L’exercice Orion 23 a vu le retour en France métropolitaine d’unités militaires, situation oubliée depuis la fin de la guerre froide. L’effacement de la menace d’invasion de chars russes a incité à jouir des dividendes de la paix. Comment interpréter ces manœuvres ? Préparer les citoyens à une guerre de haute intensité, muscler la réflexion tactique ou renforcer le lien armée-nation ? Le conflit ukrainien succède à différentes crises hétérogènes tant au niveau international que national et nous amène à analyser la question de la défense opérationnelle du territoire (DOT).
La réflexion portera sur le cadre métropolitain de la DOT dans la stratégie de défense et de sécurité nationale avec ses cinq grandes fonctions stratégiques : connaître et anticiper, prévenir, dissuader, protéger, intervenir.
La primauté du système sur ses éléments
Les récents colloques sur la DOT ont fait ressortir la pluralité des territoires et la diversité des éléments à protéger. La situation intérieure et le partage des valeurs se dégradent. La France, par son organisation territoriale, pâtit lors de crises d’un fonctionnement en silos où chacun travaille à protéger son entité en concurrence avec les autres. Les crues et le blocage des Gilets jaunes ont démontré le manque de coordination et de solidarité entre structures territoriales1. Alors, quelle serait la résilience du système et de ses éléments en cas d’attaques majeures sur le sol national ? Comment, avec l’archipélisation des acteurs, garantir la protection et la mobilisation pour défendre les territoires avec ses entités critiques ?
De la DOT à la REC, une corrélation entre militaires et civils dans la défense de nos territoires
Tirant les premiers retours d’expérience des crises du Covid et de l’Ukraine, l’UE tente de préparer un système résilient face aux futures crises avec la directive REC (résilience des entités critiques) du 14 décembre 2022. Les enseignements de la précédente directive de 2008 incitent à passer de la protection à la résilience. Inégalement appliquée, elle ne permettait pas aux opérateurs essentiels d’être suffisamment équipés pour affronter les crises et les risques. Deux principes guident la REC : garantir que les services essentiels au maintien de fonction sociétales ou d’activités économiques vitales soient fournis sans entrave dans le marché intérieur et renforcer la résilience des entités critiques qui fournissent ces services dans les États membres. Ces entités critiques à protéger passent de 2 à 11 (énergie, transports, eau potable, eaux résiduaires, santé, production, transformation et distribution de denrées alimentaires, infrastructures numériques, administration publique, espace, infrastructure des marchés financiers, secteur bancaire).
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Les RCSC, première brique opérationnelle civile de résilience pour la DOT
Les RCSC (réserves communales de sécurité civile), outil à la disposition des maires, sont d’une triple utilité : donner un cadre juridique aux bénévoles, renforcer les capacités locales de gestion de crise, mobiliser la solidarité locale pour apporter un soutien et une assistance aux populations. Ces réserves allègent la mobilisation d’autres forces pour des tâches subalternes.
Soulager le contingent militaire surexploité dans des tâches relevant d’autres services ou réserves (incendies, crues, logistique, pandémie, marée noire…). Pourtant, des réserves plus spécialisées ou aptes existent pour alléger notre capacité militaire.
Des réserves en silhouette
La France possède deux types de réserves : la réserve opérationnelle (RO) et la réserve citoyenne (RC). Rarement utilisées dans les missions citées précédemment, elles pourraient permettre de lier les mondes civil et militaire. Ancrées dans la défense territoriale de leur lieu de résidence, en temps de paix, elles formeraient les citoyens sur les risques inhérents à leur environnement. Par extension, les élus ou les scolaires pourraient être impliqués davantage dans l’esprit de défense.
Les réserves ne sont pas utilisées à leur réel potentiel : connexion avec les mondes de l’entreprise ou de l’Éducation nationale, renseignement territorial (néoradicalités, sécessionnisme…). Cette mobilisation, sous la directive REC, favoriserait la prévention et l’information des entités critiques face aux menaces ou risques non perçus par l’échelle d’analyse parfois déconnectée du réel. La défense passive ukrainienne illustre comment la connaissance du terrain par les civils est une aide précieuse pour les combattants dans l’optimisation territoriale : garagistes réparant les véhicules civils permettant l’acheminement des troupes au front, gestion des corps, industries duales…
La résilience et la résistance des populations ukrainiennes et anglaises en 1940 doivent nous interroger sur notre modèle de DOT qui doit dépasser le simple cadre militaire et sur notre conception du lien armée/nation. Le démantèlement des unités militaires a laissé la gendarmerie comme seule force militaire maillant le territoire.
Mailler le territoire pour mieux le défendre
La guerre d’Algérie a vu l’émergence de troupes territoriales, certes de moindre valeur, mais qui permettaient de mailler le territoire pour mieux le défendre par leur connaissance et leur proximité. Des missions telles que Sentinelle, grande consommatrice en effectif (environ 10 000 hommes) amputent notre capacité opérationnelle de protection intérieure.
La gendarmerie, seule force militaire maillant le territoire, a aussi souffert des coupes budgétaires et la création, voire la fusion, de 200 brigades ne répond pas pleinement à adapter la DOT aux menaces intérieures.
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La gendarmerie offre l’intérêt d’une force militaire avec un panel complet de moyens et d’employabilité. La géographie et les statistiques sont tenaces : 100 000 gendarmes gèrent 50 % de la population comme les 150 000 policiers, mais leurs territoires de compétences représentent 96 % du total métropolitain. Les distances d’intervention d’une heure et demie entre deux points posent des problèmes dans la protection de nos entités critiques dans la distance à couvrir. Le premier gros effort devrait équilibrer les effectifs avec la police. Les réservistes opérationnels sont une possibilité. Toutefois, l’objectif des 50 000 pour les JO 2024 peine à être atteint. Les zones gendarmeries vont être fragilisées en termes de défense par la ponction d’effectifs pour les JO en remplacement des policiers dans les commissariats. Les unités de CRS et de gendarmes mobiles ont été partiellement démantelées et leur reconstitution sera longue. Quelles seraient les réactions d’une partie de la population ou de certaines radicalités en cas de périls intérieurs sur des territoires dépourvus de capacité militaire ? La montée de la mouvance survivaliste a déjà fait des morts parmi les gendarmes (Saint-Just, décembre 2020) et mobilise dans leur traque des moyens conséquents (300 à 400 militaires, hélicoptères, antennes GIGN…) que seule la gendarmerie peut mettre en place dans nos territoires y compris les plus reculés. Le risque d’une multitude de « loups solitaires » à gérer tout en protégeant nos concitoyens et nos entités critiques de menaces ou périls est réel.
Mobiliser les forces morales et les ressources
Un des enseignements du conflit ukrainien est de redécouvrir que la guerre reste un affrontement des forces morales. Elles sont fondamentales pour soutenir une guerre de haute intensité ou des périls sur notre sol national. L’armée russe paye ce manque de soutien moral des civils en raison du type de recrutement et du basculement vers un bourbier type afghan.
L’esprit de défense et les enjeux à préserver de la nation ukrainienne ne sont plus dans nos valeurs ni dans les éléments de notre système (citoyens, élus, médias, entreprises…).
L’autre élément de ce conflit concerne l’économie de guerre avec des emplois qualifiés et des ressources indispensables pour tenir durablement un conflit de haute intensité. Notre base industrielle et technologique de défense peine à exister entre la schizophrénie d’une BITD nationale et européenne. Par ailleurs, la formation devrait porter sur le maintien de compétences dans les domaines critiques et de lever les freins au développement de notre BITD (taxonomie des activités vertes, rivalité allemande, achats de matériels américains avec les fonds européens…).
Enfin, la Russie a réduit un certain nombre de ses dépendances, en particulier dans le domaine alimentaire, en s’imposant comme le premier exportateur de blé depuis 2020. L’arme alimentaire refait surface dans la géopolitique, mais également dans les perturbations territoriales de certaines crises (crues, Gilets jaunes) en amenant un fonctionnement en silos des acteurs locaux. L’alimentation étant l’une des 11 entités critiques de la REC, il est vital d’avoir stocks et chaînes logistiques pour ne pas dépendre de l’extérieur.
Refonder une capacité à durer et à faire face aux chocs en profondeur
Ce qui paraît essentiel est la connaissance territoriale de ses forces (campagne, agglomérations, entités critiques, axes de communication…). Nul besoin d’avoir des forces de haute technologie ou d’intensité, mais des forces robustes et rustiques faisant preuve d’autonomie et de capacité tactique souple. En ce sens, le concept développé face au terrorisme primo-arrivant / primo-intervenant est pertinent. Les forces les plus proches fixent l’ennemi ou défendent les entités critiques en attendant une unité plus robuste en équipement. Le modèle ukrainien nous montre combien l’efficacité du commandement territorial décentralisé est redoutable face à la centralisation extrême du commandement russe. Cette conception nous rappelle la rupture entre Prussiens et Français durant la guerre de 1870, le kriegspiel permettant l’autonomie tactique des lieutenants.
Les menaces directes et indirectes des 5e colonnes
Les États « carnivores » sont présents sur nos territoires en faisant peser des menaces multiscalaires sur notre DOT : la dépendance à la Chine, pour les produits pharmaceutiques et matériaux des énergies renouvelables, par son contrôle sur les chaînes d’approvisionnement (nouvelles routes de la soie, possession de ports [Le Pirée], ses commissariats informels pour contrôler ses ressortissants) ; la Turquie qui s’immisce dans nos valeurs en contestant la laïcité par le truchement d’associations ou de listes politiques ; la Russie par sa présence sur le cyber (attaques sur nos administrations, climatosceptiques).
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Depuis 2008, les armées ont dissous 50 régiments, 17 bases aériennes, 2 bases aéronavales et 70 organismes des services interarmées privant des portions de territoires de moyens militaires de proximité, augmentant l’élongation et le délai d’intervention dans de véritables déserts militaires, offrant des vulnérabilités à l’adversaire (sabotage, blocage…).
Pour maintenir la continuité d’action, il est vital d’articuler la DOT en cinq composantes renforcées : nucléaire (SNLE), corps expéditionnaires (capacités de projection maritime et aéroportée), maillage territorial (élargir le spectre des réserves, effectifs de gendarmerie), protection et développement des 11 entités critiques (ressources, main-d’œuvre), BITD territorialisée et diversifiée (industries duales, économie circulaire).
L’étendue des crises dans nos territoires métropolitain et ultramarin et la pluralité des menaces corrélées à nos faiblesses pour garantir la DOT doivent amener des actes politiques rapides. L’accentuation des radicalisations dans les modes d’action et l’effacement des acteurs traditionnels de la cohésion nationale amènent à reconsidérer l’ensemble du système de défense français : des citoyens aux politiques, des administrations aux entreprises, des militaires aux civils.
1 V. Rousseau, « Garantir l’approvisionnement alimentaire en cas de crises systémiques : étude de cas du Grand Narbonne », 2022, mémoire de recherche M2, université d’Orléans.