<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Des sanctions oui, mais contre qui ?

6 juin 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Usine en fonctionnement (c) Pixabay

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Des sanctions oui, mais contre qui ?

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À défaut d’opposer une riposte militaire, l’Europe a dégainé l’arme économique pour contrer l’invasion russe en Ukraine. Les sanctions devaient faire plier Moscou, mais c’était oublier que l’économie étant un échange, elle fonctionne à double sens. Sanctionner la Russie, c’est donc aussi sanctionner l’Europe.

Mettre l’économie russe à genoux, tel était l’objectif du ministre Bruno Lemaire en déclenchant un jeu de sanctions contre la Russie. Des propos corrigés par la suite après un démenti du président de la République. Les sanctions économiques ont en effet pour objectif de fragiliser la Russie pour la contraindre à se retirer d’Ukraine, mais sans donner l’impression que l’Europe est en guerre officielle contre Moscou. Telle était la subtile équation à conduire. Puisque l’usage du canon n’était pas possible, surtout face à une puissance atomique, l’Europe abattait la carte de la guerre économique, expression qu’il ne fallait pas prononcer, comme les Russes n’osaient pas dire qu’ils étaient en guerre contre l’Ukraine, mais en « opération spéciale ». La guerre économique devait donc faire plier la Russie, mais sans pénaliser l’Europe, les politiques pensant toujours que l’économie leur est soumise. C’était oublier que l’économie est un échange à somme positive et que pour échanger, il faut être au moins deux. Donc, si une partie est pénalisée, l’autre l’est aussi. Sanctionner la Russie, c’est donc également sanctionner les pays d’Europe.

La France et la diplomatie de l’émotion

Premier employeur privé en Russie avec 160 000 salariés, les entreprises françaises sont particulièrement exposées aux sanctions. Le groupe Mulliez y réalise une partie non négligeable de son chiffre d’affaires à travers ses nombreuses filiales, comme Auchan (240 magasins, 30 000 employés, 18 % de son CA mondial), Leroy Merlin (10 % de son CA mondial) et Décathlon (2 500 salariés). 30 % du gaz de Total provient de la Russie et la Société Générale, via sa filiale Rosbank (12 000 employés et 2 millions de clients en Russie), y est fortement implantée. La Russie est le second marché de Renault qui y emploie 45 000 salariés. Si certaines entreprises ont dû se retirer à cause de l’impossibilité de s’approvisionner en Russie sur le marché mondial et donc de faire fonctionner leurs usines, d’autres sont parties à cause des pressions exercées par des ONG, des associations et le gouvernement ukrainien lui-même. Le président Volodymyr Zelensky a été très offensif lors de son discours devant le Parlement français (24 mars) : « Les entreprises françaises doivent quitter le marché russe. Renault, Auchan, Leroy Merlin et autres, ils doivent cesser d’être les sponsors de la machine de guerre de la Russie en Ukraine […] Ils doivent arrêter de financer le meurtre d’enfants et de femmes, le viol. » Des accusations à peine voilées de crimes de guerre chaudement applaudies par les députés et les sénateurs français. Le ministre ukrainien des Affaires étrangères a ensuite appelé au boycott mondial de Renault, sans que cela ne soulève de désapprobation majeure. L’émotion l’a emporté sur tout le reste, notamment la défense des intérêts français et, comme toujours, le sentimentalisme est source de débâcle. Obliger les entreprises françaises à quitter la Russie, c’est les pénaliser fortement, y compris en France, et c’est prendre le risque que les marchés abandonnés soient récupérés par d’autres, comme la Chine, les États-Unis ou l’Allemagne. Voir des ONG appeler au boycott devrait inciter à la plus grande prudence quant à leurs objectifs réels. Depuis le temps que l’agitation-propagande associative est déployée, les entreprises françaises devraient savoir que les ONG sont souvent liées aux gouvernements et qu’elles sont très souvent les bras armés camouflés des intérêts d’autres groupes mondiaux.

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L’Allemagne : sanctionner mais pas trop

Une situation bien comprise par les Allemands qui, s’ils ont voté les sanctions, ont fait en sorte qu’elles ne touchent pas leurs intérêts vitaux. L’Allemagne a ainsi renoncé à un embargo énergétique à l’encontre de la Russie : « Il faut pouvoir tenir [les sanctions] sur la durée […] Ça ne sert à rien si dans trois semaines on découvre que nous n’avons plus que quelques jours d’électricité en Allemagne et qu’il faut donc revenir sur ces sanctions », a ainsi dit Annalena Baerbock, ministre écologiste des Affaires étrangères. En effet, 66 % du gaz consommé en Allemagne provient de Russie. Même tonalité chez le président d’Engie qui a annoncé que l’Europe risquerait de manquer de gaz à l’automne 2022 : « Le vrai problème, ce serait le remplissage des stockages au printemps et à l’été, en préparation de l’hiver 2022-2023. […] Il serait très difficile de trouver les volumes nécessaires et ce serait très dur en cas de conflit long en Ukraine. » (Les Échos, 6 mars 2022)

L’annonce de l’exclusion du système de paiement Swift a ainsi été fortement minorée puisque cela ne concerne pas les banques et le secteur énergétique. Face à l’inflation des prix des matières premières, qui avait débuté avant la guerre en Ukraine, l’Europe est contrainte d’adapter ses velléités politiques aux réalités économiques. La fermeture du ciel aérien russe allonge ainsi de trois à quatre heures les vols vers l’Asie, ce qui représente un coût supplémentaire important en termes de carburant et d’heures de travail rémunérées, fragilisant les compagnies aériennes. Les pertes sur les filières françaises en Russie ont nécessairement des répercussions négatives en France, ne serait-ce que par une diminution des capacités d’investissement. Autre sanction envisagée, couper l’internet en Russie : « Depuis quelques heures, des voix s’élèvent pour demander le retrait de la racine d’internet des TLD russes, ou leur blocage au niveau des serveurs racines, ou des retraits des adresses IP attribuées » s’alarme Pierre Bonis, DG de l’Afnic, l’association qui gère les domaines internet en France. Une très mauvaise idée, car cela pénaliserait fortement la population russe, qui n’est pas responsable de la guerre en Ukraine, et détruirait la philosophie même d’internet et la confiance bâtie autour de ce réseau depuis plus de vingt ans : « Si les organisations responsables de maintenir les noms de domaine (DNS) ne font pas de politique, c’est parce que l’ensemble de la structure doit rester neutre et agnostique pour qu’internet fonctionne. Exclure une part de l’humanité du fonctionnement du DNS, ce n’est pas comme interdire un espace aérien souverain. Parce que derrière cela, il y a des usagers et des usages, et pas uniquement dans le pays du ccTLD. » Ce serait également « valider définitivement l’absence de neutralité du Net, fragmenter l’internet, et finir de pousser les autocrates à s’enfermer dans des intranets nationaux, au détriment des droits fondamentaux de leurs concitoyens. » Donc la fin d’internet. (Next Inpact, 3 mars 2022)

L’Europe seule au monde

Ce que démontre la carte des sanctions, c’est que seuls les Occidentaux en ont adopté. Les BRIC, Brésil, Inde, Chine les ont refusées. De même en Amérique latine, en Afrique, en Asie et dans le monde musulman. Si l’invasion de l’Ukraine a coupé Moscou des Européens, la Russie n’est pas encore coupée du monde. Bien au contraire, c’est une nouvelle organisation mondiale qui est en train de se structurer, mettant un terme au monopole de la puissance occidentale.

Commerçant peu avec la Russie, les États-Unis sont peu touchés par ces sanctions, dont ils peuvent tirer bénéfice en vendant du gaz de schiste à l’Europe, pour pallier la fin du gaz russe, un gaz de schiste dont l’UE a interdit la production sur son sol pour des questions environnementales. De même, au nom du réarmement, l’Allemagne a décidé d’accroître son budget défense, signifiant la fin du complexe morale de la défaite.

Des sanctions inefficaces

Sautant comme un seul homme dans la diplomatie de l’émotion, les gouvernements européens ont unanimement adopté les sanctions sans se demander si celles-ci seraient efficaces et si elles aideraient à parvenir à une fin précise, c’est-à-dire faire plier Poutine. Pour cet objectif-là, c’est raté. L’histoire économique a largement démontré dans le passé que les embargos et les sanctions n’aboutissent jamais aux effets escomptés. Le blocus continental conduit par Napoléon devait asphyxier l’Angleterre. Le résultat fut particulièrement mitigé : cela pénalisa l’économie française et obligea l’Empereur à une fuite en avant dans la guerre pour assurer la tenue effective du blocus. Plus récemment, les blocus et les embargos imposés à Cuba, à l’Iran et à la Syrie se sont révélés être d’une réussite toute relative. Si la population civile a effectivement été affaiblie, celle-ci ne s’est pas révoltée contre son régime. Les révolutions ne sont jamais causées par la pauvreté, elles sont dues aux révoltes de l’intelligentsia. Les Européens ont visé les oligarques russes basés à Londres où à Berlin, espérant que ceux-ci fassent ensuite pression sur Poutine. Comme si les dirigeants du Kremlin se préoccupaient des oligarques vivant à l’étranger. Le déferlement anti-Russes qui a sévi dans le monde de la culture, avec le renvoi systématique des chefs d’orchestre et des directeurs de théâtres et d’opéras ainsi que l’éviction dans le monde du sport des coureurs automobiles et des athlètes paralympiques, n’a lui non plus servi en rien le retour de la paix. Les sanctions ont été prises sous l’effet de l’émotion et de la précipitation, et elles pénalisent les Russes et les Européens.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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