<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Peut-on bâtir une politique de défense en Europe ?

30 octobre 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Réunion informelle des ministres européens de la Défense le 26 août 2020 à Berlin © SIPA shutterstock_editorial_Informal_Meeting_of_EU_Defence_Ministers_10755982AH//2008261501

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Peut-on bâtir une politique de défense en Europe ?

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La politique européenne de sécurité et de défense est un concept abstrait. Un prédicat sans sujet. Comment une politique européenne peut-elle être sans Europe ? Ou bien croit-on que l’Union européenne soit un sujet géopolitique avec sa propre souveraineté et ses propres stratégies ? Il faut la brillante imagination d’Emmanuel Macron pour parler de l’Europe souveraine. Malheureusement, il n’y a aucune trace de ce phénomène sur la carte géopolitique de la planète. Tenons-nous-en à la question justement célèbre de Henry Kissinger : quel est le numéro de téléphone de l’Europe ?

Au lieu de cela, il y a les politiques de sécurité et de défense des différents pays européens, dans certains cas avec des formes de coopération plus ou moins étroites, souvent à peine plus que symboliques, comme dans le cas franco-allemand. Plus importante encore, parce qu’elle prévaut, est l’approche stratégique des États-Unis vis-à-vis de l’Europe, via l’OTAN. Et à celle de leurs ennemis, de plus en plus actifs en Europe : la Russie et la Chine.

Commençons par l’OTAN, que Macron considère comme en état de mort cérébrale. Le jugement est correct, en ce qui concerne le nom. Faux, dans l’adjectif. La structure militaire du Pacte atlantique a longtemps cessé d’avoir une mission claire parce qu’elle a été construite pour la guerre froide, qui s’est terminée il y a trente ans. C’est-à-dire comme instrument et organisation de la présence militaire américaine en Europe occidentale pour contenir l’Union soviétique et l’influence du communisme. En théorie, une fois la guerre froide gagnée, les États-Unis étaient censés ramener les garçons à la maison, avec un défilé de la victoire et des célébrations populaires. Ce n’est pas le cas : les États-Unis maintiennent des bases stratégiques dans la zone euro-méditerranéenne et des structures militaires de haut rang parce qu’ils considèrent que le contrôle de cette zone est vitale. Le premier principe de la géopolitique à étoiles et à bandes reste le même depuis toujours : empêcher la naissance d’une puissance rivale en Eurasie, capable de menacer l’existence même des États-Unis.

Après la disparition de l’URSS, cette possibilité, très théorique, ne peut aujourd’hui être imaginée qu’à travers un alignement Pékin-Moscou-Berlin, ou au moins entre deux de ces acteurs. Paradoxalement, Washington fait tout son possible pour rapprocher la Chine, la Russie et l’Allemagne. Les « délinquants » allemands, officiellement alliés, sont traités presque comme des adversaires. Quant aux Russes, après le coup d’État de 2014 en Ukraine soutenu par les États-Unis et l’Angleterre, ils ont été poussés dans les bras des Chinois. Et ces derniers, avec une certaine hésitation, les ont accueillis comme des partenaires juniors utiles, ou mieux, comme les seuls alliés possibles – du moins dans une perspective d’avenir – étant donné que Pékin ne peut pas compter sur d’autres pays dignes de considération. Bien que les États-Unis fassent des efforts, il est cependant peu probable que l’étrange couple sino-russe évolue vers une véritable alliance, et encore moins que l’Allemagne puisse former une nouvelle Triplice avec eux.

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Ce qui compte vraiment pour nous Européens, et pour nous Italiens en particulier, c’est que l’Amérique continue à se considérer comme une puissance européenne. En fait, la puissance dominante. L’espace atlantique occidental d’origine, poussé maintenant presque jusqu’aux portes de Moscou, reste fondamental dans la vision impériale des États-Unis. L’Empire européen d’Amérique (EeA), informel, mais efficace, est la prémisse de la domination mondiale en étoiles et en bandes. Et l’OTAN est l’instrument qui légitime et garantit la suprématie américaine en Europe, même après la fin de l’URSS.

De l’Europe occidentale aux confettis de l’Europe

L’Union européenne est à l’origine une idée américaine. Elle est née comme la structure économique de l’Europe occidentale, au sens géographique et stratégique, appelée Communauté économique européenne, baptisée par les traités de Rome en 1957. Construite autour du noyau rhénan, avec la France comme guide, la République fédérale d’Allemagne en deuxième position, le Benelux en appui et l’Italie en projection européenne en Méditerranée. Du point de vue français, profondeur stratégique par rapport à une éventuelle agression soviétique (vallée du Pô et Alpes), connexion avec les départements algériens et avec la sphère d’influence française en Afrique. C’est pour cette raison que la France a combattu en 1949, contre la résistance britannique et en partie américaine, afin que l’Italie, même si elle était vaincue, soit immédiatement admise dans l’Alliance atlantique (Rome a payé cette faveur en soutenant les indépendantistes algériens au début des années 1960 et en favorisant le coup d’État de Ben Ali en Tunisie en 1987). Pour les Allemands et les Italiens, en revanche, l’entreprise communautaire est avant tout le moyen de se relégitimer sur la scène internationale après la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale. Tout cela toujours sous la protection américaine.

La construction communautaire doit donc être lue dans la continuité temporelle et stratégique avec le plan Marshall (1947), qui signale la volonté américaine d’accélérer la reconstruction de l’Europe occidentale pour empêcher la pénétration du communisme, et avec l’OTAN (1949), qui structure et légitime la présence militaire des États-Unis en Europe. On ne comprend pas grand-chose à la parabole des institutions européennes sans tenir compte de cette stratégie américaine, fille de la guerre froide. L’échec de la Communauté européenne de défense (1954), coulée par un vote de l’Assemblée nationale française alors qu’elle avait été conçue à l’origine par Paris, fixe les limites de la structure communautaire, qui reste essentiellement consacrée à l’économie.

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Depuis lors, tout projet de défense européenne commune est resté en l’état d’intention ou de déclaration, sans aucune conséquence concrète. Si, par hasard, certains pays européens avaient voulu l’appliquer, ils se seraient heurtés au veto américain. C’est d’ailleurs l’hostilité de Washington qui a bloqué, par exemple, dans la seconde moitié des années 1950, le projet de bombe atomique franco-germano-italienne, qui aurait remis en cause la supériorité de la dissuasion atlantique et aurait favorisé, à l’avenir, l’émergence d’une troisième force entre les États-Unis et la Russie.

Pas de défense européenne

L’idée d’une défense européenne revient sur le tapis, mais jamais de façon concrète, après la chute du mur de Berlin (9 novembre 1989), suivie de l’annexion de la République démocratique allemande par la République fédérale d’Allemagne (3 octobre 1990), de la décomposition de l’empire européen qui en a résulté à Moscou et de la fin de l’Union soviétique (26 décembre 1991). Sur la vague de ces bouleversements imprévus – auxquels tous les principaux pays européens, à commencer par la France, le Royaume-Uni et l’Italie, craignant la renaissance de la Grande Allemagne, avec les ambitions néo-impériales qui en découlent, s’étaient confidentiellement opposés –, on a assisté à un retour à la discussion sur « l’élargissement », mais en même temps sur « l’approfondissement » de l’Europe communautaire. La naissance en 1993 de l’Union économique et monétaire, le cœur de l’Union européenne, aurait dû favoriser la prochaine et nécessaire étape vers « l’unité politique » – terme délibérément flou, mais qui aurait pu impliquer, au minimum, une Confédération européenne (idée préconisée par François Mitterrand), au maximum, une Fédération européenne, ou toute forme d’État européen. Mais cela aurait signifié, automatiquement, le renversement de la victoire des États-Unis dans la guerre froide. Car à ce moment-là, bien qu’ayant liquidé l’URSS, Washington aurait fait face, sur le continent européen, à une puissance probablement plus dangereuse et plus influente. Capable, peut-être, en perspective, d’établir une relation privilégiée avec Moscou. Et dans tous les cas, pour diluer l’influence des États-Unis en Europe.

Quelle place pour l’OTAN après 1991 ?

À proprement parler, un projet d’unification politique de l’Europe même s’il se limite à un groupe de pays – par exemple la France, l’Allemagne, l’Italie et d’autres pays de la partie occidentale et centrale du continent – impliquerait inévitablement une armée européenne. Cela aurait posé la pierre tombale de l’OTAN. En fait, immédiatement après la période fatidique de deux ans 1989-1991, également sous l’impulsion soviétique, l’idée d’une nouvelle organisation européenne de sécurité, construite autour du noyau de la Conférence pour la paix et la sécurité en Europe (Helsinki), est apparue dans le débat public de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et d’autres États de l’OTAN. Une proposition avec sa propre logique : après la guerre froide, pourquoi continuer à garder l’OTAN, qui avait été construite précisément pour le monde bipolaire, et qui avait accompli sa mission de manière victorieuse, sans avoir besoin de tirer un coup de feu ? Naturellement, les États-Unis étaient opposés à cette perspective. Pour eux, l’OTAN a toujours servi et continuera de servir aussi longtemps que la superpuissance voudra le rester. C’est-à-dire aussi longtemps qu’elle voudra et saura se maintenir sur le Vieux Continent, avant-garde fondamentale et pilier de son empire, de sa projection mondiale.

Au lieu de fondre, l’OTAN s’est ensuite étendue vers l’est. Anticiper l’élargissement parallèle de l’Union européenne. De cette manière, on confirme le caractère géopolitiquement américain de l’intégration européenne, sous réserve toutefois du parapluie militaire de l’OTAN. Entre autres choses, les pays nouvellement libérés de l’emprise de Moscou sont beaucoup moins intéressés par l’UE que par l’OTAN. La première est avant tout une question d’argent : le financement européen pour la reconstruction et la modernisation des économies du plan. La seconde est une question de soldats, et de parapluie atomique étoilé : protection stratégique contre le retour toujours redouté de la Russie au pouvoir.

Dans le même temps, nous découvrons la contradiction du processus d’intégration. En géopolitique comme en physique, rien ne peut être élargi et approfondi en même temps. Les deux mouvements sont contradictoires. Résultat : sur les traces de l’OTAN, et à la poussée surtout américaine et britannique, l’Union européenne s’élargit vers l’est, mais peine à approfondir son intégration. Nous sommes donc encore loin de l’objectif de toute « unité politique », et donc de toute forme de véritable armée européenne.

Et maintenant ?

Ces dernières années, nous avons assisté à un triple processus géopolitique en Europe. Il s’articule autour de trois tendances contextuelles : premièrement, la crise d’influence américaine en Europe ; deuxièmement, la désintégration progressive de l’espace communautaire, marquée par le Brexit (2020), accompagnée de la tentative de formation de groupements informels (Visegrad, nouvelle Ligue hanséatique, pays nordiques « frugaux » contre les « cigales » euro-méditerranéennes) ; troisièmement, la pénétration de la Chine, qui ajoute à l’influence persistante de la Russie, avec une certaine forme d’alignement entre les deux plus grands ennemis de Washington. L’ordre de l’après-guerre froide est donc en discussion, mais aucune alternative concrète n’est encore apparue.

À ce stade, la question de la défense européenne redevient inévitablement d’actualité. Tout le monde en Europe se pose des questions sur la fiabilité du parapluie américain. Ou plutôt, de vieux nœuds commencent à apparaître, dont nous préférons ne pas parler. Surtout : Washington est-il vraiment prêt à défendre l’Europe contre une menace stratégique qu’il identifie encore à la Russie ? Le doute est légitime. Et il est particulièrement inquiétant pour les pays de l’ancien Pacte de Varsovie – la « nouvelle Europe » de Rumsfeld – qui croient ou prétendent croire à la menace du retour de Moscou au cœur du continent. L’hypothèse est plus que douteuse, si l’on considère que jusqu’à il y a moins de trente ans, les troupes russes étaient à Berlin, aujourd’hui elles sont à Sébastopol. Et qu’entre-temps, Poutine a perdu l’Ukraine, ce qui ne peut certainement pas être compensé par l’annexion de la Crimée.

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Dans ce climat, c’est surtout la « vieille Europe » qui se demande comment se doter d’un système de sécurité et de défense crédible, qui va au-delà des acronymes inventés par la bureaucratie bruxelloise. Cela vaut surtout pour le pays militairement le plus faible d’Europe qui compte : l’Allemagne. Nous discutons ici publiquement de la possibilité d’avoir un parapluie atomique, soit national, soit partagé avec la France et éventuellement le Royaume-Uni. Et ce, malgré le fait que les traités internationaux en vigueur excluent une telle possibilité. Le fait qu’un tel débat, initié par le journal allemand le plus autorisé, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, ait lieu est déjà un signe de discontinuité extraordinaire avec le passé.

En France, le président Macron a mis en doute la fiabilité de l’OTAN dans une interview avec The Economist qui a fait grand bruit. Jamais auparavant un dirigeant européen n’avait déclaré que la fonction de l’OTAN était épuisée. Thèse confirmée récemment par Macron lui-même dans la crise avec « l’allié turque », qui est intervenu militairement en Libye contre « l’homme fort » – désormais très faible – soutenu par Paris, le général Haftar.

En Italie, deuxième puissance militaire de l’Union européenne, la question est pour l’instant assez académique. Il n’en reste pas moins que Rome est entrée dans le collimateur de Washington après avoir signé un protocole d’accord sur les routes de la soie avec Pékin et permis à Huawei de pénétrer le marché italien, principalement grâce à la nouvelle technologie 5G.

En bref, les trois principaux pays de la « vieille Europe » remettent en cause les structures géostratégiques en vigueur. Washington réagit avec beaucoup d’irritation, accusant ses partenaires européens, en particulier les Allemands, de voyager dans le train de l’OTAN. Il est cependant évident qu’un réarmement effectif de l’Allemagne, et éventuellement son choix en faveur de l’armement atomique, déclencherait des représailles beaucoup plus furieuses du côté américain.

Les États-Unis d’Amérique, atout ou non, ne peuvent pas et ne veulent pas démanteler l’OTAN. Ils veulent juste s’assurer que cela sert leurs intérêts, comme il est naturel et légitime pour ceux qui ont fondé cette organisation. Et comme il découle spontanément de la culture stratégique des étoiles et des rayures, qui abhorre les alliances, considérées comme un outil avec lequel les partenaires mineurs influencent les décisions du partenaire majeur, tout en ayant tendance à utiliser les clients (donc pas de véritables alliés) comme un outil à leur disposition. Dans la formule de Rumsfeld, ce n’est pas la coalition qui fait la mission, mais l’inverse.

Au contraire, le Pentagone se relance. Dans la « Vision 2030 » de l’OTAN, parrainée par la défense américaine, le groupe atlantique doit pouvoir intervenir dans le Pacifique, contre la Chine (et éventuellement la Russie). C’est la véritable question qui préoccupe l’appareil stratégique européen aujourd’hui : sommes-nous prêts à accéder à cette vision « globale » de l’OTAN, ou non ?

Dans ce scénario dynamique, la vieille et fatiguée discussion sur la défense européenne perd son sens. Et pour revenir au point de départ : si vous voulez une armée européenne, vous devez vouloir l’État européen. Si vous n’en voulez pas, il est inutile d’en discuter. Ou bien vous vous imaginez qu’une fausse « armée européenne » peut produire un État européen. La méthode Monnet, si elle a jamais fonctionné, est morte et enterrée depuis longtemps. Résultat : il est très probable que dans les années à venir, la principale puissance militaire européenne reste les États-Unis d’Amérique.

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Lucio Caracciolo

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Directeur de la revue Limes (Italie).
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