Développement : Cultures contre mondialisme  

22 avril 2023

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Photo : Porte-conteneurs en mer. Unslpash

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Développement : Cultures contre mondialisme  

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La voie du développement suit celle du respect des peuples et des cultures locales qui ont chacune leurs spécificités. La mise en place de normes et de contraintes globales nuit à ce développement et donc à la puissance des nations. 

La théorie culturelle de la croissance et du développement économique

La « théorie culturelle » de la croissance économique explique que les très nombreuses cultures humaines, professionnelles, de liberté, de puissance, de convictions, de sécurité, de volonté …ont un rôle prédominant dans la croissance économique à long terme. À elle seule, la culture professionnelle est directement un facteur dont l’importance relative dans la production immédiate est à peu près équivalente à celle du capital physique déployé. Les autres cultures humaines conditionnent et pilotent les actions d’investissement pour tous les facteurs, des équipements matériels aux progrès technologiques et à la mobilisation du travail. Elles sont aussi la nourrice principale des compétences professionnelles. Sur la longue période et à l’échelle des sociétés, ces mécanismes sont le socle des progrès économiques réalisés.  Ainsi, le niveau de vie contemporain se relie aux enchaînements anciens de production et d’investissements en cultures humaines variées, sous condition que celles-ci soient elles-mêmes transmises de génération en génération. Les investissements de cultures diverses construisent le potentiel de croissance et en provoquent alors un véritable élan. La politique économique élargie de l’offre (supply side) est justifiée par ce constat.

Les nations ont des potentiels culturels variés qui les différencient les unes des autres pour leur croissance économique ; on se souvient de la thèse de Max Weber sur le rôle économique positif du protestantisme, une culture particulière de croyance qui lui semblait justifier la supériorité économique des pays protestants avant la révolution industrielle. 

Ces différences valent pour la totalité des cultures humaines sans exception. Des potentiels de croissance parfois voisins en efficacité peuvent avoir été forgés tout à fait différemment par des séquences fort différentes d’un pays à l’autre. La théorie culturelle est donc une approche « historique » des déterminants du niveau de vie. Elle déborde aussi sur la qualité de vie et on en vient alors au développement économique.

Le développement, autre nom du bonheur

Le développement se place logiquement en aval de la croissance économique. Il se préoccupe de l’utilité, c’est-à-dire du bonheur. Il progresse en tenant compte des aspirations des personnes qui utilisent leur revenu, leurs biens, leur temps, leurs relations familiales et sociales pour maximiser leur bien-être. Les économistes modélisent cette maximisation selon les principes jadis mis en avant par Gary Becker et l’École de Chicago. À l’action de certaines cultures humaines sur la croissance du PIB, s’ajoute alors celle du spectre immense des cultures privées (mœurs, mentalités, coutumes) : liberté d’aller et venir, relations interpersonnelles, sports, dons musicaux, convivialité familiale et de voisinage, goûts de la poésie et des voyages et beaucoup de mentalités forgées par la civilisation, dans laquelle se coulent les générations successives. Cette maximisation souhaitée se heurte néanmoins à de nombreuses pressions, dont une bonne partie de nature publique.

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Le développement économique se définit comme la dynamique de l’utilité des personnes, c’est le but qu’on assigne à la vie en société. Les pouvoirs publics sont théoriquement présents pour l’atteindre et ils doivent garantir la possibilité des personnes de le faire librement sans nuire à autrui. L’action politique parfaite, qui œuvre pour l’intérêt national et le bonheur du peuple, doit maximiser le développement selon l’acception que lui donne la « théorie culturelle ». L’analyse entre alors dans le champ politique qui, de nos jours, devient celui d’un affrontement entre les cultures nationales et le mondialisme.

Dans le contexte d’un développement économique traditionnel à base culturelle, la mondialisation des échanges apporte des changements mesurés et progressifs. Elle sélectionne les activités nationales exportatrices en fonction de la dotation de facteurs, selon le principe d’Heckscher et Ohlin, principe évidemment applicable aux facteurs culturels. Cette dotation elle-même est principalement le résultat d’un processus de transmission des cultures et mentalités spécifiques au pays. Par exemple, la force de l’économie française est (était ?) liée à l’accumulation des facteurs et de cultures humaines telle que l’excellence mathématique et scientifique, la finesse du goût …qui expliquent que la France est (était ?) inégalable pour l’automobile, l’aéronautique, le nucléaire, le luxe, la production de vins fins et de gastronomie, sans parler du tourisme intelligent. Ainsi, la croissance économique française en économie ouverte se liait à ses cultures sans les remettre en cause, mais en les adaptant à la marge. Et le développement suit la même pente puisque ce sont les fonctions d’utilité et les mentalités « à la française » qui orientent la demande globale de biens vers ces spécialisations. Certes, en tenant compte d’un degré d’ouverture croissant et du besoin d’accessibilité de nos produits à l’extérieur, la mondialisation des échanges crée dans l’appareil productif national un besoin d’adaptation aux cultures étrangères qui le fait dévier de ses tendances traditionnelles. Mais ce phénomène à lui seul ne saurait détourner ni si rapidement ni si radicalement le développement économique d’un pays qui est surtout dépendant des facteurs d’offre. Pour l’expliquer, venons- en au mondialisme.

Le mondialisme

Le socialisme fut longtemps national par la nécessité d’un contrôle effectif plus facile ; il devient mondial en associant la domination et l’universalisme pour une organisation oligarchique du monde. L’organisation économique qui en découle n’est pas spontanée comme la dessine une simple ouverture des frontières. Sous couvert d’organiser le fonctionnement des échanges internationaux s’épanouit, une collusion active entre les pouvoirs politiques les plus puissants et les grands groupes privés industriels, financiers et médiatiques. Les acteurs privilégiés sont ceux qui ont le pouvoir d’imposer les pressions et la contrainte active pour redessiner l’économie mondiale et bien d’autres choses encore.  Le mondialisme est un socialisme !

La croissance économique ne vient alors plus seulement des forces de transmission des cultures et atouts nationaux, qui apparaissent parfois comme des obstacles, mais aussi de la place que reconnaît le pouvoir mondial à l’espace géographique considéré. Il en résulte des politiques de répartition de la population, de captation des procédés technologiques, de cooptation des procurateurs placés à la tête des états, de transmission des ordres et des pressions par le relais des organismes internationaux (Europe, ONU, Banque Mondiale, OMS, Unesco…). Le développement économique d’une zone se déconnecte progressivement de ses cultures anciennes, racines que l’on cherche à couper.

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Pour le moment, le mondialisme principal est pratiqué au profit des Américains et de leurs alliés les plus proches. Mais il se fragmente et perd une partie de sa force par l’évolution démographique. Il la perd aussi par l’incapacité des élites occidentales à saisir qu’elles doivent accorder un minimum de respect aux cultures des autres peuples et même à leurs propres ancrages culturels, les « vraies valeurs de l’Amérique » par exemple, bref à ne pas scier la branche où leur puissance s’est hissée. Or, elles ont tendance à faire le contraire, dans une sorte de remake américain (wokisme) de la « Révolution culturelle » qui est le poison préparé pour autrui, mais aussi à terme l’instrument de leur suicide1. Le wokisme est le « coronavirus chinois » des Américains, car s’ils l’exportent, ils ne sont pas en mesure de s’en protéger eux-mêmes.

Matérialisme intégral 

La « déconstruction » est le préalable à la reconstruction d’un matérialisme intégral et finalement c’est l’idéal des Gardes Rouges ou Verts. Ce matérialisme intégral peut s’imposer tout autant dans un cadre d’économie étatique planifiée à l’ancienne que dans celui d’une économie d’entreprise et de marché de type oligopolistique. Pour la Chine, on est passé directement de l’une à l’autre2 sans transition libérale (Tien An Men). Le macronisme à la sauce européenne représente quant à lui un matérialisme intégral sur fond de libertés anciennes en déliquescence. 

Au lieu d’être endogène comme l’est la croissance à base culturelle autonome, la croissance économique devient « exogène », c’est-à-dire pilotée de l’extérieur. Pour un pays déterminé et à condition d’ambitionner encore un minimum de croissance économique, le concept important pour les élites politiques déléguées devient l’« attractivité territoriale », offrant pour les investisseurs étrangers des perspectives de captation du capital humain, des conditions favorables pour le prix du travail (sous-développement ou immigration) et des diverses formes de pillage technologique. Une partie du « potentiel de croissance » originel est alors détourné et recyclé servilement au profit de la croissance mondialiste. On retrouve bien l’idée d’un « retour à la planification » et c’est la raison pour laquelle on répète sans exagérer que le mondialisme est un socialisme.

Les deux voies en perspective historique

Si la croissance économique devient « exogène » au lieu d’être « endogène » comme avec le développement culturel autonome, les pays particuliers perdent le contrôle de leurs cultures humaines productives de biens et de bien-être et ne peuvent plus les mobiliser librement pour leur développement. C’est un phénomène qui n’est pas entièrement nouveau, l’histoire des cultures régionales dans la France du XXe étant déjà celui de la dépossession culturelle au service d’une organisation centralisée de type jacobin.

Dès le XIXe siècle, puis constamment, la centralisation administrative et économique de la France a fait perdre aux régions une partie de leur population et surtout leurs élites. La Grande Guerre de 1914-1918 a aggravé ce phénomène, mais il n’a pas cessé depuis. L’élite régionale amenuisée a négligé son patrimoine culturel et spirituel et l’a moins transmis aux nouvelles générations appauvries par les départs. L’abandon et l’exode des cultures humaines productives sont la marque d’un dessaisissement du développement autonome. Par ailleurs, l’entrée massive d’autres cultures directement implantées par les pouvoirs administratifs de la République puis par l’Europe a recomposé la carte culturelle des régions. Dans les années récentes, les provinciaux ont abandonné une partie de leur territoire à de nouveaux arrivants dotés de moyens financiers supérieurs. Par exemple, la frange littorale bretonne est accaparée, d’ailleurs tout à fait légalement, par les résidents secondaires et retraités parisiens, les autochtones modestes étant repoussés vers l’intérieur. Il en résulte une perte définitive de contrôle culturel des régions. Celles-ci deviennent des coquilles vides qu’habille un folklore touristique sans épaisseur spirituelle, économique et politique. Cet exemple doit faire réfléchir tous ceux qui n’ont pas analysé à fond le phénomène « Gilets jaunes » et ceux qui n’en reviennent pas de se retrouver dans la même situation relative vis-à-vis de l’Europe et du Monde. L’érosion culturelle se décale donc désormais au niveau national et s’observe dans le monde entier, les chasseurs culturels des siècles précédents devenant à leur tour les gibiers de la centralisation mondialiste. Pour l’Europe et l’Afrique, l’émigration et l’abandon culturel sont déjà en place, des phénomènes qui contribuent à assigner à ces continents leur place dans l’équilibre mondial organisé futur.3 

La défense des cultures nationales : les élites à la dérive

De tout cela on peut aussi tirer une règle générale : pour conserver les bases culturelles du développement, les élites politiques sont presque toujours nocives. Rares sont désormais les hommes politiques intellectuellement capables d’évaluer les intérêts vitaux du développement à long terme pour leurs administrés. Plus rares encore ceux qui s’en soucient. Les règles qu’ils édictent au jour le jour vont presque toujours dans le sens de la dépossession culturelle et la plupart du temps en raison d’une complaisance négligente4 à l’égard de valeurs fausses. 

Le problème de l’État c’est qu’il fut présomptueux et se révèle désormais impuissant. Suivant sa pente socialiste, il a cru devoir prendre une quantité de choses en main et ne sait désormais plus comment s’en sortir. Les économistes les plus célèbres se sont emparés de ce problème spécialement aigu pour les trajectoires de longue période. Ainsi Keynes affirmait avec cynisme : « Dans le long terme, nous serons tous morts », exonérant ainsi les hommes politiques de leur prétentieuse incompétence à diriger le développement. Milton Friedman pointait déjà plus justement la « tyrannie du statu quo ». Ce qu’on observe à notre époque ressemble plutôt à la « tyrannie du court terme », l’incapacité d’envisager les conséquences à long et surtout très long terme des actes ou dispositifs que les « dirigeants » imposent à la Société. Plus grand monde, sauf quelques économistes et sociologues isolés, ne perd son temps ni à envisager, ni même à mesurer a posteriori les conséquences à long terme des lois ou actions publiques sociales, de mœurs, éducatives, politiques, démographiques, industrielles, alors même que l’État a mis de facto la main sur toutes ces questions5. 

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Dans la manière de « réformer » des hommes politiques français, on remarquera qu’il n’est presque jamais question de se comparer entre pays, par exemple pour voir si tel ou tel système de transmission éducative : privé, public, universitaire… pourrait être un modèle ou un repoussoir pour nous. Pourquoi ? Parce que le mode de développement culturel à l’ancienne, justement parce qu’il tient compte des diversités parfois séculaires, a produit des disparités nationales tellement larges aux yeux des calculateurs politiques et de la population qu’il paraîtrait incongru et même parfois humiliant d’en tirer des conséquences pratiques6. Mais soyons assurés que le mondialisme les tire à notre place.

Le « droit des peuples à se développer eux-mêmes » contre le mondialisme

Le wokisme et l’écologie jouent un rôle destructeur pour les cultures humaines, coupant ainsi les racines de la croissance endogène et du développement humain du monde occidental.  Les contre mondialismes (Chine, Russie …hormis sans doute le nouveau géant en préparation, l’Inde) ont déjà connu et malheureusement « réussi » leur Révolution culturelle au XXe siècle, sans vouloir s’agréger pour autant au mondialisme occidental vieillissant.

Les affrontements politiques et militaires mondiaux se déroulent de plus en plus selon la logique d’opposition entre « populistes », défenseurs du droit des peuples à se développer eux-mêmes et les « mondialistes ». Des alliances qu’on aurait trouvées incongrues il y a cinquante ans, par exemple celle de l’extrême gauche et de l’impérialisme américain, sont désormais monnaie courante, comme en témoignent certains scrutins en Amérique latine (Chili, Brésil) la connivence du « Grand Capital » avec les altermondialistes et même les évolutions de la vie politique française comme la grande familiarité « culturelle » entre LFI et les macronistes, traduites dans les urnes en 2022.

Conclusion

Des raisonnements précédents, les économistes se gardent de tirer de conclusion trop rapide ; les deux modèles de développement qu’ils suggèrent ont leur valeur :

Pour un grand nombre d’entre nous, en raison de l’âge, des mentalités, de l’ancrage philosophique et religieux et de diverses formes de nostalgie, la fonction d’utilité et de bonheur est clairement maximisée par un développement économique autonome à l’ancienne utilisant l’intégralité des cultures traditionnelles. 

Pour d’autres, ayant déjà des mentalités imprégnées de matérialisme et d’autres formes de déconstruction, la fonction d’utilité atteint son maximum au sein d’une société mondialisée offrant « pain et jeux numérisés ». Ils le payent certes d’une dépossession de leurs cultures humaines héritées, avec au premier rang la liberté individuelle. Mais ils ne leur accordent plus guère de valeur sentimentale ni d’utilité pratique et sont bien prêts à les bazarder.

Pour manier l’ironie, espérons donc un « vide grenier culturel » planétaire futur d’où les acheteurs de cultures délaissées, restés plus profondément « humains », pourraient repartir contents !

1 Un futur président des États-Unis serait-t-il un républicain nommé Teng Tsiao Ping ?

2 Pour atteindre le matérialisme intégral pourquoi aurait-elle pris l’omnibus occidental plutôt que le TGV communiste déjà à quai ?

3 Mais qui pourraient faire l’objet d’une réaction commune.

4 C’est vrai aussi pour les autorités religieuses ou ce qu’il en reste.

5 Et ça continue ; chaque jour ou presque, l’État et les médias se trouvent quelque nouveau problème à résoudre… 

6 Les réformes françaises sont globalement toujours étriquées comme si la population et ses dirigeants avaient mis des œillères. Pour être étriquées, elles n’en donnent pas moins l’occasion d’affrontements grandiloquents.

 

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À propos de l’auteur
Bernard Landais

Bernard Landais

Bernard Landais est professeur émérite de Sciences Economiques à l’Université de Bretagne-Sud et auteur de « Croissance économique et choix politiques », L’Harmattan 2020.

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