<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Définir le Moyen-Orient

2 septembre 2024

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Définir le Moyen-Orient

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Le Moyen-Orient se définit avant tout par la géopolitique et non par la géographie. Il s’agit d’un espace dont le centre et les frontières varient en fonction de la puissance dominante au niveau mondial. 

Article paru dans la Revue Conflits n°53, dont le dossier est consacré au Moyen-Orient.

En son temps, Winston Churchill (1874-1965) avait établi une typologie des territoires situés entre l’Europe et le Japon en fonction des intérêts du Royaume-Uni : l’Iran sous influence britannique, riche de pétrole, était le cœur du Moyen-Orient (Middle East), l’Inde, la perle de l’empire, celui de l’Orient (East) et l’Égypte, abritant le canal de Suez, celui du Proche-Orient (Near East). Mais ce fut l’amiral américain Alfred Mahan qui formalisa le mieux ce concept de Middle East, comme la région qui se trouve au « milieu » (middle) des trois continents : Asie, Afrique et Europe, qu’elle relie entre eux par ses détroits et l’isthme de Suez, des lieux stratégiques par excellence pour l’auteur de The Influence of Sea Power Upon History. C’est toujours là sa principale caractéristique. L’activité de hub aérien est venue compléter celle du maritime avec une déportation du point d’ancrage vers le golfe Persique, même si la mer Rouge demeure la première artère navale au monde.

Depuis l’ouverture du canal de Suez, en 1869, la fonction de transit du Moyen-Orient attise la convoitise des grandes puissances, car son contrôle est censé lui offrir celui du reste de la planète. Avant Alfred Mahan, Ernest Renan avait déjà eu cette intuition lors de la réception de Ferdinand de Lesseps à l’Académie française en 1885 : 

« Un seul Bosphore avait suffi jusqu’ici aux embarras du monde ; vous en avez créé un second, bien plus important que l’autre, car il ne met pas seulement en communication deux parties de mer intérieure ; il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l’occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l’avenir. » 

Cependant, les grandes batailles anticipées par Renan n’eurent pas lieu. Certes, durant les deux conflits mondiaux, les sables autour de Suez furent le théâtre de combats sanglants, mais sans commune mesure avec ce qui s’est déroulé sur le sol européen ou en Asie orientale.

En fait, le Moyen-Orient est l’objet d’une lutte d’influence permanente pour s’approprier le couloir maritime et son environnement.

Il subit la rivalité franco-britannique pour le contrôle de la route des Indes, puis un enjeu majeur de la guerre froide pour devenir aujourd’hui l’épicentre du nouvel arc de crises entre l’Occident et l’axe eurasiatique. Le moindre conflit local est par conséquent immédiatement récupéré et instrumentalisé par les puissances extérieures. La prolongation des hostilités en Syrie, au Yémen et bien sûr entre Israéliens et Palestiniens doit être interprétée en premier lieu dans ce cadre géopolitique global, car elles échappent rapidement aux acteurs locaux. Cela constitue la seconde caractéristique du Moyen-Orient.

Le Proche-Orient a disparu

Longtemps, le Proche-Orient fut distingué du Moyen-Orient. En France, on continue à utiliser ce terme, en référence à ce lac français que Napoléon III voulait constituer en Méditerranée. Par conséquent, nous avons tendance à nous attribuer la paternité de cette notion, tandis que le Moyen-Orient serait tout bonnement la traduction anglaise de Middle East. C’est oublier un peu vite que le « Proche-Orient » est lui aussi issu de l’anglais et hérité des concepts de Winston Churchill. Lorsque le royaume de Louis XIV se partageait la Méditerranée avec l’Empire ottoman, il appelait cette région le « Levant », traduction de l’arabe Machrek, là où le soleil se lève, par opposition au Maghreb, là où le soleil se couche. Après la Première Guerre mondiale, la France obtint de la SDN un mandat sur la Syrie et le Liban actuels, qu’elle intitula : « Les États du Levant sous mandat français », et y créa une « armée du Levant ». Cette dénomination a fini par être supplantée après la Seconde Guerre mondiale par celle plus moderne de Proche-Orient. Il désignait la Méditerranée orientale où la France conservait alors une influence culturelle, tout du moins, par opposition à un Moyen-Orient centré sur le golfe Persique et dominé par les Anglo-Saxons. Encore aujourd’hui, on trouve dans différents manuels d’histoire-géographie deux aires géographiques déterminées. Le Proche-Orient correspond au Liban, à la Syrie, la Jordanie, Israël, la Palestine et l’Égypte, tandis que le Moyen-Orient s’étend sur le reste de la péninsule arabique, l’Iran et la Turquie. On peut donc légitimement s’interroger sur la pertinence de conserver le vocable « Proche-Orient » puisque cela ne répond plus à une réalité géopolitique. L’influence française s’est évaporée, y compris au Liban.

Le Proche-Orient n’est plus aujourd’hui qu’un sous-ensemble du Moyen-Orient usité pour définir l’espace du conflit israélo-palestinien auquel on peut rattacher les tribulations libanaises.

Le Near East continue d’exister de la sorte dans le monde anglo-saxon, comme en témoigne l’appellation d’un célèbre think tank américain, le Washington Institute for Near East Policy, fondé en 1985 pour analyser les relations entre Israël et les Arabes. Cependant, à mesure que son rayon d’investigation s’est étendu à la totalité du Moyen-Orient, voire du Greater Middle East (du Maroc à l’Afghanistan), il tend à s’intituler tout simplement The Washington Institute.

La dénomination de la puissance dominante s’impose

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est plus de Londres ou de Paris que l’on écrit le destin de l’humanité, mais de Washington. Par conséquent, il est normal que le terme de Middle East se soit imposé, car depuis la capitale des États-Unis on ne fait guère la distinction entre Near East et Middle East. Pour le commandement américain, durant la Seconde Guerre mondiale, la Grèce faisait aussi partie du Middle East, puisqu’elle appartenait au même théâtre d’opérations que la Libye, l’Égypte et la Syrie. Le concept d’Alfred Mahan s’est affirmé à mesure que la puissance américaine détrônait celle des Britanniques et des Français entre Méditerranée et océan Indien. Le Middle East recouvre alors l’Égypte, la Turquie, l’Irak, l’Iran, la Syrie, le Liban, la Jordanie, Israël, l’Arabie saoudite, les Émirats du golfe, le Koweït, Bahreïn, le Qatar, Aden et le Yémen. L’importance géostratégique des détroits et des isthmes est renforcée par ses immenses richesses pétrolières. Le pacte du Quincy, signé en marge de la conférence de Yalta, entre le roi Ibn Saoud et le président Franklin Roosevelt, montre la dimension nouvelle que prend le Moyen-Orient dans la politique américaine. Rodheric H. Davidson, dans un article fondateur : « Where is the Middle East ? », le décrit ainsi comme une pièce maîtresse dans le dispositif qui vise à limiter la déstabilisation communiste, conformément à la doctrine Eisenhower présentée devant le Congrès en 1957. Une année après la crise de Suez et les menaces qui pesaient sur l’approvisionnement pétrolier, les États-Unis se devaient de réagir face à l’avancée soviétique dans la région. Cela se traduisit par le débarquement des marines à Beyrouth en 1958 pour éviter le basculement du pays dans l’orbite de Nasser, allié stratégique de l’URSS, et surtout par un soutien inconditionnel à Israël. Ce n’est donc pas un hasard si, après la défaite de l’URSS, le premier acte de l’unilatéralisme des États-Unis eut lieu en Irak, au cœur du Moyen-Orient. La réunification du Yémen, les négociations de paix israélo-palestiniennes et israélo-arabes furent conduites sous leur égide. L’Iran et l’Irak de Saddam Hussein mis sous embargo. Les autres États de la région se rangèrent prudemment dans le giron occidental pour éviter de subir le même sort, tel que la Syrie d’Hafez el-Assad.

À l’aube du xxie siècle, sous la présidence de George W. Bush, la définition américaine du Moyen-Orient a connu une forte expansion, allant de la Mauritanie à l’Afghanistan, pour devenir un Greater Middle East, que l’on peut traduire par « Grand Moyen-Orient », même si cela exprime un « Plus grand Moyen-Orient » ou un Moyen-Orient étendu.

Le Moyen-Orient de la guerre froide s’est effacé avec la chute de l’URSS. Après le 11 septembre 2001, le monde arabe et certains pays voisins (Turquie, Iran, Pakistan et Afghanistan) constituent une vaste zone où croissent les nouveaux ennemis des États-Unis : le terrorisme islamique. 

Le président américain, converti au néo-conservatisme, se lance dans une véritable croisade pour l’éradiquer. Il veut imposer la démocratie, par la force s’il le faut, en « asséchant le marécage » qui permet aux fondamentalistes de prospérer et de menacer les États-Unis. De ce point de vue, les distinctions régionales entre Maghreb et Machrek, la Perse ou le Proche-Orient disparaissaient dans un ensemble dominé par la civilisation arabo-musulmane, même si Turcs, Perses et Afghans n’appartiennent que très partiellement à cette aire culturelle. 

Le Golfe est le nouveau centre

En géographie, nous avons l’habitude de dire qu’une région se définit d’abord par son centre. En ce qui concerne le Moyen-Orient, il existe une double centralité. Tout d’abord celle de la puissance dominante qui détermine cet espace géopolitique, jusqu’à présent il s’agit de Washington. Mais elle possède un centre intérieur, relais d’influence extérieure, mais également siège d’une nouvelle polarisation à mesure que son pouvoir géopolitique s’affirme. Trois éléments principaux sont à prendre en compte : la région renferme des réserves d’hydrocarbures très importantes, elle constitue le cœur de l’islam et elle est, depuis 1948, le théâtre d’un conflit entre Israël et ses voisins. Nous avions eu tendance à l’oublier après la décennie des printemps arabes, mais le 7 octobre 2023 et ses conséquences sont venus nous le rappeler. Le pacte d’Abraham, signé en 2020 entre Israël et les EAU, est une avancée significative dans la reconnaissance de l’État hébreu par les pays arabes, dont la plupart souhaitent une normalisation. Le flambeau de la cause palestinienne a donc été repris par l’Iran dans le but de mobiliser la rue arabe à son profit. Prétexte à l’unité arabe voulue par Nasser, idéal pour dédouaner les responsables politiques de l’échec du mode de développement, de la gabegie et l’autoritarisme, elle sert désormais de tremplin à l’Iran pour construire un axe géopolitique de Beyrouth à Téhéran avec une annexe autour de Sanaa, base d’attaque optimale pour menacer les pétromonarchies et leur puissance économique insolente pour les mollahs. 

Les six pays du Conseil de coopération du Golfe, l’Arabie saoudite de Mohammed Ben Salmane en tête, constituent le nouveau centre de la région. Ils possèdent environ un quart des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel. En 2023, la production de pétrole atteignait 23 % de celle de la planète (982,7 millions de tonnes) et à environ le dixième de celle de gaz : 332,3 millions de tonnes équivalent pétrole (tep). L’Arabie saoudite constitue le poids lourd de cet ensemble, tant par sa superficie (2 150 000 km2 sur un total de 2 570 000 km2 pour le CCG), sa population (32 des 55 millions d’habitants du CCG) et son PIB (1 109 milliard de $ pour le royaume wahhabite et 2 186 milliards de $ pour la totalité du CCG en 2023). 

L’Arabie saoudite est le régulateur mondial des cours du pétrole, car elle a des capacités d’extraction qui lui permettent, en variant sa production de plusieurs millions de barils par jour, d’influencer le prix de l’or noir.

Grâce à ses excédents commerciaux, elle a lancé une politique de grands travaux, « la vision 2030 », dans le but d’en faire la puissance régionale de référence et d’éclipser Doha et surtout Dubaï. Mohammed Ben Salmane veut effacer le rigorisme wahhabite qui rendrait l’Arabie saoudite répulsive. La libéralisation des mœurs s’accompagne d’une ouverture au monde destinée à faire du royaume un vaste Dubaï. Le premier objectif est de rétablir la prééminence de l’Arabie saoudite sur les petits États du Golfe qui ont eu tendance à s’émanciper ces dernières décennies. La seconde ambition de MBS est de s’affranchir des Américains. Il ne s’agit pas de rompre son alliance ancestrale, car Ryad a besoin du soutien militaire et technologique de Washington, mais de rééquilibrer ses relations au profit de Moscou et de Pékin. MBS partage avec Vladimir Poutine le souci de maintenir le cours du baril à un niveau élevé. Quant à l’empire du Milieu, il est devenu son principal partenaire commercial à mesure que les États-Unis gagnèrent leur indépendance énergétique et que l’Europe s’est engagée dans la voie de la décarbonation de son économie. Par-delà les intérêts matériels, il s’agit pour l’Arabie saoudite de se protéger du pouvoir de nuisance iranien que les États-Unis ne sont pas parvenus à neutraliser. Le rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite grâce à la médiation chinoise affaiblit la centralité de Washington au Moyen-Orient.

Périphéries et nouvelles centralités

L’Égypte, autrefois leader du monde arabe, n’est désormais plus qu’une périphérie assistée, dépendante, pour nourrir sa population, de la manne financière du CCG. L’Irak, la Syrie et le Liban ne sont plus que des États faillis sous emprise iranienne. Israël apparaît comme un isolat économique, puisque le conflit l’a coupé de son arrière-pays arabe. Néanmoins, il est omniprésent dans la géopolitique, les discours et les médias, contribuant d’une certaine façon à l’unité régionale en tant qu’ennemi héréditaire.

L’Iran des mollahs possède les troisièmes réserves de pétrole au monde et les deuxièmes de gaz, mais son exploitation a lourdement été pénalisée par les sanctions américaines depuis 2018. Toutefois, assis sur une civilisation millénaire, il attend son heure, considérant ses voisins du sud comme de nouveaux riches arrogants, à la puissance tout aussi éphémère que leurs hydrocarbures. Son alliance avec la Chine et la Russie au sein de l’axe eurasiatique garantit sa sécurité extérieure, mais non intérieure, car les décennies de rigorisme et d’austérité pèsent de plus en plus à sa population. 

La Turquie est revenue au Moyen-Orient depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002. Ce parti islamiste est soucieux de rompre avec le kémalisme qui s’était coupé du monde musulman pour se tourner résolument vers l’Europe et ce qu’il considérait être la modernité. Erdogan n’a pas dénoncé le processus d’adhésion à l’UE, bien au contraire, cela lui a permis dans un premier temps de marginaliser les militaires au nom des droits de l’homme et ensuite de bénéficier d’importantes subventions pour son économie. Mais personne n’est dupe à Bruxelles, et à Ankara, la dérive autoritaire d’Erdogan depuis le coup d’État manqué de 2016 rend impossible l’intégration de la Turquie dans l’UE. C’est cependant le prix à payer pour qu’il n’ouvre pas les vannes des migrants, comme en 2015. Ankara mène désormais une politique néo-ottomane qui a pour objectif de retrouver une influence dans le monde arabo-musulman. Elle conduit des opérations militaires en Syrie et en Libye. Sa flotte mouille en mer Rouge, au large de Mogadiscio et à Doha, où elle dispose d’une base navale. Elle a donc pleinement renoué avec le Moyen-Orient. 

C’est ainsi autour d’un quadrilatère reliant Dubaï, La Mecque, Jérusalem et Téhéran que se construit le Moyen-Orient avec pour centre la rive sud du golfe Persique. Parmi les interventions extérieures, celle de Washington reste dominante, car le retour de Moscou et l’arrivée récente de Pékin n’ont pas encore réussi à couper le cordon entre le CCG et la puissance américaine.

L’Arabie saoudite et la Turquie sont devenus des alliés distants, mais ils le sont davantage de l’axe eurasiatique qui s’appuie en priorité sur l’Iran chiite dans la région.

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À propos de l’auteur
Fabrice Balanche

Fabrice Balanche

Docteur en géographie politique, HDR, spécialiste de la Syrie et du Liban.
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