Le détroit de Bab el-Mandeb[1] est vital pour le commerce maritime mondial. Séparant le golfe d’Aden de la mer Rouge, il voit passer 10% du commerce mondial de pétrole avec 5 millions de barils par jour[2], mais aussi 30% du trafic conteneurisé. Menant au canal de Suez, il se trouve sur la route reliant l’Europe au golfe Persique et à l’Asie. Autant de raisons qui font qu’une interruption durable du trafic dans cette zone maritime serait difficile à encaisser pour nos économies.
Depuis la fin du mois de novembre, pas moins d’une dizaine de navires ont été attaqués dans ce détroit stratégique. Les deux premiers, le roulier Galaxy Leader et le chimiquier Central Park, ont été abordés par des hommes armés, et étaient liés à des intérêts israéliens. Ces attaques sont l’œuvre des rebelles houthis, basés au Yémen et soutenus par l’Iran, et elles ont bien sûr un lien direct avec le conflit en cours à Gaza. Au fil du temps, les attaques ont eu recours à des drones ou à des missiles, et ont ciblé des navires dont le lien avec Israël, s’il existe, est de plus en plus difficile à établir : les derniers visés, le Swan Atlantic et le MSC Clara, n’ont pas de lien connu de propriété, d’exploitant ou de pavillon avec l’État hébreu. Cet élément laisse à penser que c’est désormais le trafic maritime dans son ensemble qui est visé par les attaques.
Des conséquences lourdes sur le commerce maritime, pas inédit toutefois
Un certain nombre d’armateurs ont annoncé suspendre le passage de leurs navires par cette zone jusqu’à nouvel ordre[3] : cela concerne tous les grands armateurs au conteneur, à savoir MSC, Maersk, CMA-CGM, COSCO, Hapag-Lloyd, ONE et Evergreen, mais aussi des compagnies pétrolières comme BP. Les navires doivent ainsi contourner jusqu’à nouvel ordre l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, un détour conséquent, mais qui est moins pénalisant en l’état que le coût d’assurance des navires et le risque encouru. Pour l’Europe, un tel détour est déjà assez handicapant, en revanche, il l’est très fortement pour les pays riverains de la Méditerranée orientale et de la mer Rouge, comme Israël, mais aussi l’Arabie Saoudite et l’Égypte, dont l’économie est fortement dépendante du canal de Suez, qui ne peut pas fonctionner sans le passage par le détroit de Bab el-Mandeb.
Cette route a déjà été interrompue dans le passé, justement à l’occasion d’un conflit arabo-israélien, à savoir la guerre des Six Jours, qui avait permis à l’État hébreu d’occuper le Sinaï et la rive occidentale du canal de Suez. Celui-ci s’est ainsi retrouvé coupé pendant huit ans, de 1967 à 1975, ne rouvrant qu’avec le début de la normalisation des relations israélo-égyptiennes. Le caractère sensible du canal de Suez a été mis en lumière plus récemment en mars 2021, avec l’échouement du porte-conteneurs Ever Given, qui a entraîné sa fermeture pendant une semaine.
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Mais le détroit de Bab el-Mandeb est également une zone de fragilité à cause de l’un de ses riverains, le Yémen, qui est en guerre depuis 2014.
L’une des factions en présence, les houthis, sont soutenus par Téhéran. Cette alliance lui a permis pendant longtemps de prendre l’Arabie Saoudite à revers, mais elle permet aussi de toucher le trafic maritime grâce à cet atout géographique. Des attaques contre des navires liés à Israël ont déjà eu lieu en 2021, où les rouliers Helios Ray et Hyperion Ray, appartenant à la même compagnie que le Galaxy Leader, ont été ciblés, même s’ils l’ont été côté golfe Persique, et probablement par des forces directement liées à Téhéran. À l’époque, ces attaques survenaient sur fond de tensions entre Israël et l’Iran, et répondaient à des actes de sabotage contre des navires iraniens imputés aux services secrets israéliens[4].
Des moyens lourds contre une menace à bas coût
Pour contrer la menace houthie, les États-Unis ont lancé l’opération Prosperity Guardian, consistant dans la formation d’une coalition afin de protéger le trafic maritime, à laquelle doivent participer une dizaine de pays, parmi lesquels la France. La frégate multimission Languedoc, présente sur zone, a d’ailleurs abattu il y a dix jours des drones au moyen de missiles Aster. Mais la solution n’est pas totalement satisfaisante de l’aveu même du chef d’état-major des armées françaises, Thierry Burkhard : « Quand on tue un Shahed[5] avec un Aster[6], en réalité c’est le Shahed qui a tué l’Aster », faisant référence au différentiel de coût entre le premier, qui est estimé à 20 000 euros, et le second, qui coûte un million d’euros pièce[7]. Dans tous les cas, les moyens engagés sont très importants : ainsi, l’Oncle Sam a décidé de déployer le porte-avions USS Dwight D. Eisenhower dans le golfe d’Aden. En revanche, une intervention terrestre semble exclue, au vu du bourbier que constituerait le Yémen, un pays chaotique et divisé en factions rivales qui n’est pas sans rappeler l’Afghanistan.
L’investissement que représente cette opération est toutefois à relativiser dans la mesure où les plus grandes puissances maritimes disposent de moyens dans la région. On notera d’ailleurs que Djibouti, pays riverain du détroit de Bab el-Mandeb, offre des facilités pour les armées de six pays : la France, les États-Unis, l’Italie, l’Arabie Saoudite, la Chine et le Japon. Cette présence s’est renforcée durant les deux dernières décennies, l’un des principaux facteurs étant la nécessité de lutter contre la piraterie maritime, même si celle-ci a quasiment disparu depuis la fin des années 2010.
Cependant, elle semble être ressuscitée à l’occasion du conflit récent. Ainsi, le 17 décembre, le vraquier Ruen, immatriculé à Malte et exploité par une compagnie bulgare, a été détourné par des pirates qui l’ont emmenée au large du Puntland, une région de Somalie connue pour être le foyer historique de cette activité criminelle. Toutefois, la nature des assaillants n’est pas certaine, d’autant que leurs pratiques ne correspondent pas aux habitudes des pirates de la région[8].
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Une interruption durable du trafic peu probable
Même si des voix s’inquiètent des conséquences d’une interruption durable du trafic maritime dans le détroit de Bab el-Mandeb[9], il est peu probable qu’elle dure très longtemps. En effet, une pareille situation pénaliserait toutes les grandes puissances dépendantes du commerce maritime, à commencer par la Chine avec laquelle l’Iran se doit de garder de bonnes relations. Il est en effet peu probable que Pékin apprécie que les composants fournis par ses entreprises pour la fabrication des drones iraniens[10] soient utilisés à ses dépens, d’autant que la compagnie nationale COSCO, a également dû renoncer à transiter par la mer Rouge[11].
Ainsi, il y a tout lieu de penser que la tension devrait redescendre dans les prochaines semaines. Toutefois, ces attaques auront permis à l’Iran de montrer sa capacité de nuisance, un procédé déjà utilisé par le passé dans le détroit d’Ormuz[12]. De plus, elles auront permis de fixer des moyens navals occidentaux conséquents au regard de leur faible coût. Le plus grand risque n’est donc pas l’interruption du commerce maritime mondial, mais celui d’un succès tactique pour Téhéran, dont l’objectif stratégique consiste probablement à faire pression sur les puissances occidentales pour mettre Israël en porte-à-faux.
[1] En arabe « la porte des lamentations », une référence à la légende arabe selon laquelle la mer Rouge aurait été formée par un tremblement de terre, lequel aurait noyé les populations qui vivaient à cet endroit.
[2] Tristan Gaudiaut, « Les détroits maritimes stratégiques pour le commerce mondial », 18 décembre 2023
[3] « Les principaux transporteurs de conteneurs suspendent le trafic des porte-conteneurs via la mer Rouge », 17 décembre 2023
[4] Nathanaël Charbonnier, « Menaces en mer Rouge : à quoi va ressembler la coalition internationale ? », 19 décembre 2023
[5] Drone iranien
[6] Missile français
[7] Pascal Samama, « MISSILES CONTRE DRONES LOW COST, LES LIMITES DE LA PUISSANCE MILITAIRE OCCIDENTALE », 13 décembre 2023
[8] https://www.fleetmon.com/maritime-news/2023/44021/ruen-update-dec-19-unusual-medevac-one-bulgarian-c/
[9] ENTRETIEN. Pierre Cariou : « Si la crise dure en mer Rouge, une grosse pagaille est à craindre », 18 décembre 2023
[10] « WASHINGTON SANCTIONNE DES FOURNISSEURS CHINOIS DE COMPOSANTS DE DRONES IRANIENS », 9 mars 2023
[11] https://www.caixinglobal.com/2023-12-19/chinese-shipping-giant-cosco-halts-red-sea-transit-amid-attacks-102147692.html
[12] Jean-Yves Bouffet, « Ormuz : l’Iran joue aux échecs », Revue Conflits, 29 juillet 2019