Entre 1959 et 1969, le général de Gaulle effectue 26 voyages présidentiels dans les 90 départements de l’Hexagone. Immersion dans la France profonde, au plus près du peuple et des élus locaux, patient labeur pour conforter l’unité nationale, ils font vivre cette « République des citoyens » à laquelle il aspirait.
Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.
Jonzac, 4 000 habitants, Charente-Maritime, 13 juin 1963. Le maire, ému, salue son illustre visiteur, le général de Gaulle : « Monsieur le président, cela fait trois cents ans qu’un chef d’État n’était pas venu à Jonzac. Auparavant, la ville en avait vu trois : Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. » Le général, touché par ces paroles de bienvenue, entendra souvent ce discours, celui d’une France oubliée. Ne fut-il pas le premier à visiter la Lozère, depuis le roi Dagobert ? S’ajoutant à 38 autres entrepris de 1947 à 1949, et à d’innombrables déplacements ultérieurs, ses 26 voyages officiels en province, entre 1959 et 1969, s’inscrivent dans une tradition multiséculaire. Depuis Saint Louis et Philippe le Bel, jusqu’à Louis XIV, en passant par l’incroyable Grand Tour de Catherine de Médicis et Charles IX (vingt-sept mois entre 1664 et 1666), les rois visitaient leur royaume de longues semaines durant. La tradition arrêtée en 1660 reprend avec Louis Napoléon puis tous les présidents des républiques successives : Sadi Carnot effectue 72 déplacements dans le pays entre 1887 et 1894.
Les voyages de de Gaulle se singularisent à plus d’un titre. D’abord par leur géographie : ni, comme les rois, un tour de France dans les provinces périphériques et les zones frontières mal affermies ; ni, comme Louis Napoléon, un réseau calqué sur les axes ferroviaires rayonnant depuis Paris ; ni, comme certains présidents lui succédant, des allers-retours rapides, souvent en hélicoptère : de Gaulle, lui, passe la France au tamis. Il a décidé de visiter chacun des 90 départements, couvrant méthodiquement tout le territoire, selon cette stricte logique administrative. C’est moins le nombre des voyages que leur durée moyenne (3,6 jours en moyenne, le double ou le triple des autres présidents) et plus encore le nombre infini d’arrêts, dans les moindres villages, qui le caractérise. Son périple breton (septembre 1960) sur 1 800 km compte 75 arrêts et 22 discours prononcés. Il n’effectue pas moins de 17 arrêts sur 40 km entre Langon et Bordeaux (avril 1961), 20 entre Cherbourg et Saint-Lô, dont 9 dans des localités de moins de 600 habitants. Il tient plus de 100 discours dans des bourgs de moins de 10 000 habitants, 150 dans les petites villes de 10 à 40 000 habitants… L’aller-retour Paris-province s’effectue en avion, souvent en train de nuit ; mais sur place, c’est en voiture que de Gaulle sillonne le pays, accumulant des milliers de kilomètres sur d’étroites départementales, traversant des milliers de localités pavoisées, véritable immersion dans la France profonde. La DS présidentielle est acclamée par une foule joyeuse, fanfare municipale et cloches sonnant à toute volée, écoliers en congé agitant une forêt de petits drapeaux tricolores : le rapport au pays est total, sincère, presque charnel quand le général plonge littéralement dans la foule, d’où émerge sa haute stature, pour serrer des milliers de mains. Le bain de foule, longtemps associé à Pétain, est relégitimé. Certes, on acclame le libérateur de la nation autant que le nouveau président, mais l’enthousiasme est sincère : acclamation vaut adhésion, au moins jusqu’en 1965. Cet échange, sacré, avec le peuple, est un moment rare de la Ve République. Chaque voyage obéit au même rituel : itinéraire minuté, brèves allocutions dans les villages, discours de dix/quinze minutes dans les préfectures sur la grand’place, devant une foule considérable (30 000 personnes à Bayeux), entretien avec les élus, les notables, le préfet, échange de menus cadeaux (les préfets ont souvent droit à un porte-cigarette en argent…), visites et inaugurations diverses, dons aux œuvres, messe dominicale. Le tout fidèlement relayé par la presse régionale et la télévision.
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Le général cultive sa connaissance intime du territoire. Dans les villages, il discute d’un ton familier avec le maire et les habitants, sollicite leur avis, leurs doléances : adduction d’eau, électricité, équipements scolaires… : « Je suis là pour voir et entendre partout ce qui doit être vu et entendu du chef de l’État. » Il visite les usines modernes, les coopératives agricoles, mais aussi les centres de recherche et les universités (Toulouse, Caen, Grenoble…) : la France, encore rurale, aborde sa modernisation industrielle. Ses innombrables discours ont une trame commune : il évoque le souvenir des visites passées (n’est-il pas venu neuf fois à Rennes depuis 1940 ?), puis curieusement passe rapidement sur les problèmes locaux ; à son aide de camp, il assène : « Je ne viens pas voir les Bretons pour leur parler de la Bretagne. Je viens voir les Bretons pour leur parler de la France. » Car son sujet, c’est la France ! En ces temps d’incertitudes, il explique sa politique algérienne, la décolonisation, la guerre froide, l’aide nécessaire au développement, l’Europe, et délivre toujours un ardent message d’espérance sur le redressement économique et moral du pays. Mais le grand leitmotiv, c’est l’unité nationale, thème inlassablement répété, des moindres sous-préfectures aux métropoles : « Une France qui se déchirerait serait condamnée » dit-il à Saint-Brieuc (1960). Conscient de la fragilité d’un pays qui, à peine reconstruit, subit de multiples chocs, il semble pressentir le risque de double fracture : territoriale d’abord (à Guéret : « Il y a certes des régions plus ou moins avantagées par la nature ou les ressources, mais toutes font partie intégrante de la nation »), sociale ensuite, qui sera à l’œuvre quelques décennies plus tard. Avec le temps, le lien patriotique entre le peuple et les présidents de la République s’est en effet distendu, jusqu’à rompre lors du mouvement des Gilets jaunes. Peu à peu, le « gaullisme d’unanimité » s’étiole, le général n’échappant pas à l’usure du pouvoir et de l’âge : le souvenir des tournées triomphales de 1959, 1960 et 1961 – où il visite la moitié des villes et prononce les 2/3 de ses discours – s’efface peu à peu ; des contestations apparaissent, même si les mots d’ordre du PCF ou des syndicats reçoivent peu d’écho. Pas de voyage en 1968, un bref saut en Bretagne pour clore la séquence.
Les déplacements du président de Gaulle s’inscrivent dans une stratégie de légitimation du pouvoir : fraîchement élu par les 81 000 grands électeurs en 1958, mis en ballotage en 1965, il cherche l’investiture du pays dans sa profondeur, venant éprouver le charisme du libérateur au contact du pays réel. De Gaulle voulait substituer à la République des partis une « République des citoyens » ; il le fit, grâce à dix consultations électorales majeures (dont cinq référendums), à l’élection présidentielle au suffrage universel, mais aussi à ses voyages en métropole et dans les DOM-TOM, perpétuant ainsi cette union symbolique du pouvoir et du territoire.
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L’auteur s’est appuyé notamment sur :
- Faure, Le gaullisme populaire. Les voyages présidentiels en province, thèse (dir. M. Boivin), Caen, 2018.
- Mariot, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Belin, 2006.
- J-P. Ollivier, Le grand tour de France du Général, Juillard, 1985.