Il semble désormais que pas un mois ne se passe sans que les Ukrainiens ne revendiquent la destruction par drone d’un navire de guerre russe en Crimée. De fait, la guerre navale qui se joue depuis deux ans en mer Noire donne un relief spectaculaire aux drones, en particulier de surface. Ce constat convoque un intemporel du combat naval : la place de la technique y est centrale dès lors qu’avant même de rencontrer l’ennemi, il faut surmonter l’hostilité du milieu marin.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
Par Jacques de Montigny, officier de marine
Si l’on prolonge ce qui se passe en mer Noire avec les drones, il est dès lors tentant d’imaginer que le temps viendra où ces engins autonomes, concentrés de technologie, pourront se substituer intégralement aux hommes dans la conduite de la guerre en mer, épargnant ainsi leur vie et toute forme de coûts associés. En arrivera-t-on vraiment là ?
Les drones : un système de force économique ?
En réalité, ce rêve techniciste se heurte aujourd’hui encore à un obstacle majeur, quoique peut-être temporaire : aucun engin opérationnel totalement dénué d’équipage n’a encore été déployé au large et dans la durée. Si l’on revient à la mer Noire, les drones navals ukrainiens y bénéficient d’un potentiel d’action qu’ils n’auraient pas dans l’espace quasiment sans limites de la haute mer, les dimensions réduites du bassin pontique offrant des temps de transit limités entre bases de départ et objectifs. Sous cet aspect, un des critères les plus significatifs à surveiller relativement aux drones mis en service est leur taille : n’importe quel marin le sait, face aux coups de vent, elle compte. Les programmes de drones de grande taille lancés dans le cadre du concept de « flotte fantôme » américaine seront ainsi précurseurs et méritent d’être attentivement suivis. Mais ce que le paramètre de la taille a également d’intéressant, c’est qu’il met en jeu un des avantages comparatifs essentiels des drones : leur caractère plus économique.
Si les Ukrainiens, dont la marine a été détruite dès le début de la guerre, recourent à ce point aux drones, c’est d’abord parce que ces derniers sont « l’arme du pauvre ».
En dépit des attaques russes sur leurs infrastructures industrielles, en particulier navales, ils parviennent à en produire massivement, obtenant ainsi la capacité de saturer les défenses russes pour un coût limité. Avec le drone de grande taille, cet avantage comparatif, s’il n’a pas totalement disparu, est remis en cause. Dans le coût total d’exploitation d’un bâtiment d’une taille dépassant quelques dizaines de mètres, la part dévolue à l’équipage est limitée au regard du prix de construction, de maintenance puis de démantèlement du navire. Dès lors, quelles sont les raisons de se priver d’un équipage, au moins réduit, qui confère à une plateforme présentant les dimensions propres à la haute mer une polyvalence et une résilience qu’il est peu probable qu’un engin totalement dronisé atteigne jamais ? La saisie de deux drones américains par les pasdarans iraniens en septembre 2022 donne un exemple édifiant de la vulnérabilité d’un engin lâché ainsi « sans défense » en haute mer. Sans compter que la mise en œuvre d’un drone exige la mise en place d’une équipe de conduite basée à terre, réduisant encore le bénéfice net d’opérer un navire sans y embarquer aucun marin.
Économiser l’engagement humain ?
Cela dit, pour ce qui concerne la guerre en mer, le critère du coût ouvre un champ de réflexion plus essentiel : celui ayant trait à la valeur de la vie du marin au combat. Et tel est le changement radical qu’est susceptible d’apporter le drone dans la conduite de la guerre navale : un nouveau stade de désinhibition. Lorsque la vie d’aucun des vôtres n’est en jeu, votre capacité de prise de risque est maximale, et par rapport à un adversaire ne mettant en œuvre que des navires habités, le belligérant doté de drones voit ainsi sa capacité d’initiative décuplée. Le combat naval donnant par nature l’avantage à l’offensive, ce surcroît de liberté d’action au moment critique peut se révéler décisif. S’il est d’autant plus prégnant pour les armées occidentales accordant à la vie humaine un prix élevé, l’argument s’applique en réalité de manière universelle.
L’histoire de la guerre se confond en effet avec celle de la volonté humaine face au danger et au risque de mort : un problème que le drone ne se pose pas !
Au demeurant, il est possible de remarquer que le mouvement ayant consisté à développer les torpilles ou les missiles (les premiers drones ?) procède exactement du même but : minimiser les risques pour vous-même, maximiser les effets – psychologiques ou physiques – sur l’adversaire. Au bilan, cette désinhibition et son apport décisif suffiraient à eux seuls à justifier l’effort financier d’acquisition de drones hauturiers pour la victoire sur mer.
Mais l’argument s’inverse ! Le préjudice subi par l’ennemi avec la destruction d’un de ses drones, toute proportion gardée selon ses dimensions, est limité. En poussant la logique d’une manière délibérément excessive, on pourrait dire qu’une perte de drone n’entame en rien le potentiel d’un adversaire. Ainsi, dans un combat où les belligérants multiplient le recours aux drones afin d’épargner leurs hommes, on en arriverait à la situation théorique paradoxale d’une guerre sans autre fin que celle dictée par l’épuisement des ressources industrielles disponibles. Impossible victoire où l’adversaire, ne perdant que des machines, ne s’avoue jamais vraiment vaincu !
Cette dernière considération ramène inéluctablement la focale sur la plateforme habitée. Dans toute guerre navale, pour peu que l’on ne se contente pas d’une stratégie consistant à interdire l’usage de la mer mais qu’on cherche un minimum à la contrôler pour l’exploiter, le moment finira par venir où, pour revendiquer la victoire ou plus simplement pour s’en assurer les bénéfices, il faudra à nouveau faire pénétrer l’homme sur le théâtre, dans la durée, d’une manière ou d’une autre. Et ce point, au fond, amène à deux conclusions, d’ordre distinct : la première, philosophique, est que l’homme, à la fin des fins, constitue le véritable système de valeur ; la deuxième, stratégique, est que la probabilité de la disparition totale de l’homme du champ de bataille maritime, en réalité, est fort réduite.
Payer le prix du sang
Ce dernier constat fait, la question des drones se déplace : il ne s’agit plus de se substituer aux hommes, mais de leur apporter le maximum d’efficacité. Il y a donc une formule à inventer, pour combiner avec une performance optimale, les plateformes habitées et celles non habitées. Dans cette équation, le critère du coût reste essentiel. Quoiqu’on puisse en douter dans le confort du temps de paix, le combat pour la survie amène à se découvrir dans l’adversité d’autres ressources, probablement assez pour produire les drones « à l’ukrainienne », bon marché, à l’instar du Sea Baby développé grâce à un financement participatif. Pour la marine nationale dans le contexte actuel, la question qui se pose est plutôt celle-ci : dans quels systèmes faut-il investir aujourd’hui pour disposer demain des outils essentiels à la conduite de la guerre en mer ? La question ouvre un vaste champ de réflexion et pose surtout le problème de fond : davantage doctrinal que technologique, il se formule sous l’angle du domaine d’emploi pour lequel le drone apportera le meilleur rapport coût/efficacité. À proximité des côtes, le drone tueur, opérant en meute, s’impose incontestablement. Mais au large ? Tout s’y paie cher : l’autonomie, l’endurance, la connectivité… Dès lors, il faut sans doute faire des choix plus tranchés : le drone de demain ne pourra pas tout faire, il sera spécialisé, imposant de facto un échelon de synthèse. « Un marin ! », prétend la vieille école pour qui « il n’est de richesse que d’hommes ». « Pourquoi pas un drone muni d’une intelligence artificielle ? » objectent les plus férus de technique arguant de pragmatisme.
Ces questions, qui se renvoient l’une à l’autre à l’infini, portent en germe le véritable problème fondamental : ferons-nous demain le pari de l’homme ou miserons-nous plutôt sur la technique pour remplir les tâches de combat à la mer, presque toujours dull, dirty, dangerous ? Évidemment, il ne saurait être question ici de choix radical puisqu’il y a un équilibre à trouver entre les deux branches de l’alternative. Mais poser la question ainsi permet de révéler que nous ne pourrons nous passer du prix de notre sang… Les drones ne nous épargneront pas du besoin de nous battre, même au sein d’une armée dont le milieu, l’histoire et la culture l’inclinent depuis toujours à se vouer à la technique pour remplir les missions qui lui sont confiées. Dès lors, le combat le plus fondamental à mener reste et restera celui des hommes : il s’agit de disposer demain des hommes et des femmes prêts à donner leur vie pour leur patrie, pour le principe de liberté que la mer portera dans le pli de ses vagues, quels que soient les outils dont ils disposent.
La victoire navale coûtera toujours cher, elle coûtera même un prix exorbitant. Notre devoir est de nous y préparer.
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