« Le riche désarmé est la récompense du soldat pauvre ». Machiavel met en évidence ce couple dialectique à la fin de L’Art de la guerre, en référence aux révoltes et mobilisations du popolo florentin marquant son époque : l’Europe vit alors un temps d’apocalypse où les énergies millénaristes se propagent un peu partout. Inutile dès lors d’insister sur la terrible actualité d’une telle maxime dans les conflits qui naissent dans nos sociétés.
Au moment où les états-majors planchent sur des frappes en Syrie et en Iran, ou sur une improbable «invasion russe», les marges de nos sociétés sont entrées en dissidence armée. Le Royaume-Uni, qui a banni toutes les armes à feu de son territoire depuis 1996, vit aujourd’hui une véritable épidémie d’attaques au couteau et à la machette (1 par 90 minutes) alimentée par une nouvelle culture musicale – le drill – diffusée sur les réseaux sociaux: «Mec, la vie c’est de la folie, tout peut arriver, tu peux te faire poignarder […]mais si je meurs, je serais une putain de légende». Un peu partout en Europe, des individus attaquent la foule à coups de hache ou de voitures-béliers. On assiste au retour d’une sorte de Kriegslust qui n’est pas nécessairement djihadiste, mais qui témoigne surtout d’une énergie juvénile qui n’est plus canalisée ni par le service militaire, ni par un projet d’aventure. L’historien militaire John Keegan le constatait dès la fin des années 1970: «Les jeunes ont déjà choisi. La conscription leur paraît inutile et l’armée, pour eux, ne sert à rien. Les plus militants d’entre eux vont plus loin : ils ne veulent se battre que pour leurs propres causes, non pour un appareil d’État flanqué de son armée.»
Il y a encore une décennie cette énergie s’abrutissait dans la drogue et les rave parties. Maintenant elle a retrouvé son mantra historique – la guerre!
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En Syrie-Irak d’abord, puis dans nos villes plus récemment où le gang est devenu l’unité militaire de base parce qu’il sait récupérer cette énergie, lui donner un récit (musique, langage, hashtag) et le capital guerrier qu’elle réclame (code d’honneur, respect du chef, fraternité et discipline). Qu’elle soit de la génération identitaire ou islamiste-salafiste, une frange de plus en plus importante de la jeunesse européenne a désormais trouvé la cause pour laquelle vibrer et mourir: le combat.
En face, le reste de la population est, quant à lui, de plus en plus désarmé au sens propre et figuré. Le discours politique essaie d’expliquer que toute cette agitation juvénile n’est que le fait de quelques extrémistes politiques ou religieux ; l’éducation aux droits de l’homme doit être renforcée et l’accès aux armes sévèrement contrôlé. En désarmant aussi systématiquement ses propres citoyens, le pouvoir en place crée de véritables «réserves de chasse» dont le Bataclan n’est qu’un triste exemple parmi d’autres. Là, les nouveaux prédateurs décrits plus haut trouvent un gibier prêt pour le sacrifice: «Regarde-moi dans les yeux quand je t’abats» disent les bourreaux en enfonçant le canon de leurs armes dans la bouche de leurs victimes suppliantes. Et le pouvoir y trouve son compte parce que l’agitation de l’épouvantail terroriste permet de maintenir une sorte de stabilité en justifiant toutes les mesures privatives de liberté, y compris celle de se défendre! Dans son dernier ouvrage, Gabriel Martinez-Gros montre combien cette logique correspond à celle de l’empire despotique : masses sédentaires, désarmées et fiscalisées tenues en laisse par des confins barbares (nos marges dissidentes) pour que le pouvoir puisse se maintenir.
«La guerre naît de l’état social» rappelle Jean-Jacques Rousseau.
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