Arrivé à la tête du gouvernement italien dans des conditions chaotiques, Mario Draghi a réussi à tenir une coalition hétéroclite et à ouvrir certains dossiers de réformes. Beaucoup reste à faire néanmoins pour remettre sur les rails un pays très éprouvé par les crises de l’euro et les confinements.
Mario Draghi, président du Conseil italien, fut surnommé « Super Mario » à la fin de son mandat à la tête de la Banque centrale européenne (BCE) pour avoir été l’homme qui a sauvé l’euro après la crise de 2009. Et c’est vrai qu’il existe quelques analogies entre le chef du gouvernement italien et le bonhomme du jeu vidéo. Tous les deux sont de petite taille, très actifs et audacieux. Bien avant le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron, Mario Draghi avait lancé son fameux « Whatever it takes » pour sauver l’euro. Cette seule annonce a suffi à calmer les marchés. Professeur d’économie, conseiller de la Banque mondiale, directeur général du Trésor italien, vice-président de la banque Goldman Sachs, gouverneur de la Banque d’Italie, puis enfin président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi est connu depuis longtemps dans le monde de la finance pour son charisme, sa capacité de persuasion, son volontarisme et son autorité.
Le voici donc, depuis le 2 février 2020, président du Conseil, appelé à cette tâche par le président de la République, Sergio Mattarella, après la chute du gouvernement de Giuseppe Conte.
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Un gouvernement large
Son arrivée au pouvoir est bien accueillie par la presse et l’opinion publique et, surprise, par la classe politique aussi. Une fois nommé, Draghi se voit adoubé par le Parti démocrate dirigé par Enrico Letta, lui-même ancien président du Conseil, qui déclarait récemment que soutenir Draghi était la raison pour laquelle il avait renoué avec la vie politique[1]. Il a également obtenu les ralliements du parti centriste Italia Viva, du parti de gauche Liberi e Uguali(Libres et Égaux), et d’autres organisations centristes. Enfin, après quelques hésitations, la Ligue du populiste Matteo Salvini, le parti de Silvio Berlusconi Forza Italia, et le Mouvement 5 Étoiles ont rejoint le gouvernement. Le travail qui attend Draghi s’avère considérable. L’objectif du Premier ministre consiste à relancer la croissance d’une Italie très fortement touchée par la pandémie. Lui aussi pense qu’il faut agir « quoi qu’il en coûte ». Il l’explique dans une tribune publiée dans le Financial Times en mars 2020, quand il décrit la crise sanitaire comme « une tragédie humaine de dimension potentiellement biblique », et prédit que « des niveaux de dettes publiques beaucoup plus élevés vont devenir un élément permanent de nos économies[2] ».
Quand le Covid frappe l’Italie, le pays vient déjà de vivre une décennie désolante née de la crise de la zone euro. Avec une productivité amorphe, une dette publique dans la stratosphère (2 600 milliards d’euros, soit 158 % de son PIB fin 2020), des banques en sursis, des disparités croissantes des revenus entre les régions et une instabilité politique, le pays se trouve dans un triste état.
L’économie va tout aussi mal que la population. Le PIB a chuté de 8,9 % en 2020, la plus forte baisse de la zone euro. Même s’il estime que l’augmentation de la dette est une donnée incontournable, Mario Draghi tente de ne pas trop bousculer les fragiles équilibres des finances et de l’économie – la troisième d’Europe – et de raviver cette dernière sans le recours à l’impôt. « Je suis là, dit-il, pour relancer l’économie, pas pour faire les poches des Italiens. »
Un programme de réformes
Draghi lance un programme de réformes qu’il va étalonner en trois étapes.
D’abord, la politique. Sa nomination à la tête du gouvernement a porté un coup d’arrêt au populisme. Mais la lune de miel ne sera pas éternelle.
Ensuite, l’économie. Il va mettre en route un grand nombre de réformes très attendues, non seulement par les Italiens, mais aussi par l’Europe. L’une concerne l’extrême lenteur de la justice qui suscite la réticence des investisseurs à s’installer en Italie. Draghi veut aussi réformer le système de retraites et la fiscalité, réduire l’impôt sur le revenu de la classe moyenne. Il réforme également le cadastre alors que le pays compte plus d’un million de « maisons fantômes » souvent construites par la mafia. Ce projet a comme toile de fond la lutte contre la fraude fiscale qui coûte à l’Italie quelque 100 milliards d’euros par an. Il a failli provoquer le départ de la Ligue de la coalition sous prétexte qu’une telle mesure risquait d’augmenter les taxes sur l’immobilier. Draghi a négocié avec Salvini, a réitéré son engagement d’éviter « toute augmentation de la pression fiscale », et promis que « personne ne paiera plus et personne ne paiera moins » quand cette réforme du cadastre sera mise en place, vers 2026. La politique italienne, même sous le règne de « Super Mario », n’est pas un fleuve tranquille.
Dernière étape, l’Europe. Draghi a négocié ses réformes et leur calendrier directement avec la Commission européenne, et il compte sur elle pour les financer. S’il réussit, l’Italie sera la première bénéficiaire du plan de relance européen et recevra 191,5 milliards d’euros sur six ans. Le FMI fait savoir sa prudente satisfaction : « Les réponses rapides et décisives des autorités italiennes, en coordination avec l’Union européenne, ont amorti l’impact de la crise pour les ménages et les entreprises, et permis de préserver la structure de l’économie, mais elles pourraient cacher l’ampleur des fragilités des finances des entreprises, du marché du travail et de la qualité des emprunts. »
Pour surmonter ces obstacles, Mario Draghi a un atout : il est le seul homme politique italien en qui Bruxelles a confiance. Mais deux dangers le menacent. Le premier relève du caractère brutal et impétueux du sénateur Matteo Salvini qui peut faire tomber le gouvernement quand il y verra son intérêt. Le second trouve sa source dans la paupérisation de la société italienne. Le nombre d’Italiens ayant recours à l’aide alimentaire a augmenté de plus d’un tiers en 2020 pour atteindre 3,7 millions de personnes. Ces « nouveaux pauvres » pourraient susciter une crise sociale quand, fin mars, le gel des licenciements, décidé durant la pandémie, prendra fin.
La gauche italienne a très tôt dénoncé le caractère « libéral » de Mario Draghi, n’oubliant pas qu’il fut le vice-président de Goldman Sachs quand cette banque avait certifié les comptes de la Grèce alors que ce pays allait entraîner, par sa mauvaise gestion, la crise de l’euro. Draghi a toujours répété qu’il n’avait pas participé à cette certification, mais ce démenti n’a guère été entendu. La gauche n’oublie pas non plus que le Premier ministre fut directeur du Trésor public italien de 1991 à 2001, quand fut lancé un vaste processus de privatisations.
Mais le libéralisme de Draghi reste à prouver. À 74 ans, il appartient à une génération qui étudia l’économie quand elle était keynésienne. En 1970, il fut diplômé de l’université Sapienza, à Rome, après avoir suivi les cours d’un professeur, Federico Caffè, farouche opposant au libre-échange et adepte de l’État providence à la mode scandinave. À l’exception de son passage chez Goldman Sachs, la carrière de Draghi fut intimement liée aux institutions publiques. Président de la BCE, il devient l’adepte du quantitative easing, l’achat massif de dettes publiques, une politique qui a toujours inquiété les libéraux pour inciter les États à l’abandon des équilibres budgétaires.
En janvier 2015, lors d’une interview à l’hebdomadaire allemand Die Ziet, Draghi se dit « social libéral », un positionnement jadis courant dans les rangs de la démocratie chrétienne. La clé des idées de Draghi, ancien élève des jésuites et fervent catholique, se trouve sans doute dans cet héritage politique et religieux de sa jeunesse. Quand il quitte la BCE, en 2019, Mario Draghi est nommé par le pape membre de l’Académie pontificale des sciences sociales. Celle-ci a pour mission d’offrir à l’Église « les éléments qu’elle peut utiliser dans l’étude et le développement de sa doctrine sociale ». Décidément, les voies de Super Mario sont impénétrables.
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[1] L’Obs, 16 juillet 2021.
[2] Financial Times, 25 mars 2020.