<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Du pétrole, des missiles et le chiisme : les fondements de la puissance iranienne

9 mai 2020

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Photo : Caravansérail iranien (c) Pixabay

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Du pétrole, des missiles et le chiisme : les fondements de la puissance iranienne

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En dépit d’un embargo très sévère qui interdit le développement de son économie et le renforcement de ses capacités militaires, l’Iran possède d’indéniables atouts qui en font une puissance régionale avec laquelle il faut compter malgré tout. De surcroît, l’on peut appartenir à l’« axe du mal » sans pour autant être totalement infréquentable aux yeux d’un monde de moins en moins unipolaire.

 

Le régime du Shah avait suivi une stratégie d’industrialisation par substitution aux importations, disons pour simplifier une politique protectionniste, afin de développer le pays. La croissance était forte, l’industrie lourde s’était affirmée (sidérurgie à Ispahan et Ahvaz, aluminium à Avhaz, chimie à Chiraz, raffineries de pétrole) ; l’Iran fabriquait même ses propres voitures, les « flèches ». L’irrigation avait progressé, un second transiranien était construit de Mashad à la côte après celui de la Caspienne au Golfe en passant par Téhéran. Pourtant beaucoup de ces activités, fortement subventionnées par l’État, n’étaient ni rentables, ni compétitives.

Richesses et manque de capitaux

La guerre avec l’Irak et les destructions qui l’ont accompagnée, puis l’embargo et les sanctions internationales ont réduit à néant ce bilan en demi-teinte. Aujourd’hui, l’Iran dépend plus que jamais de ses exportations d’hydrocarbures (elles représentent les trois quarts du total) ; elles lui permettent de conserver une balance commerciale excédentaire depuis le milieu des années 1990 et de soutenir une croissance de 2,8 % l’an de 1990 à 2012. Mais cette dépendance est source de fragilités ; par ailleurs, les perspectives ne sont pas bonnes. Les cours ont commencé à diminuer depuis un an tandis que les sanctions se sont durcies en 2013. Surtout, le pays n’a pas assez investi et les infrastructures ont été quasiment laissées à l’abandon. Comble de l’absurde, le 4e producteur mondial de pétrole doit importer de l’essence pour sa consommation domestique afin de pallier les faiblesses de ses capacités de raffinage ! De plus, à cause du boycott, l’Iran n’a pas accès aux investissements étrangers qui pourraient lui permettre de développer cette manne.

 

Reste que le pays dispose de nombreux atouts : 10 % des réserves prouvées de pétrole conventionnel, les premières réserves mondiales de gaz conventionnel, des mines importantes de cuivre (dans la province de Kerman au sud-est) ou de fer, un potentiel touristique considérable, l’embryon d’une industrie qui fabrique sous licence automobiles ou avions, un PIB de 370 milliards de dollars courants en 2013 qui est le second du Proche-Orient après celui de l’Arabie saoudite (750 milliards), une classe moyenne urbanisée qui aspire à consommer plus, une population de 78 millions d’habitants dont 69 % sont d’âge actif (15-64 ans)… Preuve d’une modernité plus forte qu’on ne le dit, le taux de fécondité a considérablement diminué depuis les années 1970 et atteint aujourd’hui 1,89. L’Iran se trouve ainsi dans une situation favorable où il peut bénéficier du « dividende démographique » : la baisse de la natalité limite le nombre de jeunes inactifs, et le vieillissement est à peine entamé, ce qui limite le nombre d’inactifs âgés. Les transferts en direction des inactifs restent donc limités ce qui permet d’investir dans le développement du pays.

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La levée des sanctions pourrait permettre au pays de mieux jouer les cartes dont il dispose.

Une puissance militaire régionale à fort pouvoir de nuisance

Les forces d’active iraniennes se montaient en 2012 à 350 000 soldats à la qualité variable, auxquels il faut ajouter 220 000 conscrits ainsi que des forces paramilitaires dont le corps le plus emblématique est celui des Gardiens de la Révolution islamique (Sepah-e Pasdaran). Armée parallèle, ils disposent de leur propre commandement et d’une indépendance totale vis-à-vis de l’état-major. Rattachés directement au Guide, les Pasdaran comptent à peu près 230 000 hommes, dont 130 000 « militaires ». Poussés en avant pour concurrencer l’ancienne armée impériale à laquelle les religieux ne faisaient pas totalement confiance, les Pasdaran ont gagné leur légitimité dans le sang contre l’Irak et dispensent depuis un entraînement exigeant. Organisation terroriste pour les États-Unis, choyés par le pouvoir, ils constituent une élite acquise au régime. Ils disposent de forces mécaniques, aériennes et maritimes, de commandos et d’un matériel souvent plus sophistiqué que l’armée.

Les commandes militaires iraniennes concernent tous les types d’équipements (batteries de missiles sol-air ou antinavires, hélicoptères, vedettes…). Ajouté aux reliquats achetés aux Occidentaux à l’époque du Shah (chasseurs F14, chars Chieftains) et aux prises de guerre irakiennes, ce stock forme un ensemble hétérogène pour ne pas dire hétéroclite. L’isolement de l’Iran, les aléas des cours du pétrole, les difficultés relatives à la maintenance et les embargos successifs sur les ventes d’armes ont rendu nécessaire le développement d’une industrie d’armement nationale.

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Malgré les efforts consentis et la médiatisation des « succès », la production nationale reste médiocre en qualité et en quantité. Le premier char lourd Zufilqar conçu en 1993 n’est qu’un modèle composite des T-72 soviétiques et du M-60 américain, fabriqué sur place mais sans technologie autochtone. Si l’armée divulgue périodiquement la fabrication de nouveaux matériels « 100 % iraniens », ceux-ci sont toujours des compromis entre des modèles existants (russes, chinois ou nord-coréens), déjà dépassés en comparaison de ceux dont disposent Israël et l’Arabie saoudite grâce aux États-Unis.

 

Très médiatisés depuis 2008, les programmes spatial et balistique iraniens restent difficiles à évaluer. L’embargo rend peu aisé l’accès aux technologies et composants indispensables au développement d’un programme 100 % national. De fait, l’Iran n’a d’autre choix que de recourir à des partenariats avec l’étranger (Chine, Russie, Corée du Nord) et de procéder à l’achat « sur étagère » de modèles déjà anciens (principalement des SCUD russes) à qui aura bien voulu lui vendre (Libye, Syrie, Russie…). Pourtant, si certaines réussites sont indéniables, comme la mise en orbite d’un satellite en 2009 ou le tir de nouveaux modèles de type Shahab-3, il n’empêche que Téhéran a souvent été convaincu de forfanterie dans un domaine où l’exagération de la menace iranienne arrange tout le monde. Concrètement, l’Iran possède un parc de missiles à courte et moyenne portée théoriquement capables de frapper des cibles au Moyen-Orient et aux portes de l’Europe, mais le débat reste ouvert quant à leur autonomie réelle (2 500 km ?). En revanche, la réalité du programme de missiles balistiques intercontinentaux (à portée supérieure à 5 500 km) Shahab-6, n’est pas avérée.

 

En dépit de son importante façade maritime, l’Iran ne dispose pas d’une marine à la hauteur de ses ambitions. Les combats avec l’Irak ont durement frappé l’escadre iranienne, les difficultés d’approvisionnement et le coût d’entretien d’une flotte semblent trop importants. Certes, le pays s’enorgueillit de ses trois sous-marins d’origine russe, privilège unique au Moyen-Orient, mais cet atout masque la pauvreté d’une marine vieillissante limitée à quelques frégates et à une cinquantaine de patrouilleurs qui ressemblent plus à des garde-côtes qu’à des navires de guerre, sans oublier de nombreuses vedettes dont le rôle tactique se réduit à un simple harcèlement, voire à des missions suicides. Si, en 2012, la marine procéda à des manœuvres dans le Golfe pour démontrer sa capacité à bloquer le détroit d’Ormuz, il s’agit d’une arme à double tranchant, l’Iran lui-même utilisant cette voie pour une bonne partie de ses exportations.

Malgré les achats de matériels militaires étrangers, l’hypothèse nucléaire (voir page 56), la psychose des missiles et l’entraînement intensif des Pasdaran, le budget de la Défense reste en deçà des standards d’une puissance capable d’assumer un conflit conventionnel. Cependant une invasion du territoire par voie terrestre à l’image de la guerre du Golfe ou de la guerre d’Irak semble hautement improbable en raison de la forte capacité de mobilisation populaire sur le mode de la guérilla vietnamienne.

Une géopolitique du chiisme ?

Îlot chiite dans un océan sunnite, l’Iran n’est pas si isolé qu’il n’y paraît. Avec 59 millions de fidèles, il est le premier pays chiite du monde. Grâce à ses villes saintes, ses organisations culturelles et l’asile qu’il accorde aux chiites opprimés, le soft power iranien est une donnée incontournable. Aux yeux de communautés chiites minoritaires et/ou persécutées, l’Iran est naturellement envisagé comme un protecteur fût-ce via des organisations ayant recours à l’action terroriste comme le Hezbollah. Cette politique de soutien aux chiites est surtout le moyen d’entraver tant ses rivaux sunnites que les États-Unis et Israël. Ainsi, seule l’intervention saoudienne en 2011 a permis de sauver le trône du roi de Bahreïn, qui accueille l’état-major de la Ve Flotte, du soulèvement de la population chiite majoritaire soutenue en sous-main par l’Iran qui le considère comme sa « 14e province ».

 

Si la religion joue un rôle diplomatique indéniable dans ce « croissant chiite », il convient de ne pas surinterpréter son influence. Au cours de la guerre Iran-Irak, les Irakiens majoritairement chiites privilégièrent leur arabité à un hypothétique communautarisme religieux. Autre paradoxe, la chrétienne Arménie se révèle un partenaire bien plus fiable que le voisin et chiite Azerbaïdjan, État laïc proche des États-Unis, qui a reconnu Israël.

La géopolitique iranienne ne peut donc s’expliquer simplement par la diffusion du chiisme (voir page 51) ; il arrive que la religion ne soit qu’un prétexte.

Une théocratie 2.0 ?

Bien qu’il s’agisse d’une théocratie, l’Iran n’est pas atteint par la sclérose intellectuelle. La révolution islamique a certes supposé une purge des milieux universitaires et une refonte des programmes pour donner une place accrue à l’enseignement religieux, mais le système éducatif iranien reste élitiste et ses résultats n’ont rien à envier aux standards des pays développés. L’Iran compte 3,5 millions d’universitaires dont 150 000 doctorants, malgré une fuite hémorragique des cerveaux (25 % des Iraniens ayant suivi des études supérieures vivraient hors du pays) ; le taux d’alphabétisation des jeunes (15-24 ans) atteint 99 % selon l’Unicef et le pourcentage est le même pour les hommes et les femmes.

 

Principalement financée par l’État, la recherche-développement représente 0,7 % du PIB, ce qui est peu par rapport aux nations développées, mais important par rapport aux grands pays de la région (le double de l’Égypte, le triple du Pakistan). Il s’agit d’une vitrine pour le régime qui veut faire de l’Iran le principal acteur scientifique régional. Plutôt épargnées par les crises économiques traversées par le pays, ses grandes orientations suivent davantage des ambitions politiques (nucléaire, nanotechnologies, cellules-souches, ophtalmologie, traitement de l’eau, clonage animal, spatial…) que la satisfaction de besoins socio-économiques. Un tel décalage est d’autant plus déconcertant que les efforts remarquables des scientifiques iraniens dans les technologies de pointe ne parviennent pas à masquer les carences toujours plus critiques de l’industrie pétrolière.

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Tout comme les chercheurs américains et soviétiques au cours de la guerre froide, les savants iraniens travaillent avec leurs homologues occidentaux. Cette diplomatie scientifique illustre la qualité des scientifiques iraniens et permet à l’Iran d’offrir au monde une image positive tout en maintenant un contact avec des États qui lui sont officiellement hostiles.

Cependant, ce lien demeure fragile. Les difficultés liées à l’obtention de visas entravent la participation des scientifiques iraniens à des congrès internationaux et empêchent les étudiants de venir se perfectionner à l’étranger. En outre, des éditeurs de revues scientifiques américaines refusent de publier des travaux de chercheurs iraniens en raison de leurs liens – réels ou supposés – avec le gouvernement ; une position critiquée au sein même de la communauté scientifique américaine.

 

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À propos de l’auteur
Antoine-Louis de Prémonville

Antoine-Louis de Prémonville

Docteur en lettres et civilisations, Antoine-Louis de Prémonville est officier de l’armée de terre. Il a notamment coécrit Géopolitique de l’Iran aux PUF.

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