<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le drone, symbole d’un combat juridico-économique entre l’UE et les États-Unis

28 octobre 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Drone américain Reaper(c) SIPA Ali AFB, IRAQ - 09/07/2008./1001221208

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Le drone, symbole d’un combat juridico-économique entre l’UE et les États-Unis

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Le drone, dont le nom désigne à la fois tous les systèmes inhabités qu’ils soient terrestres, aériens ou maritimes, mais aussi les seuls systèmes sans pilote à bord aériens, sont le symbole d’une course technologique au sein de laquelle l’Union européenne cherche à trouver sa place face à la bataille sino-américaine. Ils sont aussi le symptôme d’une UE qui peine à changer son modèle. Comme le soulignaient Dimitri Uzunidis et Michel Alexandre Bailly en 2005, alors que les États-Unis ont une politique d’inspiration shumpétérienne, faisant du progrès technique un rôle central, l’UE a une politique dite smithienne n’attribuant à la technologie qu’un rôle important.

Ces deux approches expliquent le décalage de croissance entre le Nouveau Monde et le Vieux Continent. La volonté de l’UE « de repenser sa position dans le monde » et de « changer de paradigme afin d’affirmer [son] autonomie stratégique » doit ainsi s’analyser à travers la compréhension de ces approches afin de répondre à l’objectif fixé par le commissaire européen Thierry Breton de se doter « d’outils nécessaires pour s’affirmer dans la défense de ses intérêts et de ses valeurs ». Parmi ces outils, la réglementation européenne a vocation à ne plus seulement être efficace, c’est-à-dire répondre à des problèmes court-termistes, mais à devenir performante. Pour cela, il faut que le droit soit l’instrument d’une stratégie à long terme, qu’il aide au rayonnement d’une vision européenne pour l’avenir et donc qu’il définisse et qu’il qualifie, à armes égales avec l’économie et l’éthique, l’innovation technologique. À ce titre, il est intéressant d’utiliser les drones comme objet d’expérimentation de cette vision en raison de leur déploiement massif à la fois dans le secteur civil et le secteur militaire. Ils sont ainsi le fer de lance de l’innovation technologique et le vecteur par lequel une impulsion nouvelle pourrait être donnée à l’UE.

États-Unis : le droit, un instrument de puissance

Le modèle américain s’est construit sur une logique de réseau. C’est une « forme achevée d’organisation privée de l’application de la science [grâce à] un ensemble d’accords de coopération entre entreprises et entre entreprises et institutions publiques de recherche ». Modèle de croissance et de puissance, il se fonde sur un grand principe, la sécurité. Cela explique le rôle essentiel à la fois de l’État comme « réservoir de ressources productives appropriables à tout moment par les entreprises» et de son bras armé, la Darpa. Cette agence du département de la défense est considérée comme « un moteur technologique de la transformation » et un hub stratégique où se concentrent recherche fondamentale, recherche appliquée, intérêts industriels et financements étatiques. Son rôle principal est ainsi « d’assurer le développement d’innovations de rupture et le leadership des États-Unis dans tous les secteurs ». Un succès qui peut se mesurer à l’aune des multiples versions qui ont été faites dans d’autres pays, Japon, Corée du Sud, Chine, France, entre autres. Plus que l’agence elle-même, c’est toute la stratégie dans laquelle elle s’inscrit qui fait des émules : une stratégie « made in » de valorisation du savoir-faire technologique d’un pays avec une approche transverse renforçant les liens entre industries, recherche et État. C’est le sens des appels, de plus en plus nombreux, des industriels de la défense et plus largement des entreprises européennes à privilégier, sur le même modèle, le « made in EU » et plus singulièrement le « made in France ».

Pour renforcer sa stratégie, les États-Unis se sont dotés « d’armes juridico-économiques massives », les législations extraterritoriales. Comme l’écrit Ali Laïdi, c’est une arme extrêmement pernicieuse, car sous couvert d’intérêts avant tout sécuritaires et d’une volonté de « combattre le mal », l’extraterritorialité des lois américaines permettent avant tout d’étouffer économiquement tous concurrents de l’Amérique. Dans cet arsenal agressif, deux instruments juridiques nous intéressent plus spécifiquement, les normes ITAR et le dernier-né, le Cloud Act.

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Les normes ITAR permettent aux États-Unis de bloquer toutes ventes d’armes faites à l’étranger dès lors qu’elles ont été fabriquées avec des composants américains. Cette contrainte à l’exportation, dont Dassault Aviation a fait les frais dernièrement, n’est pas la seule. Comme l’a rappelé la Cour des comptes dans son rapport sur « les drones aériens : une rupture stratégique mal conduite » (février 2020) :

« En-dehors de considérations logistiques liées à l’entreposage des matériels, l’acquisition de ces Reaper s’est accompagnée de contraintes importantes :

– En matière d’emploi, le déploiement en-dehors de la bande sahélo-saharienne étant soumis à autorisation des Américains ; ainsi, pour rapatrier un vecteur aérien de Niamey à Cognac […] un accord américain préalable, attendu de longs mois, a été nécessaire ;

– En matière de maintenance, exclusivement réalisée par l’industriel américain ;

– En matière de formation, qui, au-delà du coût, a créé une dépendance au système de formation américain, très encombré par ailleurs pour les besoins propres de l’armée de l’air américaine.

Par ce biais, les États-Unis imposent donc leurs standards et ont mis les Européens à la merci des Américains. L’affaire Dassault (cf. le blocage par les Américains de la vente de Rafale équipés de missiles de croisière Scalp à l’Égypte dont un composant – une puce électronique – était soumis à la norme ITAR) plus récemment et le choix du Health Data Hub de confier l’hébergement de nos données de santé à Microsoft interrogent les industriels, plus largement l’État, sur les conditions de la dépendance américaine et par conséquent de la reprise en main de notre souveraineté.

Considéré comme une réponse au RGPD, le Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act – le Cloud Act – oblige les prestataires de service et opérateurs numériques américains à divulguer les informations personnelles de leurs utilisateurs à la demande des autorités, sans devoir passer par les tribunaux, ni même en informer les utilisateurs, et ce, même lorsque les données ne sont pas stockées sur le territoire national. Le Cloud Act est, selon l’avis de multiples experts, un coup de canif de plus dans le secret des affaires des entreprises et les exposerait dangereusement à des risques d’espionnage industriel. Ces craintes révèlent avant tout l’existence d’un environnement suspicieux autour des initiatives américaines et donc une occasion de renforcer l’impératif de souveraineté pour la France et l’UE.

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Au-delà de l’appréciation qui pourrait être faite de cette stratégie, la réalité est qu’elle contraint autant qu’elle interroge l’UE sur ses propres capacités à desserrer le nœud coulant des États-Unis. Comme le souligne Antoine Bouvier, PDG de MBDA, l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe repose sur trois conditions : la liberté de déployer ses forces, le libre accès de ces forces aux technologies les plus avancées, la capacité à exporter.

Union européenne : le droit, instrument de reconquête

En février 2020, la Cour des comptes rend son verdict : « La France a tardé à tirer les conséquences de l’intérêt des drones dans les opérations militaires modernes. L’effet conjugué des mésententes entre industriels, du manque de vision prospective des armées et des changements de pied de pouvoirs publics ont eu pour conséquences, dommageables et coûteuses, de prolonger la durée de vie des matériels vieillissants. Il a également conduit à l’acquisition de matériels américains aux conditions d’utilisation contraignantes et restrictives. » La décennie entamée met ainsi au défi la France seule et la France dans l’UE à développer une capacité de drones MALE souveraine. Les actuelles déclarations du ministre des Armées, Florence Parly, ainsi que du commissaire européen Thierry Breton avancent dans ce sens. D’un côté, lorsqu’elle affirme la nécessité de développer une stratégie « Itar Free », de l’autre lorsqu’il alloue 200 millions d’euros à des projets industriels de défense, dont six concernant les drones et leur inscription dans le cloud tactique. Une ambition et une vision au service du Vieux Continent au cœur desquelles le droit est un instrument de reconquête. Chacune de ses déclarations ouvre des mécanismes de concentration nécessaires pour avancer dans la course technologique.

L’Itar Free tout d’abord. C’est « une stratégie de gestion de la norme ITAR développée par l’industrie de défense. Elle vise à réduire la dépendance de l’armement français aux réglementations américaines ». Comme le souligne ce rapport de l’École de guerre économique, privilégier des composants européens suppose la mise en place d’une véritable stratégie du « made in Europe ». Cela concerne de nouveaux investissements dans la recherche, le rachat d’entreprises stratégiques et une concentration sur les programmes de coopération européenne. L’entrée en capital de MBDA au sein de la start-up Kalray (2018) ou la signature d’un partenariat entre l’Agence française de l’innovation de la défense et les groupements industriels GICAN et GICAT (juin 2020) ou encore la création de la fondation européenne JEDI – l’équivalent de la Darpa en Europe – sont des signaux encourageants de la conquête technologique de l’UE.

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Le cloud tactique ensuite. C’est l’affirmation d’une vision systémique de l’innovation dont le drone est un élément d’un ensemble plus large composé à la fois de systèmes militaires terrestres et maritimes. Si techniquement, penser en essaim impose une interopérabilité des systèmes entre eux, cela oblige une standardisation des normes techniques et juridiques. En effet, l’émergence du combat collaboratif nécessite de qualifier chaque système engagé, de protéger la production, le transfert, le traitement et le stockage des données agrégées au sein de cet essaim et de déterminer les responsabilités humaines derrière l’usage des systèmes robotisés. Les prochaines années vont donc certainement faire place à une bataille juridique entre cloud américain et cloud européen à travers la désignation d’une autorité normative lors de missions communes. Or sur le sujet même de la donnée et de la cybersécurité, l’UE fait autorité et pourrait s’imposer, comme l’illustrent les travaux entrepris actuellement sur l’élaboration d’un Digital Service Act et un plan cyber tourné vers des capacités cyber de détection, de réaction et de dissuasion. Par ailleurs, l’UE a pris une avance certaine sur les travaux concernant la qualification de ces systèmes robotisés qui sont, actuellement, sans identification juridique propre. Ceux entrepris par l’Agence européenne de la sécurité aérienne (AEASA) pour intégrer, de manière toujours plus sécurisée, les drones dans l’espace aérien sont symboliques d’une actuelle réflexion de rupture sur le déploiement de ces nouvelles technologies. Tout comme celles qui furent lancées par la France concernant les SALA au sein de la convention sur les armes classiques.

Dotée de cette puissance intellectuelle la projetant dans les analyses prospectives, armée de sa ligne de conduite qu’elle a définie récemment comme étant l’innovation de valeur, de confiance et de protection, disposant d’une base industrielle et technologique de défense performante, nourrie par une excellence scientifique, l’UE peut devenir à la fois cette Big Tech qu’elle tend à être et cette grande juriste qu’elle aspire être. Le droit devient ainsi un instrument au service de la reconquête européenne.

À propos de l’auteur
Ysens de France

Ysens de France

Docteur en droit public. Auteur de la thèse : « Le droit à l’épreuve de l’autonomisation des systèmes militaires robotisés terrestres ».

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