Ceux qui considèrent le Forum économique mondial de Davos comme l’Olympe du capitalisme sont dans l’erreur. Ceux qui y voient le banquet annuel de la connivence entre les entrepreneurs et les politiques se trompent également. La grand-messe des « maîtres du monde », si toutefois ces derniers existent encore, a bien lieu à Davos chaque année. Ils se rencontrent et se parlent, mais s’entendent-ils ?
La question se pose alors que le président et fondateur du forum, l’Allemand Klaus Schwab, a son propre agenda, sévère à l’endroit du capitalisme. Il considère que celui-ci mérite d’être réformé en évoquant, il y a quelques années lors d’un séjour à Paris, la corruption, le court-termisme des dirigeants et le système de promotion au mérite dont le principal défaut, selon lui, est que ceux qui sont promus ignorent ensuite ceux qui ne l’ont pas été. Il est depuis longtemps en phase avec les ambitions de la gauche sociale-démocrate et écologiste sur l’égalité sociale et la lutte contre le changement climatique.
Il est tout à fait légitime de débattre de ces questions, mais il faut reconnaître qu’elles s’imposent aux entreprises, non pas comme un objectif désirable, mais comme une contrainte. Pour les politiques, il s’agit de ne pas rater la vague du « monde d’après » censée marquer la fin de la mondialisation libérale et ouvrir une nouvelle ère de la décroissance, de la frugalité et, bien sûr, de l’interventionnisme des États stratèges déjà actifs, pourtant, et sans grands succès, dans « le monde d’avant ». L’utilité du forum, aujourd’hui, est de réunir deux ennemis traditionnels : les entrepreneurs, qui veulent produire, et les politiques, qui veulent réglementer et taxer. La question se pose alors de savoir pourquoi tant de capitaines d’industrie viennent à Davos chaque année. Pour savoir quelle pilule fiscale ils vont devoir avaler ? Pour rencontrer alliés et concurrents ? Pour faire du lobbying auprès du représentant d’un gouvernement ou tenter d’amadouer quelques politiciens un peu trop interventionnistes ? Ou tout simplement pour la vanité d’être vu au sein de ce prestigieux aréopage et ainsi impressionner investisseurs et banquiers ?
Shareholders et Stakeholders
Schwab, ingénieur et économiste, octogénaire dynamique et hyper diplômé, apparaît sur la scène mondiale en 1971. Cette année-là, il publie un livre sur le management[1] dans lequel il défend l’idée qu’une entreprise doit non seulement rémunérer ses actionnaires (en anglais : shareholders) mais aussi les stakeholders, les employés ou parties prenantes. Cette idée n’a rien d’original à l’époque, puisque de Gaulle a déjà proposé la « participation » des travailleurs aux profits des entreprises, mais elle prend son essor avec le livre de Schwab parce que celui-ci promet d’humaniser une décennie, celle des années 1970, agitée et violente, de la bande à Baader en passant par Idi Amin Dada, les guerres du Vietnam, du Liban et d’Angola. No Future, constataient les punks, princes maudits du moment.
Schwab fonde, la même année 1971, le Forum du management européen qui n’attire pas les foules avant qu’il le transforme, en 1987, en un Forum économique mondial. L’effondrement du bloc de l’Est, à partir de 1989, et la sollicitude intéressée des Occidentaux à l’endroit du vaste empire communiste en ruines, font de Davos le lieu idéal des années 1990 pour réinventer le monde. Ou, pour utiliser un mot cher au fondateur du forum, le réinitialiser.
Un avant et un après
Klaus Schwab est un enfant du « miracle allemand » qui a marqué la réinitialisation, le reset, en anglais, de son pays. Celui-ci passe avec vélocité – et l’aide américaine – d’une nation vaincue et honnie, en un État moderne, digne, dynamique, européiste et libéral. Nous parlons ici, bien sûr, de la zone occidentale, la RFA (République fédérale d’Allemagne) qui va servir, tout au long de la guerre froide, de glorieux contre-exemple au communisme, pratiqué à l’est par la RDA (République démocratique d’Allemagne), laquelle patine loin derrière la RFA avant de s’écrouler derrière son mur qui coupait la nation en deux. Cette longue histoire fait de Schwab un adepte de l’économie sociale de marché, mais aussi un ardent partisan d’un nouveau départ, comme celui qu’a connu son pays natal, ce reset qui exige un arrêt puis un redémarrage, un avant et un après. Pourtant, le reset originel de Davos, celui du monde soviétique en un système démocratique et capitaliste, reste aujourd’hui encore plus qu’imparfait.
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La quatrième révolution industrielle
En 2016, Klaus Schwab lance l’idée d’un nouveau reset en publiant La Quatrième révolution industrielle[2], qui suit les trois précédentes – celle de la machine à vapeur et de la mécanisation, celle de la production de masse grâce à l’électricité, celle de l’informatique. Cette nouvelle révolution présente un prolongement du numérique, l’universalité d’internet et le développement de l’intelligence artificielle. Ces changements rapides, systémiques et mondialisés, écrit Schwab, auront des effets sur la croissance et l’emploi. D’où la nécessité d’une réinitialisation générale pour restructurer notre système inadapté aux temps nouveaux. Schwab enfonce le clou en 2018 avec un nouveau livre, Shaping the Future of the Fourth Industrial Revolution, a Guide to Building a Better World[3] coécrit avec Nicholas Davis, jeune professeur australien spécialisé dans les innovations disruptives. Les auteurs nous annoncent que cette nouvelle révolution va « totalement bouleverser nos façons d’analyser, de calculer, d’organiser, d’agir », mais, bonne nouvelle, elle serait encore « sous notre contrôle ». D’où l’urgence de faire en sorte que « ces nouvelles technologies promeuvent le bien commun, la dignité humaine, et protègent l’environnement ».
À quoi servent toutes les richesses du monde ?
En janvier 2020, Schwab trouve dans le prince Charles d’Angleterre un allié de poids qu’il invite à Davos. « À quoi servent toutes les richesses du monde si nous ne pouvons rien en faire sinon les regarder brûler dans des conditions dramatiques ? » demande le prince avant d’inciter le secteur privé à nous sauver de « la catastrophe imminente que nous avons nous-mêmes orchestrée ». Cet appel à l’action du privé relève d’une stratégie plus libérale que celle de Schwab. Ce dernier exprime plus volontiers la volonté d’une régulation que d’un laissez-faire et adresse sa supplique non pas aux patrons mais aux politiques. Sans doute, comme toutes les précédentes, cette quatrième révolution va laisser quelques-uns d’entre nous sur le bord de la route, mais au lieu d’un reset qui apparaît comme une rupture brutale de la continuité, reconnaissons que le progrès avance avec constance et sans surprise. Des premiers pas du numérique jusqu’aux projets encore inachevés de l’intelligence artificielle, il s’est passé un demi-siècle. Nous avons le temps de nous y adapter. Quant au contrôle, ce sera le marché, et non les politiques, qui nous dira un jour la vérité du tri que nous aurons fait parmi les progrès qui nous ont été proposés.
Mais Schwab, grand planificateur de la réinitialisation, a une relation avec le marché pour le moins distancée. Il le prouve encore avec son dernier livre, Covid 19 : the Great Reset, qu’il a coécrit avec Thierry Malleret, un économiste français membre du Forum économique mondial, dont l’épouse, Mary Ann, fut membre du cabinet du prince Charles. Le monde est petit.
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Une pandémie pour un nouveau monde
Dans cet ouvrage, la pandémie a montré l’interdépendance des États, la vélocité des situations et la complexité des systèmes. Trois raisons pour un great reset, affirment les auteurs, sinon, ce sera « la violence, voire les révolutions », qui vont s’en charger. La pandémie, écrivent-ils, est « une rare et étroite fenêtre d’opportunité pour réfléchir, imaginer et réinitialiser le monde afin qu’il soit moins divisé, moins polluant, moins destructif, plus inclusif, plus équitable et juste que celui qui existait avant la pandémie ». Laquelle semble d’abord réinitialiser le forum de Davos lui-même, qui aura lieu cette année, non pas en janvier et en Suisse, mais en mai et à Singapour, par téléconférence.
[1] Moderne Unternehmensführung im Maschinenbau (Le Management moderne d’une entreprise de construction mécanique), qu’on peut lire, en allemand, sur internet.
[2] Publié en France chez Dunod.
[3] Portfolio/Penguin. Il n’a pas été traduit en français.