Diplomatie pragmatique : le modèle du Kazakhstan

27 octobre 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : ST PETERSBURG, RUSSIA – JUNE 17, 2022: Kazakhstan's President Kassym-Jomart Tokayev attends a meeting with Russia's President Vladimir Putin on the sidelines of the 2022 St Petersburg International Economic Forum (SPIEF) held at the ExpoForum Convention and Exhibition Centre. Gavriil Grigorov/TASS/Sipa USA Host Photo Agency/39957139/BF/2206171925

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Diplomatie pragmatique : le modèle du Kazakhstan

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Le Kazakhstan, qui se rêve en « Genève asiatique », développe une diplomatie « multi vectorielle », dialoguant aussi bien avec la Chine et la Russie que des pays de l’OTAN. Cette stratégie diplomatique lui permet de s’affirmer comme un point d’équilibre entre puissances rivales.

Il y avait l’impérialisme américain, l’irrédentisme russe, l’universalisme français, le panturquisme d’Erdogan. Il y a l’isolement nord-coréen, le capitalisme d’État chinois, la neutralité suisse, la pétro-diplomatie de l’Arabie Saoudite. Il existe désormais la « diplomatie multi-vectorielle » du Kazakhstan.

Une diplomatie pragmatique

Sous ce nom technique aux allures d’équation mathématique, un style de politique étrangère pragmatique et réaliste, consistant à ménager son indépendance en se faisant l’allié de tous. Il s’agit de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier : ce pays d’Asie centrale émancipé du joug soviétique en 1991 discute, échange et commerce avec tout le monde. De la Russie à la Chine en passant par l’Europe, les États-Unis, la Turquie ou l’Afghanistan, le Kazakhstan ne s’aliène aucun des acteurs dans ses relations internationales, comme pour mieux s’affranchir de toute tutelle. Une vocation inscrite dans l’étymologie ? Cosaque, kazak en russe, viendrait du turc et signifierait l’errant, l’homme libre. Kazakhstan est littéralement la « terre des hommes libres ».

La capitale du pays illustre cette souplesse diplomatique. Le transfert de la capitale à Astana en 1997 a permis d’édifier une ville nouvelle et moderne, à l’image des ambitions du pays. Des influences russes, chinoises, arabes ou européennes se superposent dans une mosaïque architecturale hétéroclite. Au visiteur étranger, Astana donne la sensation d’être quelque part entre Dubaï, Moscou et New York, avec une pointe d’Asie. Une synthèse entre Orient et Occident. Cette ville reflète donc avant tout l’image d’un projet géopolitique : celui de bâtir une nouvelle vision du futur pour le pays.

Le « milieu des empires »

La géographie offre une clé de lecture. Au ministère des Affaires étrangères, où nous sommes reçus le 12 octobre 2023, le vice-ministre des Affaires étrangères Roman Vassilenko déplie une carte du globe terrestre. Celle-ci montre un Kazakhstan situé au centre du monde. Le pays se perçoit au milieu des puissances russes, chinoise, persane, turque ou indienne, en proie à leurs attentions, mais aussi à leurs débordements.

À la racine de cette diplomatie multi-vectorielle, il y a donc la situation géographique du Kazakhstan au « milieu des empires », comme le décrivent René Cagnat et Michel Jan dans leur ouvrage éponyme[1]. Un positionnement qui constitue à la fois un atout et un défi. Le pays partage 6 846 km de frontières communes avec la Russie, soit la plus longue frontière ininterrompue entre deux États. Rien ne délimite cette frontière au niveau topographique. Une frontière arbitraire et ouverte, un trait de crayon dans la plaine à blé donc, qui fait de l’entente avec la Russie une nécessité majeure. Prudent, le Kazakhstan ménage ses liens politiques et économiques solides avec son grand voisin, qui représente plus de 40% de ses importations et 11,5% de ses exportations. D’autant que le vaste territoire russe est incontournable pour acheminer les ressources énergétiques et minières du Kazakhstan vers les pays occidentaux[2].

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Le pays des Grandes Steppes, pays d’origine de l’écrivain russe Dostoïevski, est aussi partie prenante au sein de toutes les organisations régionales initiées par la Russie, comme l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et l’Union Économique Eurasiatique (UEE). En janvier 2022, lors des émeutes sans précédent qui secouèrent Astana, c’est bien vers la Russie que le président Tokaïev s’est tourné, appelant Vladimir Poutine à la rescousse. La force militaire du Traité de sécurité collective[3] – soit 2 000 soldats russes, ainsi que 800 Biélorusses, quelques Arméniens, Tadjiks et Kirghizes – a été déployée dans la capitale pour restaurer l’ordre et éviter l’embrasement du pays.

Mais l’influence de la Russie est malgré tout en constant reflux. Le Kazakhstan a refusé de soutenir l’annexion de la Crimée en 2014, et la neutralité affichée du pays à l’égard de l’offensive en Ukraine est un signal fort envoyé par le gouvernement de Tokaïev. Dernièrement, le Kazakhstan a aussi interrompu la fourniture à la Russie de 106 types de marchandises, d’après une déclaration en octobre 2023 du vice-ministre du Commerce kazakh, Kaïrat Torebaïev. De même, l’abandon programmé du cyrillique pour passer à l’alphabet latin d’ici à 2025 participe de cette volonté de desserrer l’étreinte du nord. Mais les quelques 4 millions de Russes présents dans les régions nord du Kazakhstan (environ 20% de la population, soit la plus grande minorité russe du monde après l’Ukraine) se plaignent de discriminations. Une situation dangereuse, qui n’est pas sans rappeler le scénario ukrainien. Il est d’ailleurs arrivé que certaines voix demandent l’annexion du nord du Kazakhstan à la Russie, comme le prix Nobel de littérature et ancien dissident Alexandre Soljenitsine dans les années 1990 ou comme l’exigeait en février 2014 (un mois avant l’annexion de la Crimée) le populiste russe Vladimir Jirinovski.

Une envergure politique internationale

Le Kazakhstan se tourne également vers l’ouest. Ainsi, l’Union européenne est devenue le premier partenaire commercial (40% des échanges) et le premier investisseur étranger. En 2010, le Kazakhstan était aussi le premier pays post-soviétique à assurer la présidence de l’OCDE, en 2015 il adhérait à l’Organisation mondiale du commerce, en 2017 il accédait à un siège de membre non permanent au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, et organisait la même année l’Exposition internationale à Astana, consacrée à l’énergie du futur. Autant de signes qui témoignent de l’efficacité de sa politique étrangère « multi-vectorielle » et de sa volonté de sortir de son enclavement régional pour peser sur l’avenir du monde.

L’artisan de cette stratégie diplomatique tous azimuts est l’actuel président Tokaïev, diplomate de formation. Son expérience professionnelle d’ambassadeur à Pékin et sa connaissance du mandarin lui confèrent une sensibilité plus affirmée à l’égard de la Chine, avec qui les liens semblent se renforcer ces dernières années, comme en témoigne la visite de Tokaïev à Pékin en octobre 2023, qui fait suite à celle de Xi Jingping à Astana en septembre 2022. Les deux pays partagent 1 533 km de frontières communes. Pour Pékin, le Kazakhstan est le chaînon manquant entre la Chine et l’Europe, ce qu’elle a coutume d’appeler « la boucle de la ceinture ». En 2013, Xi Jingping avait fait l’annonce du projet pharaonique de la nouvelle route de la soie (BRI) à Astana, montrant par-là l’importance cruciale du Kazakhstan pour son projet. Ce dernier permettra sans doute de supplanter la Russie comme principal acteur économique en Asie centrale, bien que des incidents réguliers de sinophobie au sein de la population kazakhstanaise montrent une défiance envers les initiatives chinoises.

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La religion et la paix comme outils diplomatiques

Pour gagner en envergure diplomatique, le Kazakhstan ne se contente pas de renforcer des relations bilatérales et d’intégrer des organisations internationales. La religion est également utilisée comme instrument diplomatique. Le Congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles, organisé tous les trois ans depuis 2003, s’inscrit dans cette dynamique. Le Kazakhstan, république laïque, est peuplé majoritairement de musulmans sunnites et chiites (70% de sa population) et de chrétiens orthodoxes (25%). Le pays mise sur cette coexistence pacifique pour devenir un lieu de dialogue interreligieux et interculturel. Une initiative couronnée en septembre 2022 par la visite du pape François, conférant une visibilité nouvelle à l’événement. Un succès dont témoigne aussi, de manière plus générale, l’absence de troubles religieux ou de fièvre islamiste dans le pays, à l’inverse de certains de ses voisins. L’importance de ce forum interreligieux, levier diplomatique essentiel, s’est encore accrue depuis l’arrivée des talibans au pouvoir en Afghanistan. Le Kazakhstan a conservé des échanges avec le gouvernement (sans toutefois le reconnaître) pour y déployer une aide humanitaire.

Enfin, le processus d’Astana démontre aussi l’ambition pour la jeune nation de peser comme médiateur dans la résolution de conflits. Le traité d’Astana, signé en 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie, se voulait une tentative de pacification de la guerre civile en Syrie, dans laquelle ils étaient tous les trois acteurs. Le traité donna lieu au « processus d’Astana », qui désignait les rencontres organisées entre acteurs pour rétablir la paix en Syrie. En juin 2023 s’est déroulée la 20e rencontre dans le cadre du processus d’Astana. Ce traité, devenu processus, a contribué à placer le Kazakhstan au centre des questions diplomatiques au Moyen-Orient. Le Kazakhstan s’est également impliqué dans les négociations sur le nucléaire iranien (en fournissant diplomates et matériel technique), montrant que les puissances régionales de taille moyenne peuvent jouer un rôle de stabilisateur géopolitique.

Le Kazakhstan, géant discret de la diplomatie mondiale

Le Kazakhstan est l’allié de partenaires irréconciliables entre eux, devenant un terrain de rivalité feutré entre grandes puissances comme la Russie, la Chine, l’UE et l’OTAN. Opportunisme ou flexibilité stratégique ? Le Kazakhstan mange-t-il à tous les râteliers par arrivisme ou bien cette stratégie est-elle un réflexe d’autodéfense et la condition de sa survie ? Cette politique suppose en tout cas des trésors d’équilibres et certains compromis. Alors qu’en Chine les Ouïghours sont réprimés, ils représentent au Kazakhstan la 5e plus importante communauté ethnique du pays et sont insérés dans tous les rouages de la société, ce qui n’empêche pas les liens économiques solides entre les deux pays. Mais cette diplomatie multi-vectorielle, voire omni-vectorielle, a permis à Astana de s’assurer une véritable souveraineté politique et économique tout en gagnant en envergure au niveau mondial. Ainsi, ses partenariats avec l’Occident lui permettent de contrebalancer l’influence de ses puissantes voisines russe et chinoise pour devenir un « pôle d’équilibre » dans le jeu des grandes puissances.

[1] René Cagnat et Michel Jan, Le Milieu des Empires. Entre Chine, URSS et Islam, le destin de l’Asie centrale, Robert Laffont, Paris, 1990.

[2] 80% du pétrole exporté par le Kazakhstan transite par le territoire russe pour rejoindre la mer Noire, via le Caspian Pipeline Consortium (CPC) dont Moscou est actionnaire à hauteur de 31 %.

[3] Organisation fondée en 1992 suite à la chute de l’URSS.

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À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

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