Cette saison, à quelques semaines d’intervalles, l’Opéra de Paris a programmé deux Don Quichotte bien différents : un ballet classique en costumes sur une chorégraphie de Noureev inspiré par Marius Petipa et un opéra en forme de « comédie héroïque » en cinq actes de Jules Massenet (1842-1912).
Ces deux productions montrent à quel point le roman picaresque, et l’œuvre de Cervantès (1605) qui en est le sommet, est une source d’inspiration inépuisable –notamment à cause de sa structure en épisodes- pour les écrivains, les librettistes, les chorégraphes, les compositeurs du XIXe siècle. « Une véritable fête de la danse aux accents espagnols », le ballet de Rudolf Noureev s’est déployé dans une mise en scène classique avec décors, costumes « d’époque » et espagnolades obligatoires pour le plus grand plaisir du public.
Héros picaresque à l’opéra
Il en va tout autrement de la production du Don Quichotte de Massenet, passée au filtre convenu et terriblement répétitif des impératifs catégoriques du Regietheater. Profonde mise en abyme pour le spectateur : l’œuvre de Massenet composée au début du XXe siècle, à la Belle Époque, est représentative du regard porté au XIXe siècle sur le chef-d’œuvre de Cervantès. Quelle fut la trajectoire du Chevalier à la Longue Figure sur les scènes de la Belle Époque ? Au XIXe siècle, les traductions illustrées de Don Quichotte ont inspiré de nombreux artistes comme Honoré Daumier, Gustave Doré et Daniel Vierge de son vrai nom Daniel Urrabieta y Verge (1851-1904), un Espagnol qui fit toute sa carrière et mourut à Paris. En 2024, le spectateur de l’Opéra Bastille est confronté à une transposition supplémentaire : Don Quichotte est situé dans une déco années 1950 dont le regain actuel convient également à l’âge moyen du public de l’Opéra de Paris. Une ambiance vert sauge règne sur ce plateau tout droit sorti d’un catalogue Ikéa. Quelques chausse-trappes amusantes sont aménagées dans les canapés -effets du delirium tremens ou bien de la mescaline à la manière d’Henri Michaux- tandis que des cloisons fragiles, bientôt crevées de part en part, surgissent en ombres chinoises et en jets d’encre projetés sur les murs, les angoissantes visions du héros.
Si la mise en scène de Damiano Michieletto laisse perplexe, comme toujours le casting vocal est impeccable tout comme l’orchestre dirigé par le maestro Patrick Fournillier et le chœur dirigé par Ching-Lien Wu.
Don Quichotte est loin d’être l’œuvre majeure de Jules Massenet, ce grand compositeur parfois qualifié de « Wagner français », natif de la région de Saint-Etienne. L’œuvre est d’abord remarquable par le fait que les trois rôles principaux sont attribués exclusivement à des voix graves – une mezzo-contralto, un baryton et une basse chantante- et par la nécessité supplémentaire de les personnaliser musicalement. Jules Massenet qui a écrit des pages sublimes pour la voix de mezzo, en particulier le rôle de Charlotte dans Werther, a attribué à cette tessiture le rôle de la Belle Dulcinée chantée sur la scène de l’Opéra Bastille par Gaëlle Arquez. Sancho Pança est le baryton canadien Etienne Dupuis. Quant au rôle-titre, il revient au magnifique Christian Van Horn. Tout l’intérêt de l’opéra repose sur la caractérisation de cette « trinité d’êtres si différents à peindre musicalement » selon les termes mêmes du compositeur.
Un opéra pour Chaliapine
Adapté d’une pièce de théâtre Le Chevalier de la Longue Figure (1904), le livret de Henri Cain –librettiste régulier de Massenet, notamment pour Sapho et Cendrillon– a pour source directe une pièce de Jacques Le Lorrain (1856-1904). L’idée de tirer de cette pièce écrite par « un marginal des lettres, réduit un temps à ouvrir une boutique de savetier –c’était le métier que lui avait enseigné son père- pour ne pas mourir de faim » (Brigitte Olivier) a germé dans l’esprit d’un impresario de l’époque, Raoul Gunsbourg. Compositeur et directeur de l’Opéra de Monaco, il eut l’occasion d’assister à Paris, au printemps 1904, à une représentation de cette pièce, quelques jours avant la mort de son infortuné auteur. En professionnel aguerri, Gunsbourg repère tout de suite dans le personnage de Don Quichotte, la potentialité d’un rôle opératique à la mesure d’une nouvelle basse russe venue du Tatarstan dont le jeu et la voix sont alors en train de révolutionner l’art lyrique. « Au croisement des arts », Fiodor Ivanovitch Chaliapine est ce chanteur qui commence alors à faire fureur. De la scène de l’Opéra de Tiflis (Tbilissi) à celle de Saint-Pétersbourg, du Bolchoï aux grandes scènes européennes, la carrière de Chaliapine comme acteur et chanteur impose de trouver des rôles à sa mesure. En 1908, il s’est révélé au public français en même temps d’ailleurs que l’opéra de Moussorgski dans le rôle-titre de Boris Godounov. Ainsi, le Don Quichotte a-t-il été composé par Massenet pour Chaliapine. Ce dernier crée le rôle sur la scène de l’opéra Monte-Carlo le 19 février 1910. On attendait de ce rôle et de son créateur, une ampleur vocale et une intensité dramatique qui ne sont évidemment pas absentes de la partition de Massenet, notamment au Ve acte où se déroule la mort de Don Quichotte.
L’interprétation de Chaliapine remporta tous les suffrages tandis que Massenet, alors au faîte de sa notoriété, fut reçu avec son épouse par le Prince Albert 1er qui donna en l’honneur du couple un somptueux dîner dans la salle à manger de marbre du Palais de Monaco.
Réputé être un « compositeur éclectique », ce qui est une manière un peu péjorative de qualifier un compositeur qui a conçu de grands et beaux vaisseaux opératiques, l’œuvre de Massenet frappe par la somptuosité de son écriture orchestrale, par son emploi du leitmotiv et par le génie de lignes mélodiques profondément émouvantes. Pour Don Quichotte, on s’attendrait à une espagnolade à castagnettes, et il est vrai que la partition en comporte plusieurs passages, mais ils interviennent à titre plutôt anecdotique sans avoir la force mémorable de ceux de Bizet dans Carmen par exemple.
Comme l’écrit Gérard Condé, « ce qui fait la force de cette partition et explique son maintien au répertoire quand tant d’autres opéras de Massenet aussi réussis ont peine à y entrer, c’est que l’intérêt va croissant pour culminer au dernier tableau. Au fur et à mesure que l’œuvre se déroule on oublie les pages moins inspirées des premiers actes où leur nécessité apparaît rétrospectivement ». À l’opéra Bastille, ce fait est vérifié : on passe d’une écoute distraite à une attention franchement plus soutenue après l’entracte, et même de grands frissons d’émotion sincère à la fin du IVe acte !
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L’universitaire anglo-saxon, figure du Don Quichotte contemporain
On comprend bien le problème du metteur en scène, car la pièce du malheureux Le Lorrain dont s’inspire le livret de Cain substitue à la Dulcinée de Cervantès -une grossière paysanne, servante d’auberge une jeune femme pleine de charme et de beauté, la Belle Dulcinée dont Don Quichotte est réellement amoureux. Seule héroïne féminine du livret, son face-à-face avec Don Quichotte devient l’unique intrigue du livret, ponctué des interventions de Sancho Pança qui, dans ce dispositif narratif, rappelle plutôt le Leporello de Don Juan. On frise donc le contresens, car un Don Quichotte amoureux d’une femme réellement séduisante, fait perdre beaucoup d’épaisseur au personnage puisque sa folie est ainsi considérablement atténuée.
Le metteur en scène Damiano Michieletto a sans doute cherché un dispositif qui puisse contourner cet angle mort de l’intrigue. Si Don Quichotte n’est pas réellement fou, il s’agit alors de reléguer le roman de Cervantès au rang de simple « référence culturelle », évoquée sur le mode hallucinatoire. Universitaire dépressif, enseignant dans un campus anglo-saxon, Don Quichotte affalé dans son fauteuil et chaussé de charentaises, enchaîne les verres de whisky, avale des comprimés qu’on devine neuroleptiques. Des étudiants insupportables en uniforme le martyrisent et le harcèlent. Lui-même est amoureux de sa belle étudiante. On frise le thème du harcèlement et les thématiques chères au mouvement MeToo. Des visions surgissent, danseuses gitanes toutes enveloppées de noir, exactes répliques de celles des paquets de la célèbre cigarette brune sans filtre. À l’acte II, le fameux épisode des moulins à vent passe littéralement à la trappe : à la place, le metteur en scène a prévu un dispositif de chevaux de carrousel. La Belle Dulcinée s’embarque sur l’un d’eux sans conviction et même, semble –t-il, avec une certaine appréhension.
Christian Van Horn possède une voix magnifique et un physique de star américaine plutôt que de chevalier errant. Il n’est pas certain qu’il parvienne totalement à habiter le rôle. Gaëlle Arquez de sa belle voix ronde et épaisse livre de belles vocalises et un beau chant qui ne parviennent pas totalement à émouvoir. Sur le plateau, elle évoque une Carmen égarée sur le plateau, fagotée en twin-set style ou en robe de débutante années 1950, qui ne conviennent pas à sa silhouette. Elle chante : « Lorsque le temps d’amour a fui, que reste-t-il de nos bonheurs » ou bien « quand la femme a vingt ans ». Finalement, le chanteur qui emporte l’émotion du spectateur est Étienne Dupuis dans le rôle de Sancho Pança. Le baryton canadien réveille l’auditoire à la fin de l’acte IV entamant « d’un geste terrible et d’une voix tonnante à la foule interdite » sa tirade pour la défense de Don Quichotte. Une émotion pure empoigne alors le spectateur :
« Ça, vous commettez tous un acte épouvantable,
Belles dames, seigneurs, en outrageant ici
Et hardi que voici
Riez, allez, riez du pauvre idéologue
Qui passe dans son rêve et vous parle d’églogue,
D’amour et de bonté comme autrefois Jésus !
Moquez-vous sans pitié de ses bras décousus,
De son pourpoint usé, de ses chausses boueuses,
Vous… bas fripons, courtisans, gueuses
Qui devriez tomber aux pieds
De l’être saint dont vous riez !…
Viens, mon grand ! Recommençons les belles chevauchées !
Viens, mon grand, viens ! Fonçons sur toute lâcheté !
Et donnons au malheur le pain de la bonté !
Viens, mon grand, viens, viens ! »
Finalement, l’œuvre de Massenet parvient à passer la rampe en dépit de ces vers de mirliton et d’une mise en scène en forme d’album ou de scrapbook. Il peut sembler paradoxal que le jeu et l’émotion soient du côté Sancho Pança, l’écuyer fidèle et réaliste. Mais pourquoi s’en soucier puisque le monde universitaire ne fournit aucune fonction permettant de transposer l’archétype de ce personnage.
« Quels géants » ?