Souvent cité mais peu lu, Alexandre Douguine apparait comme un penseur obscur et fantasmé. Ni éminence grise du Kremlin, ni marginal sans influence, le chantre de l’eurasisme est une personnalité qui intrigue. Fièrement francophone et profondément francophile, il a développé une relation intellectuelle et humaine avec Alain de Benoist. C’est l’un de leur entretien qui est transposé dans ce livre, dans lequel les grands thèmes de l’Eurasie sont évoqués.
Le livre débute par une discussion sur l’origine de l’eurasisme, doctrine née dans l’émigration russe blanche des années 1920. Le courant de pensée eurasiste est l’héritage du débat entre occidentalistes et slavophiles qui, comme l’a prouvé Michel Heller, traverse toute l’histoire de la Russie.
L’eurasisme, une pensée originale
L’eurasisme est une doctrine de l’espace et d’un espace en particulier : l’Eurasie. La définition de ce mot n’est pas chose aisée. L’Eurasie, c’est à la fois une plaque continentale et le royaume de la steppe. C’est l’Europe et l’Asie qui fusionnent, mais également l’ancien Empire des Romanov. Ou serait-ce les anciens territoires de l’URSS ? Ou simplement la Russie actuelle ? Quoiqu’il en soit, les eurasistes se mettent d’accord sur un point, comme le rappelle la chercheuse Marlène Laruelle : « l’Empire est pour eux la construction naturelle de l’espace eurasien. » Pour Alexandre Douguine, le point essentiel de l’eurasisme, c’est l’affirmation de la Russie non pas comme un pays européen, ni comme un pays du tout, mais comme une civilisation à part entière, distincte à la fois de l’Europe et de l’Asie. Cette proposition, déconcertante il est vrai, est à l’origine de la pensée de l’auteur russe et du rôle messianique qu’il attribue à son pays.
L’eurasisme est obsédé par les grandes idées et en particulier par le « destin » de l’Eurasie. Cette obsession fait de cette école de pensée un laboratoire d’idées neuves et ambitieuses. Le concept de « démotie » par exemple, du penseur Nicolaï Alexeiev, est inventé pour remplacer celui de démocratie. La démotie est comprise comme un régime où le peuple n’est pas seulement représenté par des élections, mais où il participe activement à son destin. Cette définition dénote bien-sûr une vision pessimiste de la démocratie libérale, qui aurait manqué à ses promesses de « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Toutefois, Douguine souligne que c’est un terme nécessaire pour définir les aspirations de certaines nations qui n’ont plus confiance dans le modèle politique occidental. Il aspire à fonder en Eurasie une véritable démotie et nous invite à repenser le lien implicite qu’on tisse inconsciemment entre démocratie libérale représentative et participation populaire à la destinée de la nation.
Un autre penseur exploré durant l’entretien est Lev Goumilev (1912-1992), qui fit revivre les thèses eurasistes dans les années 1950. Cet historien met notamment l’accent sur l’aspect tellurique de la nation, développant la notion de « lieu-développement », dans une espèce d’hyper déterminisme où « le lieu décide de tout : l’espace comme destin ». Goumilev fonde également le terme de « passionarité », pulsion qui traverse les ethnies et les individus, et qui les pousse à accomplir des « exploits dépassant l’horizon de la vie quotidienne ». Douguine reprend à son compte ces idées pour décrire l’évolution du monde moderne d’une manière quasi biologique, mettant en avant la diminution de la passionarité chez certains peuples, notamment les russes, entrainant leur déchéance politique et morale.
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Cette partie de l’ouvrage pourrait être balayée d’un revers de la main, considérée comme une lubie grand-russienne permettant de justifier une domination sur ses voisins. Toutefois ces idées, et surtout leur réactualisation, témoignent du malaise qui persiste chez certains russes face aux idées européennes dominantes de démocratie, de libéralisme et même de positivisme, considérées comme insuffisantes ou manquant d’élévation. L’eurasisme répond par une doctrine plus spirituelle qui donne un poids considérable à l’espace, à la terre et aux racines. Mais l’eurasisme ne s’arrête pas à des abstractions. Douguine milite également pour une certaine organisation du monde moderne.
L’Eurasie contre l’Occident
L’eurasisme c’est aussi une certaine vision du monde et de l’équilibre international. Concernant cet aspect, le point central de la doctrine concerne l’Occident. Douguine considère que ce dernier a cessé depuis longtemps d’être une réalité géographique pour devenir un concept géopolitique et civilisationnel. Le penseur russe souhaite donc que l’Eurasie connaisse la même évolution pour devenir le « concept antithétique de celui d’Occident ». Le rejet de la démocratie libérale illustre cette ambition. Cette opposition, Douguine la perçoit comme violente et inévitable : l’Eurasie doit unir les civilisations contre celle qui prétend être La Civilisation. On sent en filigrane une proximité avec les théories de Samuel Huntington, telles que développées dans Le Choc des civilisations. La dichotomie entre « civilisations » et « Civilisation », ainsi que la tension qui naît inévitablement de la rencontre de ces deux concepts, occupent un rôle clé dans le maître-ouvrage du professeur de Harvard.
Douguine propose d’ailleurs un découpage géographique des différentes civilisations qui n’est pas sans rappeler la démarche d’Huntington. L’auteur russe propose quatre pôles : zone Atlantique, zone Eurafrique (avec en son centre l’Union européenne), zone Russe/Asie centrale, Zone pacifique. Ces grands espaces seraient liés par des axes essentiels au bon fonctionnement du monde (axe Moscou Téhéran, axe Moscou Dehli, etc). Cette organisation idéalisée, moins fine sans doute que celle proposée par Huntington autour des « Etats phares », a le mérite de constituer une proposition originale parmi toutes celles inscrites dans le paradigme civilisationnel cher à l’Américain.
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Douguine s’attarde sur l’opposition concrète entre Eurasie et Occident, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui. Il se montre plutôt complaisant envers l’Europe, affirmant que la Russie et le Vieux Continent « ont les mêmes valeurs, mais pas les mêmes intérêts ». En revanche, il considère les Etats-Unis comme les pires représentants de l’Occident, comme « l’ennemi ontologique de la Russie », le « véritable Empire du Mal ». Le penseur russe reproche à Washington son « irrésistible tendance à se considérer comme l’unique sujet de la planète. Les autres n’étant que des objets. » Cette idée, fort intéressante, est appuyé par une anecdote amusante. Alors qu’il effectuait un voyage aux Etats-Unis, Alexandre Douguine rencontre Zbigniew Brzezinski, penseur majeur de la géopolitique américaine moderne et auteur du Grand échiquier. Il lui demande alors, « qui jouera demain en face de l’Amérique, sur le Grand échiquier ? ». Brzezisnki réfléchit, puis répond qu’il ne sait pas. Douguine en conclut que les Etats-Unis voient les échecs comme un jeu à un seul joueur, qui passe tour à tour des deux côtés de la table. Condamnant cet état de fait, le penseur russe veut forcer les Américains à reconnaitre les autres pays comme des sujets et non plus des objets des relations internationales. Pour cela, il compte faire de l’Eurasie le deuxième joueur sur le Grand échiquier, face aux Etats-Unis.
Précisons que malgré la dureté du ton qu’il emploie, Douguine reste honnête et confie à Alain de Benoist : « les américains sont nos ennemis absolus, mais cela ne signifie pas qu’ils sont intrinsèquement mauvais. (..) J’ajouterais même que lorsqu’on a des ennemis parfaitement vils et stupides c’est qu’on est soi-même par particulièrement brillant. »
Une pensée qui a fait son temps ?
Douguine prend ensuite le temps d’évoquer les réalisations concrètes du mouvement eurasiste depuis qu’il en a pris la tête. Il paraît étonnamment lucide sur la question et nous livre la vision précieuse d’un homme proche du pouvoir russe depuis 1991.
« Douguine n’est pas l’éminence grise du Président russe, encore moins un nouveau Raspoutine »
Douguine définit la doctrine eurasiste comme un mouvement avec une orientation politique de droite et économique de gauche. C’est sa « Quatrième théorie politique », qu’il a longuement conceptualisé dans ses différents ouvrages. Celle-ci connaît un certain succès après la chute de l’URSS. A partir de 1992, Douguine est proche du très populaire Parti communiste et de son leader Guennadi Ziouganov. Il exerce également une influence sur Vladimir Jirinovski, président du parti Libéral-démocrate de Russie (LDPR). Si Douguine a ses entrées à la Douma jusqu’au tournant des années 2000, il reconnaît aujourd’hui que, dès 1993 et le bombardement de la Chambre par Boris Eltsine, les communistes et LDPR « ont perdu toute opportunité historique de faire prévaloir leurs vues politiques ». Il considère que depuis cette date, toute activité politique et idéologique s’est arrêtée en Russie, ce qui reste bien-sûr à discuter. Il créé en 1993 avec le sulfureux Edouard Limonov, le parti national-bolchevik, dans un « geste de désespoir » qu’il semble à moitié assumer. Il quittera le parti et Limonov en très mauvais terme.
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Mais la question qui passionne les médias est tout autre. Quelle est donc la nature de sa relation avec Poutine ? Il faut éviter ici toute exagération. Douguine n’est pas l’éminence grise du Président russe, encore moins un nouveau Raspoutine. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même : il a échoué à influencer en profondeur la nouvelle élite dirigeante. S’il apprécie la figure de Poutine qui reste « un personnage très positif, qui a sans conteste sauvé la Russie dans un des moments les plus critiques de son histoire », Douguine n’est pas toujours du côté du dirigeant russe. Il faut d’abord rappeler l’orientation du premier mandat de Poutine, qu’on oublie trop souvent. Le jeune ex-dirigeant du FSB était alors plutôt atlantiste, proche de Georges Bush et surtout de Tony Blair. Douguine fut donc d’abord très méfiant envers le nouveau président. S’il commence à l’apprécier de plus en plus au fil des années, l’après-2014 constitue une autre période de mécontentement. Douguine ne pardonne pas à Poutine de ne pas être allé plus loin en Ukraine, de ne pas avoir annexé les régions russophones. Pour lui, cette opportunité de rassembler Russie et Ukraine en une seule entité constitue peut-être l’occasion-manquée de la fondation d’un authentique mouvement eurasiste. Depuis, l’influence de Douguine n’a cessé de décroitre et lui-même préfère se concentrer sur la formation de la jeunesse, plutôt que de se soucier de son influence sur l’élite dirigeante.
Il ne faudrait cependant pas ôter à Douguine tout succès. D’une part, une fraction de son vocabulaire et de ses idées, concernant notamment le monde multipolaire, a fait son chemin jusque dans les cercles du pouvoir russe. Surtout, comme il le rappelle durant l’entretien, l’eurasisme est une doctrine qui ne touche pas seulement la Russie. L’ancien président Kazakhstanais Noursoultan Nazarbaïev est par exemple un eurasiste déclaré, même s’il se réclame plus de Goumilev que de Douguine. Nazarbaïev est d’ailleurs l’initiateur de la Communauté économique centre-asiatique de 1994, dissoute au sein de l’Eurasec en 2006, elle-même devenue Union économique eurasiatique en 2014. Douguine n’est pas à l’origine de ce succès, mais on peut lui accorder sa part d’influence dans le projet.
Alexandre Douguine est une figure fascinante, d’autant plus qu’il est un penseur sans concession. Certes, une partie de ses théories semblent trop extrêmes, voire illuminées. C’est pourquoi il est nécessaire d’approcher son discours avec recul et ouverture d’esprit. Une fois cette posture adoptée, la lecture des oeuvres de Douguine peut permettre de mieux saisir la complexité de la Russie et de ses questionnements internes.