La guerre est le moyen le plus lent, le plus coûteux et le plus dangereux d’obtenir d’un autre ce que l’on veut. Les conflits asymétriques – qui opposent fort et faible – conduisent presque sans exception à la défaite du fort, qui perd sur tous les autres plans ce qu’il gagne sur le champ de bataille et qui se fabrique plus d’ennemis qu’il n’en tue. La règle a peu d’exceptions récentes.
Regardons de plus près. La singularité du régime de marché qui nous lie, de l’avènement de l’individu et de l’ère de la technique, c’est qu’il permet au stratège d’obtenir tous les buts de la guerre sans la guerre, et de recueillir tous les effets de la victoire, sans livrer bataille et sans combattre.
La victoire sans la guerre ?
Quels peuvent être ces buts de guerre ? Détruire l’unité nationale, la capacité morale et intellectuelle d’un peuple de résister à un envahisseur, de seulement le désigner, ou simplement, de défendre son identité propre ?
Accaparer les biens d’une nation, d’une communauté ou d’un peuple ? Ou bien les dévaluer et les racheter à l’encan ?
Obtenir à son propre avantage le détournement de flux commerciaux, financiers, d’échanges ?
Prendre le contrôle pour son propre compte d’entreprises, de collectivités, d’organisations étrangères ? Voire, de parties de territoires étrangers ?
Affaiblir la conscience de soi d’un peuple, d’une société, d’une nation, au point de les réduire à chercher ailleurs, n’importe où, à n’importe quelles conditions, les repères qui assurent le fonctionnement minimum du collectif, indispensables aux relations humaines ?
Gérer la paupérisation d’une population de manière à la tourner contre ses dirigeants, contre ses institutions et ses structures, à la fin contre elle-même, de sorte que n’importe quel principe, fût-il étranger, absurde, ou imposé de l’extérieur, lui semble préférable à sa propre déréliction et au délaissement dans lequel elle s’abîme ?
Substituer à des règles, des lois et des mœurs produits par l’histoire longue et la liberté politique d’une communauté humaine, les principes, les normes et le
droit qui l’ouvriront à la colonisation, à l’exploitation de ses ressources foncières, végétales, animales, humaines, sans limites et sans conditions ?
Le terme de « guerre économique » ne suffit pas
Les questions suggèrent des réponses. Sans recours abusif aux stratèges chinois. Tout cela ne se passe pas là-bas, au loin, chez eux ; ici, chez nous, maintenant, tout de suite. En d’autres termes, nous vivons ce moment particulier où un ensemble d’évolutions diverses, de nature et de caractère sans liens entre eux, voire incohérents, aboutit à une transformation effective et en grande partie inaperçue des moyens stratégiques – de la conquête, du combat et de la destruction de l’ennemi.
Le terme de « guerre économique » n’y suffit pas. Mise en conformité du droit ; formatage des consciences et des cerveaux ; fabrique de l’isolement individuel ; substitution du mythe de l’individu à l’histoire ; apprécions quelques-uns des composants de ce qui ne s’appelle pas guerre, qui ne se réduit pas à l’économie, mais qui se traduit par des transformations aussi majeures que celles résultant d’un conflit mondial.
Le coup d’État monétaire de Nixon en août 1971 et le vol des réserves d’or mises en dépôt aux États-Unis. Quand l’Allemagne a poliment demandé à récupérer l’or mis en dépôt à la Federal Reserve, en 2013, il lui a été répondu qu’il faudrait attendre. Sept ans au moins. Et quand elle a demandé à faire un audit de ses dépôts, il lui a été répondu de ne pas poser la question. La Federal Reserve elle-même ne publie plus l’état de ses réserves d’or. Le rapport entre la quantité de l’or physique et celle de l’or papier en circulation est-il réellement inférieur à un pour cent ?
La liquidation de l’Irak puis de la Libye après qu’ils ont décidé de ne plus libeller leurs transactions pétrolières en dollars. Avertissement avec frais à tous ceux qui seraient tentés d’ébranler un privilège du dollar qui doit compter pour un tiers au moins du niveau de vie des Américains, et pour les trois quarts des revenus des organisations criminelles qui sévissent autour des banques d’investissement et des marchés à terme. La guerre des monnaies est engagée, ses futurs champs de bataille se dessinent déjà. Qui n’a pas vu que la crise des dettes souveraines européennes a suivi de trois mois à peine la montée des transactions libellées en euro, qui menaçait l’exclusivité du dollar ?
La casse du Moyen-Orient et de l’Union européenne (du continent européen) par les provocations contre la Russie, et l’entretien de rébellions armées qui interdisent l’arrivée du gaz iranien et le déploiement de nouveaux pipe-lines en Eurasie. Le chaos qui s’organise aux marches de l’Europe a un intérêt : couper l’Union européenne de son étranger proche, à l’Est comme au Sud, séparer une Europe Atlantique d’une Eurasie Pacifique, interdire l’achèvement de Southstream et de ses équivalents, pour rendre l’Europe entièrement dépendante du gaz liquéfié des États-Unis et de leurs dépendances moyen-orientales. Quel symbole que le mur de 1 600 km que veut ériger l’Ukraine face à la Russie !
Les Droits de l’Homme, opposables à toutes les sociétés qui s’honorent de leur donner un contenu concret – et dont ne font partie que très partiellement les États-Unis. Le marché du droit, selon les termes d’Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber, organise la destruction des unités nationales et des entités politiques au nom de l’adage thatchérien : « La société, ça n’existe pas ! » Et le droit d’organiser la guerre déclarée par le général américain Wesley Clark, illustre commandant en chef de la guerre menée contre les Serbes et les chrétiens de Yougoslavie : « Il faut en finir avec l’idée dépassée d’unité nationale ! »
» Ce qu’il est convenu d’appeler “ droit international ”, reflète ni plus ni moins que le droit des vainqueurs, un droit auquel les vainqueurs se soustraient eux-mêmes «
L’édiction de normes et de règles, compactées dans ce qu’il est convenu d’appeler « droit international », et qui reflètent ni plus ni moins que le droit des vainqueurs – un droit auquel les vainqueurs se soustraient eux-mêmes, eux, leurs alliés et leurs mercenaires. Favoriser l’entrée de minorités sur un territoire, inciter ces minorités à réclamer leurs droits, puis s’indigner quand ces minorités n’ont pas leur autonomie juridique ; voilà le vieux processus de la colonisation à l’œuvre en Europe. Imposer une conformité juridique à tous ceux qui utilisent le dollar, et voilà pourquoi BNP, Total, Société Générale et quelques autres, qui doivent subir dans leurs murs la présence d’un représentant américain chargé de vérifier la conformité de leurs opérations avec l’intérêt national américain, sont de fait passées sous contrôle américain – qui a parlé de colonisation ?
La maîtrise des circuits d’information et, de plus en plus, la fabrique des modes de pensée de ceux qui reçoivent l’information. Le spectacle permanent et universel du monde à lui-même sidère l’analyse, sature l’attention, dissuade toute prise de recul, toute hiérarchisation de l’information par l’hébétude d’une sollicitation permanente. Le virtuel fabrique le meilleur des mondes dans l’isolement numérique, et ferme sur chacun une prison numérique qui ne connaît ni ombre, ni grottes, ni oubli, ni pardon ; voilà le moyen, non d’en finir avec toute contestation, mais de rendre toute contestation impossible – puisque nous vivons dans le monde du Bien ! Parler de vie privée, c’est déjà s’avouer coupable ; à quoi pensez-vous que vous ne voulez pas publier sur Facebook ? Le rêve nazi ou stalinien de société panoptique trouve enfin sa réalisation, dans le consentement général !
L’idéologie du marché, qui détruit les institutions stabilisatrices, les structures sociales établies et, l’un après l’autre, les éléments d’ordre qui assuraient la confiance, la stabilité et l’identité dans le temps d’une société. Les acrobates des marchés comme les usuriers forts de leurs siècles de pratique le savent bien ; ils prospèrent sur la casse des ordres, des institutions et des croyances. La divine surprise qu’a été pour eux le mouvement libertaire des années 1970 a permis l’improbable coalition du libéralisme des mœurs et de l’hyperlibéralisme financier. La liberté économique a tué la liberté politique, et les sociétés hyperlibérales deviennent les plus répressives qui soient – au nom des libertés ! Il faut bien que le colon puisse dormir tranquille sur les terres des indigènes volés et parqués dans leurs réserves !
Nous, les indiens des réserves
Quelques-uns des éléments, ce ne sont pas les seuls, qui assurent qu’après quelques années, ou décennies, ce sont des lois nouvelles, ce sont des mœurs différentes, et c’est une population autre qui s’impose sur un territoire ; sans que jamais le mot d’invasion ne puisse être prononcé, sans qu’il y ait jamais volonté d’envahir, le résultat est bel et bien celui des grandes invasions de l’histoire. Sans la guerre.
Quelques-uns des éléments qui font que, de privatisation de l’espace public en destruction des institutions et des cadres publics qui assuraient l’égalité de tous devant la loi, à travers la précarisation des droits de propriété (quel plus bel exemple que l’attaque mondialiste contre la profession française des notaires, gardiens de la foi publique et de l’espace national !), la paupérisation des classes moyennes est engagée partout dans le monde occidental. La fin du communisme soviétique a pour premier effet que rien ne s’oppose à ce que les détenteurs du capital affirment sans crainte, non sans impudence : « Le monde est à nous ». Sans la guerre.
Quelques-uns des éléments qui caractérisent des rapports internationaux dont la réalité est qu’ils sont coloniaux. Une nouvelle phase de la colonisation est en marche, et pour être virtuelle, pour recourir à l’influence plus qu’à la violence, pour habiter les rêves plus que les casernes, pour en appeler au droit plus qu’aux armes, elle n’en est pas moins destructrice de la diversité humaine – et de nos âmes. Sans la guerre.
Rien de nouveau ? Si et combien ! Car les cadres mentaux, idéologiques, exprimés en réalités juridiques, économiques et politiques, organisent un désarmement de la capacité stratégique qui vise à réserver le monopole de la force armée à tout autre chose qu’aux nations, et à déposséder les peuples de ce que la Constitution de 1791 appelait « le plus inaliénable des droits, et le plus sacré des devoirs : le droit à l’insurrection ». Rien n’est de trop pour assurer le règne de l’économie, et rien n’est de trop pour assurer le fait que rien ne doit pouvoir s’opposer à la colonisation des nations et des peuples. L’usage du mot « terroriste » y contribue, qui délégitime des actions armées qui relèvent du droit des peuples à décider de ce qui les concerne. Qui relève qu’à ce compte-là, tous les dirigeants historiques des mouvements de libération anticoloniaux auraient été des « terroristes » ? Et que tous ceux qui ont soutenu ces mouvements, par les mots, par l’argent, et quelquefois plus directement, seraient accusés de complicité avec des mouvements terroristes ?
Aux termes de guerre économique, il faut dorénavant et pour le moins ajouter les mots de guerre juridique, de guerre des normes et de guerre numérique. Peut-être parler de guerre intégrale, en se souvenant que nous ne sommes pas loin de la guerre totale, celle que prépare toute conception religieuse des relations internationales qui fait appel aux catégories du Bien et du Mal, plutôt qu’à celles de la souveraineté et de la liberté des peuples.
Ce faisant, le danger est de rater son objet en diluant les moyens. Car l’essentiel est que nous ne savons plus dire ce qui se passe, que nous nous interdisons de comprendre ce qui nous arrive et donc, radicalement, d’agir. Car l’essentiel est que la première menace n’est pas islamique, chinoise ou terroriste, c’est la menace que l’avènement de l’homme nouveau, l’homme hors-sol, l’homme de rien, fait peser sur tous ceux qui veulent demeurer être de cette terre, des leurs, de leur histoire et de leur peuple. Dans la guerre qui vient, ce sont les Indiens des réserves qui sont en jeu – nous.