<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Dubaï, mise en scène d’une ville-monde

4 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : La ville de Dubaï

Abonnement Conflits

Dubaï, mise en scène d’une ville-monde

par

Au début du xxe siècle encore, on ne trouvait que rarement Dubaï dans les atlas et les dictionnaires. Elle est aujourd’hui l’une des destinations les plus connues (et courues), et l’un des sites urbains modernes les plus spectaculaires du monde. Un voyageur du xixe tel que Gobineau ne reconnaîtrait rien dans son décor actuel, tant la nature et la présence humaine y ont été changées récemment.

 

Ce bouleversement géographique, démographique et culturel n’est certes pas unique dans la région du Golfe, mais il a pris à Dubaï un tour extrême par la volonté des émirs de le promouvoir et de le mettre en scène. Une « ville-monde » au Moyen-Orient arabe, performance ou paradoxe ?

 

Au commencement était le commerce

 

Dubaï n’est pas la capitale des Émirats arabes unis (qui est Abou Dhabi, dont elle s’est rendue indépendante en 1833), seulement celle de l’émirat du même nom : 3 900 km² (ou plutôt 4 110 actuellement, car la ville depuis dix ans s’étend sur la mer), 9 % du territoire total des Émirats alors qu’Abou Dhabi en représente 87 %. Mais elle est maintenant la plus grande ville de la fédération des sept émirats formée en 1971. Ce n’était qu’une bourgade (1 200 habitants en 1822). Elle compte actuellement 2,8 millions de résidents, mais il faut y ajouter la présence quotidienne d’au moins un million de personnes, marins, touristes, hommes d’affaires. L’Émirat se résume à la ville. Le reste est presque vide. C’est Hong Kong ou Singapour, mais au bord du désert.

En dépit des apparences (il n’y a presque rien d’ancien à voir dans la ville, à part un fort du début du xixe siècle et quelques restes archéologiques), le site est habité depuis cinq millénaires. Il possède une valeur stratégique et commerciale, sur la côte du golfe Persique, non loin du détroit d’Ormuz qui ouvre sur l’océan Indien, passage obligé du commerce maritime entre la Mésopotamie, la Perse, l’Afrique, l’Orient. Des lieux très fréquentés et très convoités par les Perses, les Ottomans, les Portugais et les Anglais. Et aussi par les pirates, des autochtones qui ont valu à la région son nom de Côte des Pirates. Après le protectorat britannique (de 1820 à 1971), que Dubaï aurait volontiers prolongé, les Occidentaux ont gardé une présence militaire à Dubaï, près du port de Djebel Ali (leur base principale dans les Émirats est à Abou Dhabi). Le Conseil de Coopération du Golfe, créé en 1981 face à « la menace iranienne », réunit les six États arabes sunnites du Golfe – les EAU, Koweït, Qatar, Bahrein, Oman et l’Arabie Saoudite.

C’est le commerce qui est à l’origine de la ville, de sa fortune et de son esprit marchand, grâce à un petit bras de mer d’une quinzaine de kilomètres de profondeur qui la coupe en deux parties (Deïra et Bur Dubaï) et a servi de port naturel presque jusqu’à nos jours. Il a été canalisé et est sans cesse aménagé depuis les années 1960, au point d’être devenu une riviera de banques, d’hôtels, de clubs de yachting et de sites écologiques.

La transformation accélérée de Dubaï est due à la politique volontariste des derniers émirs Al-Maktoum. Les émirats ont longtemps pratiqué la pêche aux poissons et aux perles, le commerce lointain (de marchandises diverses et d’esclaves africains) et la contrebande (l’or vers l’Inde naguère, des marchandises diverses avec l’Iran aujourd’hui pour tourner les sanctions), mais Dubaï a été moins bien loti qu’Abou Dhabi pour le pétrole et l’or noir ne représente plus que 5 % de son PIB. Le commerce de réexportation actuel a des racines anciennes. Les marchands indiens et iraniens se sont installés depuis le xixe siècle (ces derniers ont donné le nom de leur ville d’origine à un quartier, Bastakiya, et ils ont leur mosquée chiite). Aujourd’hui, Dubaï forme une aire métropolitaine avec Charjah et Oumm al Qaïwaïn. Elle est le hub du Moyen-Orient et veut l’être pour l’Asie du Sud. Elle est aussi devenue une « global city ».

 

A lire aussi : Entretien avec Fatiha Dazi-Héni – Arabie saoudite : derrière l’immobilisme, la transformation

Collectionner les records

 

Le boom des deux dernières décennies se voit : les constructions remarquables par leurs dimensions et leur style futuriste et arabe, les multiples shopping malls, les parcs de loisirs, les activités portuaires (Port Rachid et Djebel Ali), les zones franches, l’aéroport hub international, le tourisme de luxe (ou pas : 15 millions de visiteurs en 2016) et d’affaires, et aujourd’hui des « cities » pour les nouvelles technologies (Internet), les sciences, les arts, les médias.

Les émirs et leur famille ont visé délibérément les records pour tirer de nouveaux revenus de la renommée mondiale de leur ville, sans conteste la plus sûre, la plus accueillante, la meilleure pour y vivre… et la plus chère du Moyen-Orient. Dubaï épate. Elle a le premier aéroport du Moyen Orient, le 3e du monde pour les passagers et le 6e pour le fret. Créée en 1985, Émirates est « la meilleure compagnie aérienne du monde en 2017 », la 1re pour le revenu passager international par kilomètre, la 4e pour le nombre de passagers internationaux, la 2e pour le fret. Dubaï est le 9e port mondial de conteneurs, elle a le plus grand port artificiel du monde (Djebel Ali), et ambitionne de devenir aussi un grand port de croisière.

La ville abrite le plus grand shopping mall, la plus grande marina, le plus grand hippodrome, un parc d’attractions deux fois grand comme Walt Disney World, les hôtels les plus hauts et le plus grand gratte-ciel (le célèbre Burj Khalifa, 829 mètres). Il y a aussi un hôtel sous-marin. L’émir veut faire de Dubaï la première destination touristique du monde ( la 3e en 2016, 100 000 chambres, 1/3 de cinq étoiles), et le gouvernement, qui a la haute main sur les investissements, a lancé au début des années 2000 des projets d’archipels artificiels (un seul est terminé) pour résidences privées et hôtels au large de la côte : les trois Palms, chacun en forme de palmier entouré du croissant de l’islam, puis le Monde, où les îles-pays sont à vendre, et enfin l’Univers qui proposait sur le même principe la Lune, les planètes du système solaire et la Voie lactée.

 

Riche et célèbre

 

Dubaï, riche et célèbre, attire les touristes et les gens d’affaires du monde arabe, de l’Occident, de l’Asie et de l’Afrique. Elle est aujourd’hui devenue une ville mondiale, imitant Hong Kong et Singapour pour le commerce et la finance, Las Vegas, Orlando et Miami pour l’«entertainment », Monaco pour les résidences de luxe construites sur des terrains gagnés sur la mer (1). Le sport évidemment, un des meilleurs moyens dans le monde actuel pour communiquer et promouvoir un pays, quand d’autres font défaut. La culture aussi, avec de nombreuses galeries d’art et, depuis 2016, un opéra. Et le « tourisme » vert et les pistes cyclables pour les adeptes du développement durable.

Pour les Occidentaux, elle offre en plus un parfum d’Orient entretenu par la décoration intérieure des hôtels, les néovillages arabes, la gastronomie (surtout libanaise et indopakistanaise), des spectacles des Mille et Une Nuits, des excursions (Arabian Adventures) organisées dans le désert à dos de chameau et sous des tentes de Bédouins. « La Mecque du tourisme », délibérément.

La police elle-même participe à cette promotion touristique : elle a (à côté de véhicules japonais pour les tâches usuelles) une flotte de voitures de luxe (Ferrari, Bentley et Bugatti Veyron, entre autres) qu’elle promène et expose dans les lieux fréquentés par les touristes, où ceux-ci peuvent se prendre en selfie, bolide et policier compris. C’est à leur demande, communique-t-elle, que la police a autorisé leur reproduction en petites voitures Majorette.

L’image promue par le gouvernement est celle d’un pays arabe, musulman, en paix, moderne (à l’avant-garde même), prospère et sûr, qui lutte contre la corruption, ouvert et tolérant, généreux (Humanitarian City en 2003 pour l’aide humanitaire) et respectueux de l’environnement, contrastant actuellement avec les pays de la région. Un quart des touristes sont d’ailleurs des ressortissants des pays du Golfe, qui viennent en famille (ou pas) respirer un air de liberté, de consumérisme et de divertissement.

 

Artificielle et précaire ?

 

Dubaï est-elle une construction artificielle et précaire ? À l’heure où la mondialisation se présente aussi comme un vecteur d’émancipation individuelle et de brassage des peuples, le décor ultramoderne et la vie cosmopolite de la ville reposent sur des bases qui reflètent un autre esprit et une autre réalité.

Dubaï est une monarchie absolue. Il n’y a pas de représentation de la population, pas d’élections démocratiques. Et la censure interdit sur Internet les sujets jugés scandaleux, la drogue, l’homosexualité, la pornographie et Israël. Elle fait partie des Émirats arabes unis, qui est une sorte de condominium des deux émirs d’Abou Dhabi et de Dubaï ayant la prépondérance sur les cinq autres et décident de tout. Mais Dubaï, qui pèse davantage économiquement, est un peu en dessous politiquement : l’émir est vice-président des EAU, premier ministre et ministre de la Défense (depuis la création des Émirats en 1971). Il a souvent dépendu financièrement d’Abou Dhabi. Le célèbre plus haut gratte-ciel du monde, le Burj Khalifa, porte d’ailleurs le nom de l’émir voisin, président des EAU et commandant des forces armées.

Dubaï est cosmopolite, mais d’une façon particulière : parce qu’elle accueille des milliers d’hommes d’affaires et des centaines de milliers de touristes européens, américains, asiatiques et africains. L’arabe est la langue officielle, mais les communautés étrangères continuent chacune de parler la leur et l’anglais est parlé partout.

Les Émiratis ayant peu de goût pour les tâches dures et mal payées, les étrangers font fonctionner le pays, à tous les niveaux. L’immigration est choisie et contrôlée par les autorités. Il n’y a pas de recensements par nationalité mais des chiffres discordants sont publiés par les autorités ou des organismes internationaux. Les Émiratis ne formeraient que 13 % (ou 17, ou 23 ?) des résidents. Il y aurait 85 % d’Asiatiques, surtout des Indiens (43 %) avec des Pakistanais, Bangladeshis, Sri Lankais, Arabes, Philippins, et 3 % d’Occidentaux. Les Iraniens, citoyens ou non, restent influents dans le commerce. Il y a des cadres anglo-saxons, mais aussi (surtout dans l’administration) originaires des pays arabes (Soudanais et Palestiniens) et de l’Inde. Toutes ces communautés ne se mélangent pas, elles cohabitent sans communiquer, vivent à part dans leurs quartiers, les « gated communities » ou les cités pour travailleurs, ne se rencontrent que dans les souks ou, pour une partie d’entre elles, à la mosquée (il y a 76 % de musulmans, 13 % de chrétiens, dont aucun émirati en principe).

La grande masse des étrangers est constituée de travailleurs manuels, venus volontairement, temporaires, sans droits (il y a eu des protestations et des grèves dans les années 2000 et des améliorations). Sans regroupement familial, non plus : à Dubaï, il y a 69 % d’hommes. Un enfant né dans le pays ne peut obtenir la nationalité que si son père est un émirati. Les ONG humanitaires (Human Rights Watch) ont lancé des campagnes dénonçant la discrimination des travailleurs étrangers. On parle aussi de contrebande, de contrefaçon, de trafic de drogue et de blanchiment.

L’islam est la religion officielle de Dubaï. Les autorités financent et contrôlent les nominations et les prêches de 95 % des mosquées, sunnites comme chiites (15 % des Émiratis), et il n’y a pas de financement étranger. Elles font la chasse aux Frères Musulmans, considérés comme une organisation politique subversive (c’est une des accusations formulées contre le Qatar). 4 000 Palestiniens sympathisants du Hamas ont été expulsés. Les autres religions (chrétiennes, hindoue, sikhe) sont reconnues. On peut acheter des terrains pour construire des églises ou des temples et des cimetières, mais le prosélytisme envers les musulmans et leur conversion (« apostasie ») sont punis de mort par la loi.

L’économie de Dubaï est aujourd’hui dominée par l’immobilier, qui pèse davantage que le commerce, la fonction d’entrepôt et les services financiers. Elle a peu d’industries. Elle a été frappée de plein fouet par la crise financière de 2008. Dans les grands projets d’archipels, 60 % des îles du « Monde » ont été vendues, mais le propriétaire de l’« Irlande » a fait faillite et celui de l’« Allemagne » et de « Saint-Pétersbourg », un ancien policier autrichien, est en difficulté. Seul le « Liban » fonctionne. Certains travaux ont repris après 2010. D’autres sont revus à la baisse, ou abandonnés, comme l’« Univers ».

Pourtant la Foire internationale World Expo 2020 (« connecter les esprits, créer le futur »), la première dans un pays arabe, est maintenue. Dubaï se veut toujours à l’avant-garde de la modernité.

 

 

 

  1. Il y a une différence avec Las Vegas, Singapour et Monaco, le jeu d’argent est interdit à Dubaï, sauf pour les courses de chevaux, qui sont une passion de l’émir actuel.
À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.

Voir aussi