiniens pourraient ainsi utiliser de l’eau pompée en Israël et acheminée vers la Cisjordanie, moins onéreuse à trouver que celle située sous l’aquifère montagneux, et à l’inverse les Israéliens continuer à utiliser de l’eau qui s’écoule naturellement de celui-ci vers leur territoire, comme depuis des décennies[30]. Dès lors, cette dépendance réciproque, institutionnalisée, créerait les conditions de la confiance, car personne n’aurait intérêt à agir au détriment de l’autre, sans quoi il risquerait de tout perdre.

 

III- Vers le maintien du statu-quo ?

 

La crise de l’eau dans le monde arabe n’apparaît pas susceptible de déclencher une nouvelle guerre au sens classique du terme, pas plus que d’apporter la paix tant souhaitée dans un avenir plus ou moins proche. D’où un certain nombre de questions légitimes qui se posent.

 

Une volonté délibérée du maintien des tensions autour de l’eau ?

 

L’or bleu pourrait se révéler être un excellent prétexte permettant de maintenir une situation de confrontation permanente, même si c’est une façon cynique d’analyser les tensions autour de l’eau, on doit se résoudre à la prendre en compte tant la mauvaise volonté ou l’incapacité d’aboutir à un accord durable sont patentes entre pays d’amont (Liban, Syrie, Territoires palestiniens) et Israël sur la base des frontières d’avant 1967, semble être gravée dans le marbre. Concernant ce dernier pays, un rapport du Centre d’études stratégiques de l’Université de Tel-Aviv datant de 1992, censuré à l’époque, ne précise-t-il pas que le retrait total des Territoires palestiniens ne pénaliserait pas Israël en terme hydrique ?[31]Encore une fois, il est bon de rappeler que parmi les grands enjeux du conflit israélo-arabe (constitués des questions territoriales et frontalières, de la sécurité régionale, et du statut de Jérusalem) celui de la question de l’eau et de l’environnement semble a priori le plus aisé à traiter, les autres étant extrêmement en revanche plus délicates.

Pourquoi dès lors des avancées si modestes ? Certes, la non-normalisation des relations entre une majorité de pays arabes et Israël pose un sérieux problème et rend délicat un véritable dialogue : mais n’aurait-on pu imaginer des solutions intermédiaires et temporaires de coopération sous l’égide de l’ONU par exemple ? Alors qu’il y a urgence à le mettre en œuvre, un début de règlement signifierait pour la plupart des protagonistes qu’ils acceptent tacitement des faits accomplis ou reviennent sur des principes fondamentaux mis en avant pendant des décennies. Nous nous retrouvons face aux mêmes obstacles rencontrés à l’époque du plan proposé au milieu des années 1950 par l’envoyé spécial d’Eisenhower, Éric Johnston, comme si l’histoire contemporaine de la région n’était qu’une terrible régression.

Près de soixante-dix-ans plus tard, alors que la situation est de plus en plus critique, le primat absolu du politique sur l’économique et désormais sur l’écologique reste toujours aussi persistant, et l’on peut même dire qu’il s’est aggravé, puisqu’à l’époque un début de négociation avait malgré tout eu lieu. La normalisation avec la Jordanie et l’Égypte et la reconnaissance mutuelle entre Israéliens et Palestiniens n’a pas véritablement permis de déblocage. Parallèlement s’est accentuée la perte de légitimité des gouvernants, et pour plusieurs États, une unité nationale souvent factice s’est forgée autour de ce refus de toute normalisation.

La paix serait paradoxalement source de danger et ses inconvénients pourraient être finalement plus importants que ses avantages, avec l’importation des concepts de « finlandisation » et de philosophie de la détente qui considèrent que la technologie et l’économie peuvent permettre de vaincre son adversaire en évitant de payer le prix du sang à travers la confrontation politique et militaire. Ce qui présuppose pour Israël que les offres de paix des pays arabes et parallèlement les propositions de règlement des conflits territoriaux et hydriques ne sont pas vraiment sincères et qu’à terme ils n’hésiteront pas à revenir sur leurs engagements, ne pouvant concevoir le maintien d’un corps étranger, d’un « État-greffon », au cœur du monde arabo-musulman.

 

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Seul un état de tension permanent ou une « peur hobbesienne » peuvent assurer la survie du pays dans une perspective lointaine, et l’existence d’une élite politique profondément associée au monde militaire, la prégnance d’une philosophie et d’une phraséologie martiale[32]rendra toute évolution délicate[33]. Pour certains experts, le manque d’eau aurait finalement été la grande chance du sionisme, puisqu’il aurait joué le rôle de prétexte facilitant les acquisitions successives, aussi bien avant 1967 qu’après, bien que l’on ne doive pas sous-estimer la réalité des besoins hydriques israéliens. Ce passé rend difficile une évolution rapide du concept de sécurité israélien à l’avenir, et sa dissociation de la question hydrique.

 

Le poids des idéologies et du discours

 

Signalons d’abord que le discours et la rhétorique, le plus souvent guerriers et belliqueux sont une des données essentielles des tensions qui concernent la région[34]. C’est à nouveau Tony Allan[35], qui après avoir développé le concept d’eau virtuelle, a popularisé l’idée selon laquelle les pays de la région pratiqueraient une auto-censure[36], afin de ne pas mettre en péril leur autorité souvent vacillante. Les habitants et les hommes politiques de la région insistent ainsi sur le fait qu’il y a suffisamment d’eau pour des raisons politiques[37]. Il se forme une sorte de consensus implicite entre les élites et le peuple, ou encore entre ces deux acteurs politiques et les corps intermédiaires de la société. Certains rappellent l’analyse du philosophe Michel Foucault, qui distingue entre pouvoir coercitif au sens classique et le pouvoir discursif. Ce dernier est le résultat d’une interaction de différents intérêts, qui se neutralisent en s’accordant sur une thématique[38]. En Israël, de nombreuses rivalités institutionnelles existent au niveau de la gestion de l’eau, et elles peuvent être momentanément apaisées à travers un consensus implicite s’accordant sur une thématique commune[39].

 

Conclusion

 

Rien ne permet d’affirmer péremptoirement que raréfaction des ressources en eau,  dégradation environnementale et explosion démographique sont susceptibles de déclencher des guerres de l’eau ou qu’à l’inverse la paix sera préservée grâce aux efforts en faveur d’une coopération renouvelée. Des théories tentent depuis plus d’une vingtaine d’années de valider ces points de vue irréductiblement opposés, les bassins du Jourdain, du Nil, du Tigre et de l’Euphrate faisant partie de leur terrain d’expérimentation favori. C’est en réalité et jusqu’à ce jour, l’immobilisme qui prévaut dans un contexte spécifique d’affrontements asymétriques, à tel point qu’il est légitime de se demander s’il n’est pas entretenu artificiellement pour des motifs d’ordre politiques et idéologiques.

 

[1]Directeur de la revue Orients Stratégiques, membre de l’Académie de l’eau, chercheur associé à l’IPSE, professeur de géopolitique.

[2]Frédéric LASSERRE, « Conflits hydrauliques et guerres de l’eau : un essai de modélisation », La Revue internationaleet stratégique, N°66, Été 2007, pp. 105-117.

 

[3]« L’environnement, un enjeu stratégique des relations internationales », La Revue internationale et stratégique, N° 60, Hiver 2005-2006, pp. 69-158.

 

[4]Aaron T. WOLF, « La guerre de l’eau n’aura pas lieu », Le Courrier de l’UNESCO, octobre 2001.

 

[5]D’autres spécialistes estiment cependant que l’argument historique n’est pas suffisant en soi, et que la pression sur la ressource est devenue plus forte aujourd’hui avec les changements climatiques ou les besoins alimentaires, augmentant plus vite que la population. L’eau possède une dynamique qui rend difficiles les raisonnements empiriques, inFrédéric LASSERRE, « Conflits hydrauliques et guerres de l’eau : un essai de modélisation », op.cit., p. 106.

 

[6]Aaron T. WOLF & Shira B. YOFFE , “ Water, Conflict and Cooperation : Geographical Perspectives ”, Cambridge Review of International Affairs, Volume 12, Spring-Summer 1999, p. 200.

 

[7]Aaron T. WOLF, “ Transboundary Freshwater Dispute Database ”, Water International, Volume 24, Number 2, June 1999, pp. 160 à 163.

 

[8]Helle Munk RAVNBORG, Water and Conflict : Lessons Learned and Options Available on Conflict Preventionand Resolution in Water Governance, DIIS Brief, Dansk Institute for International Studies, Copenhague, August 2004, p. 3.

 

[9]Julie TROTTIER, Water Wars: The Rise of a Hegemonic Concept (Exploring the making of the water war andwater peace belief within the Israeli-Palestinian conflict),Paris, Unesco Publications, 2003.

 

[10]Nadia L. ABU-ZAHRA, “ Nationalism for Security ? Re-examining Zionism ”, The Arab World Geographer, Volume 8, Number 4, Winter 2005, pp. 220 à 247.

 

[11]Nous avons proposé, afin d‘analyser ce phénomène, le concept d’ « hydro-irrédentisme » très présent au moins jusqu’en 1967.

 

[12]Alwyn ROUYER, Turning Water into Politics (the water issue in the Palestinian-Israeli conflict), New-York, St Martin’s Press, 2000, p. 7.

 

[13]Mostafa DOLATYAR & Tim GRAY, Water politics in the Middle East (a context for conflict or co-operation),New-York, St Martin’s Press, 2000, p. 210.

 

[14]Kathryn FURLONG, Nils Petter GLEDITSCH, Havard HEGRE, “ Geographic Opportunity and Neomalthusian Willingness : Boundaries, Shared Rivers and Conflict ”, International Interactions, Volume 32, January-March, 2006, p. 100.

[15]Jerome DELLI PRISCOLLI, « Ne crions plus au loup », Le Courrier de l’UNESCO, octobre 2001.

 

[16]Christian CHESNOT, La bataille de l’eau au Proche-Orient, L’Harmattan, Paris, 1993, p. 75

 

[17]Virtual Water Trade, Conscious Choices, E. Conference Synthesis, March 2004, World Water Council, Foreword.

 

[18]J. A. ALLAN, « Les dangers de l’eau virtuelle », Le Courrier de l’UNESCO, février 1999.

 

[19]Tony ALLAN, “ Watersheds and Problemsheds: Explaining the Absence of Armed Conflict over Water in theMiddle East ”, Middle East Review of International Affairs, Vol. 2, N°1, March 1998.

 

[20]Surtout lorsque l’on sait que les guerres sont aujourd’hui de plus en plus onéreuses et que le prix d’un seul avion de chasse peut atteindre plusieurs dizaines de millions d’euros.

 

[21]Peter BEAUMONT, “ The Myth of Water Wars and the Future of Irrigated Agriculture in the Middle East ”,  Water Resources Development, Volume 10, 1994, p. 17.

 

[22] John K. COOLEY, “ Middle East Water : Power for Peace ”, Middle East Policy, Volume I, N° 2, 1992, p. 12.

 

[23]Pierre BERTHELOT, « Une nouvelle géopolitique de l’eau au Proche-Orient », Questions internationales,  N°53, janvier-février 2012 (Printemps arabe et démocratie),pp. 94-100.

[24]D’une certaine manière, et bien qu’il y ait participé à reculons, Israël n’a pu qu’être satisfait du boycott syro-libanais au moment du processus de négociations multilatérales enclenché au début des années quatre-vingt-dix, sous pression américaine, après la première guerre du Golfe, et qui incluait notamment les enjeux hydrauliques et environnementaux.

 

[25]Natasha BESCHORNER, « L’eau et le processus de paix israélo-arabe », Politique étrangère, n°4, hiver 1992, p. 838.

 

[26]Tarek MAJZOUB, La ahad yachrob( Personne ne boira ), Beyrouth, Riad El-Rayess Books Limited, 1998, p. 128.

 

[27]Christian CHESNOT, « L’eau au cœur des négociations », ConfluencesMéditerranée, Été 1996, N°18, p. 100.

 

[28]Frédéric LASSERRE, « Conflits hydrauliques et guerres de l’eau : un essai de modélisation », op.cit., p. 108.

 

[29]John WATERBURY, “ Between Unilateralism and Comprehensive Accords : Modest Steps toward Cooperation in International River Basins ”, Water Resources Development, Vol. 13, N°3, 1997, p. 279.

 

[30]Aaron T. WOLF, “ Water for Peace in the Jordan River Watershed ”, Natural Resources Journal, Volume 33, Summer 1993, pp. 828-829.

 

[31]Ralph H. SALMI, “ Water, the Red Line : the Interdependence of Palestinian and Israeli Water Resources ”,  Studies inConflict and Terrorism,  Volume 20, Number 1, 1997, p. 38.

 

[32]Avec la permanence d’un vrai « dilemme de la sécurité » : dans un monde profondément anarchique, les États sont de façon continuelle exposés aux risques et se doivent d’augmenter en permanence leur puissance militaire, quitte à accroître la méfiance de leurs voisins et potentiels partenaires de paix.

 

[33]Efraim INBAR, “ Attitudes in the Israeli Political Elite ”, Middle East Journal, Vol. 44, N°3, Summer 1990.

 

[34]David NEWMAN, “ Creating the Fences of Territorial Separation : the Discourses of Israeli-Palestinian Conflict Resolution ”, Geopolitics and International Boundaries,Volume 2,Number 2, Sept 1997, pp. 2.

 

[35]C’est son collègue de l’École des études africaines et orientales de Londres, Charles Tripp qui en est en grande partie à l’origine.

 

[36]Ou « sanctionned discourse ».

 

[37]Tony ALLAN, « La question de l’eau au Moyen-Orient : mythe ou réalité »,La Revue internationale et stratégique, N°40, Hiver 2000-2001, p. 142 ( traduit de l’anglais par Delphine Boutinaud ).

 

[38]Anders JÄGERSKOG, Why states cooperate over shared water negotiation in the Jordan River Basin, Thèse, Université de Linköping, Suède, 2003, p. 36.

 

[39]Natasha BESCHORNER, « L’eau et le processus de paix israélo-arabe », op.cit., p. 841.

 

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À propos de l’auteur
Pierre Berthelot

Pierre Berthelot

Professeur de géopolitique, spécialiste du Moyen-Orient, membre de l'Académie de l'eau et chercheur associé à l'IPSE.

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