Benjamin Constant (1767-1830) a affronté la Révolution française, l’Empire et la Restauration. Il a pensé cette nouvelle forme politique qu’était la démocratie, essayant de concilier l’aspiration à l’égalité avec le respect des libertés. Connu principalement pour son œuvre littéraire, c’est surtout un grand penseur politique du début du XIXe siècle.
Une émission avec Damien Theillier, professeur de philosophie, auteur de plusieurs manuels. Ce texte est extrait de l’émission réalisée avec Damien Theillier et qui peut être écoutée ici.
Jean-Baptiste Noé : Benjamin Constant a connu la Révolution, l’Empire et la Restauration, et il a été député, il était tant praticien que théoricien. Comment son discours sur la liberté des anciens et des modernes s’inscrit dans le contexte général politique et la pensée de Benjamin Constant ?
Damien Theillier : Il faut le resituer dans le cadre des événements vécus par Benjamin Constant. Il a vécu très jeune la Révolution française et en a vu la dérive vers la Terreur et ses abus. Il s’est interrogé sur les causes de ces dérives : dans un premier temps, dit-il, la Révolution a lutté contre les privilèges et la partialité de la loi. Il approuve le progrès de l’égalité en droit. Puis, de là, au nom de l’égalité et de l’impartialité on a cru qu’il fallait lutter contre toutes les différences et inégalités, on a attendu que la loi intervienne partout. Il a cité Rousseau comme justification de la souveraineté absolue du peuple et de son pouvoir sans limites, or Rousseau avait pris les cités grecques en modèle.
JBN : Il a été influencé par l’Angleterre et les Etats-Unis, comme pas mal de penseurs. Le parlementarisme anglais sert de modèle à beaucoup de penseurs du temps, c’est l’exemple d’une monarchie tempérée avec un bon rapport entre roi et population…
DT : C’est d’Angleterre, avec Locke, qu’est venue la théorie du pouvoir limité mise en pratique avec la monarchie parlementaire. Benjamin Constant a fait une partie de ses études à Edimbourg, où il a été imprégné de ce modèle et a été au contact d’Adam Smith et de son enseignement économique, des Lumières écossaises, très différentes des Lumières françaises. Ces dernières sont très contractualistes, rationalistes, confiant le pouvoir à une autorité un peu technocratique visant à organiser rationnellement la vie de la société : pour Hume, Smith ou Ferguson au contraire, le progrès politique résulte d’une multiplicité d’interactions et émerge de la base, pas d’en haut.
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JBN : Constant se rallie d’abord au coup d’État de Bonaparte, avant de s’en détourner et de s’exiler…
DT : Oui, il a cru comme Jean-Baptiste Say ou Mme de Staël que Bonaparte était un Washington français, qui doterait la France d’une constitution démocratique… avant de voir que sa motivation essentielle était la guerre, la conquête, pour ses ambitions, au mépris des intérêts de la France.
JBN : Le problème selon lui est que le pouvoir, démesuré, va à l’encontre de la liberté des personnes…
DT : Oui, on ne peut juger un régime sur les seules personnes qui y exercent le pouvoir. La cause profonde est institutionnelle. Bonaparte a supprimé les libertés individuelles, de la presse et économiques, il a mené une guerre économique contre l’Angleterre, avec un protectionnisme sévère, mettant toutes les ressources au service de la guerre.
JBN : Sa défense des libertés est pluraliste : celle de la presse va avec celle du commerce et de l’économie…
DT : Napoléon ne sépare pas liberté politique et liberté économique. La société civile doit pouvoir, par l’échange, la propriété, la concurrence, donner des solutions aux problèmes. C’est une forme de subsidiarité : laisser l’échelon inférieur décider et, en dernier recours, demander éventuellement l’intervention de l’Etat. C’est une subsidiarité ascendante.
JBN : Il est député jusqu’en 1830 et soutient Louis-Philippe, mais ses idées politiques ne collent pas vraiment à la Restauration…
DT : Il était partisan de la recherche du moindre mal, d’un compromis. Comme Raymond Aron, il considérait qu’il ne faut pas un idéalisme du tout ou rien : faute de régime idéal, il faut s’accommoder de ce qu’il y a.
JBN : Qu’est-ce qui différencie la liberté des anciens et celle des modernes ? S’opposent-elles ou sont-elles complémentaires ?
DT : Rousseau était un admirateur de la liberté des Anciens. Pour Constant, la liberté a un aspect institutionnel, politique et un aspect culturel, c’est-à-dire économique et social. Le pouvoir, très important, d’établir la loi ou d’ostraciser certains par un tribunal populaire, est partagé avec l’ensemble des citoyens. D’un point de vue économique et social, selon lui la guerre était le moyen d’accéder aux ressources, avec l’esclavage : on s’empare des ressources du voisin, on prélève sa richesse, il n’y a donc pas de liberté économique, ni de libertés individuelles faute de sphère privée d’un citoyen subordonné à la collectivité. Economie, arts, culture… tout est codifié par la loi. Le citoyen participe à cela mais en tant qu’individu privé il est soumis à la loi et à la surveillance générale.
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JBN : Chez les modernes au contraire, il y a d’un côté la vie privée qui est exprimée et la capacité à choisir son type de vie…
DT : Benjamin Constant dit que le but des anciens était « le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie », celui des modernes est la « sécurité dans les jouissances privées », la liberté ce sont les garanties assurées par les institutions à ces jouissances : une indépendance, une vie privée, des droits individuels (pratiquer un culte, association, entreprise, propriété…). Le citoyen a un choix important garanti par la loi.
JBN : Cela rejoint la question du caractère privé des données aujourd’hui notamment…
DT : C’est une question qui ressurgit à l’heure actuelle. Le problème des entreprises comme les GAFA est qu’elles fournissent des services gratuits, en une sorte d’échange tacite contre l’utilisation de nos données. Pour aller contre ça, il faudrait refuser de les utiliser. On pourrait demander « réintroduisons les coûts, payons pour les services de Google et gardons notre vie privée ».
JBN : Benjamin Constant est également l’auteur d’un roman, Adolphe. Ses expressions sur la liberté s’y retrouvent-elles ?
DT : Non, son roman ne reflète pas vraiment sa pensée. Benjamin Constant était surtout un grand romantique, qui a notamment eu des histoires avec Germaine de Staël, avec laquelle il a lutté intellectuellement contre Bonaparte. Son roman reflète son romantisme plutôt que sa pensée philosophique. A Coppet en Suisse, au bord du lac Léman, ils étaient plusieurs, dont Mme de Staël, dans le château du père de cette dernière, et constituaient un laboratoire de pensée, conduisant une profusion d’idées.
JBN : Il accordait également une grande importance au commerce. Chez les anciens, pour s’enrichir il fallait faire la guerre, désormais on peut le faire par le commerce et ainsi introduire une pacification de la société…
DT : Le propre des modernes est d’avoir découvert un autre moyen d’acquérir des richesses que la guerre : le travail, la création de biens et l’innovation, résultant en l’échange. C’est ce qu’expose Adam Smith dans La richesse des nations ainsi que Jean-Baptiste Say et des économistes français. La guerre devient de moins en moins utile, de plus en plus coûteux, alors que le commerce pacifie et enrichit : c’est un jeu à somme positive, tout le monde y est gagnant contrairement à la guerre.
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JBN : Mais certaines formes de commerce ne sont-elles pas des formes de guerre ?
DT : Oui mais la concurrence est surtout une solution au problème de la rapacité. La concurrence est, pour lui, une solution à l’ensemble des difficultés et des vices de la nature humaine. Les guerres commerciales, économiques sont menées par des Etats, pas par des entreprises privées : c’est aussi du ressort de la puissance, de la conquête. Le contraire de ses prédictions se sont réalisées : guerres napoléoniennes, de sécession, les guerres mondiales… On ne peut pas accuser le commerce.
JBN : Est-ce qu’il a écrit sur la colonisation, par rapport à ces questions commerciales ?
DT : Dès le début du XIXe siècle, les libéraux condamnent la colonisation : Jean-Baptiste Say, Denis Constant, Bastia, Guizot… Ils y voient une entreprise vaine et plus coûteuse qu’elle ne rapporte en réalité, donc il n’y a pas d’adhésion à ce projet. De plus, ils s’opposent à l’apport des bienfaits de la civilisation par la force et la guerre.
JBN : La plupart des entreprises françaises se sont retrouvées perdantes quant à la colonisation… De même, concernant la liberté de la presse, il a écrit des idées prégnantes, qui sont parmi celles qui ont fait chuter Charles X…
DT : C’est un grand défenseur de la liberté de la presse et d’opinion : c’est un moyen de contrôler le pouvoir, un contre-pouvoir. Le citoyen doit être en mesure de juger et sanctionner le pouvoir. Il sait que cela peut engendrer des dérives, des âneries ou des discours de haine, mais il pense que la solution n’est pas la censure mais une ouverture plus grande du débat public : il faut permettre le débat et donc la réfutation des thèses absurdes ou immorales, résoudre les excès de la liberté par une plus grande liberté.
JBN : Pour BJ, la liberté de la presse peut corriger les défauts inhérents à celle-ci…
DT : Tout à fait, mais parlons de la question de la représentation. Les démocraties directes, à la grecque, ne plaisent pas beaucoup à Benjamin Constant, qui veut qu’on ne consacre pas tout son temps à la liberté politique. La démocratie représentative vaut mieux selon lui, la délégation à des partis, à des hommes politiques, mais il faut garder une forme de vigilance, un contrôle sur eux. C’est exigeant : il ne faudrait pas qu’en se repliant sur la sphère privée les individus se détournent du politique. Cela demande un petit sacrifice de la vie privée, pour se former à la lecture, à la discussion, au débat. La liberté est à ce prix, sans quoi l’Etat prendra toutes les initiatives et un démagogue peut prendre le pouvoir et supprimer les libertés.
JBN : C’est donc une défense de l’éducation et de la civilisation au sens de la culture diffusée chez les personnes…
DT : Oui, d’où l’importance de la liberté de la presse mais aussi de la liberté de l’enseignement et compétition entre les différentes manières d’éduquer, de susciter le débat dans la société.