Cuba-Russie : plus d’un demi-siècle de diplomatie

31 janvier 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Vladimir Poutine et le président cubain Miguel Diaz-Canel le 29 octobre 2019, Auteurs : Alexander Nemenov/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22393602_000003.

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Cuba-Russie : plus d’un demi-siècle de diplomatie

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Alors qu’une nouvelle année commence, le mois de janvier revêt une signification toute particulière pour Cuba : la nation caribéenne vient tout juste de célébrer le 61e anniversaire d’une révolution ayant permis l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir et par extension, la mise en place d’un régime communiste qui perdure encore de nos jours. Bien entendu, du fait de ses prises de positions fortes et de son emplacement hautement stratégique, Cuba a dû relever de nombreux défis tant économiques que politiques au cours de ces dernières décennies, mais a toujours pu compter sur le soutien indéfectible de l’Union soviétique, puis de la Russie. Retour sur une alliance qui a su traverser le temps et survivre aux aléas géopolitiques.

 

1959-1961 : Les débuts d’une alliance

Une première tentative de rapprochement entre Cuba et l’Union soviétique eut lieu à l’époque de la Seconde Guerre mondiale comme en témoigne l’ouverture d’une ambassade soviétique à La Havane en 1943, toutefois, le projet fut de courte durée : celle-ci ferma dès 1952 sous l’impulsion de Batista. Il faudra attendre l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir et une série d’évènements pour changer la donne.

Initialement, la révolution cubaine de 1959 ne parvint pas à éveiller l’intérêt soviétique. D’un côté, Fidel Castro était alors un parfait inconnu issu de la haute bourgeoisie, on ignorait pour quelles causes il se battait réellement et selon la rumeur, il travaillait pour la CIA. D’un autre, le Kremlin considérait que Cuba était situé dans une région sous le contrôle des États-Unis. Autant dire qu’à première vue, une alliance entre ces deux nations était inenvisageable et pourtant, il ne fallut que quelques mois pour que les Soviétiques révisent leur jugement.

À l’époque, l’économie cubaine était quasi exclusivement fondée sur l’agro-exportation (le sucre essentiellement) et par extension, celle-ci dépendait directement de deux éléments : les cours de la bourse ainsi que les importations en provenance des États-Unis, qui étaient alors leur principal partenaire commercial.

Ainsi, lorsque le gouvernement castriste mit en place la loi de Réforme agraire en 1959, le voisin nord-américain envisagea des sanctions économiques en guise de représailles, Cuba ne pouvant que plier rapidement tant leur dépendance économique était importante. C’était sans compter sur une intervention soviétique.

La rencontre entre Anastas Mikoyan (alors premier vice-président du Conseil des ministres de l’Union soviétique) et Fidel Castro lors d’une visite diplomatique organisée par l’URSS fut déterminante : le Kremlin révisa son jugement, Fidel Castro était digne de confiance et il convenait de l’aider « économiquement et politiquement », ce qui se concrétisera rapidement par la mise en place d’un accord commercial entre les deux nations dès février 1960. Dorénavant, l’Union soviétique allait importer du sucre depuis Cuba et exporter du pétrole, alors que l’opération ne présentait pour elle aucun intérêt économiquement parlant.

Les prémices d’une guerre commerciale sur fond de Guerre froide étaient enclenchées. Les mois suivants ne furent qu’une longue escalade : les États-Unis commencèrent à limiter leurs importations, Cuba décida de nationaliser raffineries, compagnies téléphoniques et de nombreuses entreprises sucrières. Ainsi, dès janvier 1961, La Havane et Washington rompirent leurs relations diplomatiques, l’île fut mise sous embargo et ce conflit d’origine économique devint rapidement militaire.

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Les États-Unis étaient déterminés à mettre fin au régime castriste, celui-ci étant considéré comme dangereux. Ainsi, au mois d’avril de la même année, les bases aériennes et aéroports cubains furent bombardés et un débarquement (dont les troupes étaient composées d’exilés cubains hostiles au régime castriste) organisé sur la Baie des cochons.

L’opération fut un échec total, les États-Unis n’avaient pas prédit que la population locale soutiendrait le régime en place et Cuba repoussa l’invasion en moins de 72 heures. Fidel Castro prononça à cette occasion un discours qui scella le destin de Cuba pour les décennies à venir :

« C’est ce qu’ils ne peuvent pas nous pardonner, que nous soyons juste sous leur nez et que nous ayons fait une révolution socialiste juste sous le nez des États-Unis ! (…) Et que cette révolution socialiste, nous la défendons avec ces fusils ; et que cette révolution socialiste nous la défendons avec le courage avec lequel nos artilleurs antiaériens ont tiré sur les avions-agresseurs hier. » 

À ce moment-là, non seulement Cuba devenait officiellement socialiste, mais elle se rangeait explicitement aux côtés de l’Union soviétique. Khrouchtchev félicita Castro pour avoir résisté à la tentative d’invasion et désormais, tant que la Guerre froide allait durer, la défense de l’île serait alors un enjeu majeur stratégiquement, politiquement et idéologiquement parlant pour l’Union soviétique.

 

Le jour où la troisième Guerre mondiale faillit débuter à Cuba

 Octobre 1962 fut probablement l’un des mois les plus importants de la Guerre froide. Cela faisait plus d’un an que Cuba avait choisi son camp, plus d’un an que la tentative d’invasion de la baie des cochons avait été repoussée. Bien entendu, les États-Unis ne souhaitaient pas en rester là et plusieurs opérations furent planifiées afin de déstabiliser le pouvoir en place.Il y eut tout d’abord l’Opération Mangouste (ou Projet cubain) dès novembre 1961, qui comportait plus de 30 plans aux objectifs variés, allant du sabotage à l’espionnage en passant par des projets d’assassinat de Fidel Castro, dont certaines idées étaient pour le moins originales.

Puis, l’opération Northwood suivie en 1962. Il s’agissait là d’un projet visant à simuler une attaque cubaine sur la base de Guantanamo notamment (simulation d’émeutes, de sabotage, fausses funérailles de soldats américains) ou encore, la mise en place de campagnes propagande ainsi que le fait de s’attaquer à des navires américains sous de fausses bannières, provoquant ainsi un Casus Belli qui aurait justifié une invasion militaire. Ce projet fut rejeté par le président Kennedy et ne vit jamais le jour, mais il fut découvert par les Soviétiques et ainsi, devint l’un des éléments déclencheurs de la crise des missiles.

Dans le but de prévenir une invasion, Cuba et l’URSS parvinrent à un accord connu sous le nom d’opération Anadyr : Khrouchtchev ordonna l’implantation de plus de 50 000 hommes sur l’île, accompagnés de chars d’assauts, avions, missiles et bombes nucléaires. De plus, un accord fut signé : toute attaque américaine à Cuba serait perçue comme une attaque directe contre l’Union soviétique. Ainsi, une troisième Guerre mondiale sous forme de guerre nucléaire aurait pu débuter à seulement 200 km des côtes américaines.

Toutefois, la présence de missiles à Cuba fut découverte le 14 octobre 1962. Après deux semaines de tensions, l’URSS et les États-Unis parvinrent à un accord, le retrait des missiles en échange de la promesse de ne plus tenter d’envahir Cuba. L’honneur était sauf côté soviétique et le danger était éloigné pour Cuba, toutefois, l’accord fut très mal perçu par la nation caribéenne dans la mesure où elle ne fut pas consultée lors desdites négociations.

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La récente alliance entre Cuba et l’Union soviétique aurait pu tourner court à la suite de cet affront diplomatique. Toutefois, la situation des deux pays était telle qu’il y avait une forme de dépendance mutuelle : d’un côté, Cuba ne pouvait se passer du partenaire commercial qu’était l’Union soviétique, d’un autre, le retrait de l’URSS lors de la crise des missiles fut perçu comme une défaite et durement critiqué par la Chine, le soutien idéologique cubain demeurait donc primordial.

C’est d’ailleurs ce que l’on peut retenir lorsqu’en 1963, Fidel Castro effectua une visite diplomatique en Union soviétique. D’un côté, le chef d’État cubain fit part de son soutien quant aux décisions prises par son homologue soviétique, d’un autre, l’URSS augmenta encore davantage le prix des importations de sucre (trois à quatre fois supérieurs aux prix du marché) et la question de la modernisation de l’agriculture cubaine fut abordée.

Ainsi, la réalité économique de la nation caribéenne était d’être passée d’une dépendance américaine à une dépendance soviétique avec une différence notable toutefois, leur intérêt idéologique et non économique.

Si des désaccords en termes de politique internationale persistaient encore entre Cuba et l’URSS aux débuts des années 1960, 1968 sera l’année de la réconciliation : Fidel Castro prononça un discours de soutien à l’occasion de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques.

En 1972, Cuba intégra la COMECON, une organisation d’entraide entre pays communistes, toujours dans cette même logique idéologico-économique. L’URSS contribuait au développement de l’île, mais s’assurait par la même occasion de la contrôler économiquement parlant.

À l’époque, la majorité des exportations cubaines (essentiellement composées de sucre et de nickel) avaient pour destination l’Union soviétique, celles-ci étaient bien entendu toujours achetées à un prix bien supérieur à celui du marché et le pétrole importé l’était à des prix inférieurs à sa valeur réelle. L’URSS fournissait également du matériel militaire et du personnel à Cuba, sans oublier bien entendu des prêts à taux d’intérêt symboliques, l’objectif étant avant tout de tenter d’industrialiser l’île. Il est d’ailleurs estimé qu’entre 1960 et 1983, les différents apports financiers du bloc soviétique auraient atteint 33 milliards de dollars. Entre 1981 et 1984, Cuba reçut près de 750 millions de dollars par an d’assistance militaire.

La dépendance économique cubaine vis-à-vis de l’URSS fut à son apogée en 1985, 70% des exportations y étaient destinées, mais le déclin soviétique était déjà amorcé depuis plusieurs années.

Non seulement il était devenu compliqué de tenir les engagements pris envers Cuba, mais les chefs d’État des deux nations mirent en place des politiques opposées. Alors qu’un vent de réformes initié par Mickhaïl Gorbatchev soufflait en Russie, Fidel Castro préféra mettre en place un plan de « rectification des erreurs » en 1986, lequel était profondément hostile à toute réforme.

Gorbatchev se rendit à La Havane en 1989 afin de convaincre Fidel Castro de faire preuve de plus de flexibilité sur la question, mais rien n’y fera, les relations diplomatiques déclinaient au même rythme que le régime soviétique.

Les engagements financiers furent également de plus en plus compliqués à tenir, mais surtout, le traitement de faveur dont bénéficiait Cuba n’avait plus lieu d’être, il était contraire aux mesures de la perestroïka. Ainsi, le taux avantageux auquel le sucre était importé diminua et la nation caribéenne dut non seulement chercher de nouveaux partenaires commerciaux, mais également commencer à se diversifier.

Finalement, le régime soviétique s’effondra en décembre 1991 et son allié cubain se retrouvait désormais privé du soutien économique dont il avait bénéficié durant trois décennies.

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La période spéciale

Les années qui suivirent l’effondrement de l’URSS furent connues à Cuba sous le nom de « période spéciale en temps de paix ». La Guerre froide était terminée et l’URSS n’existait plus, en d’autres termes, la Russie n’avait aucune raison de tenir les engagements pris au cours des années précédentes.

Cuba fut alors touchée par une crise économique sans précédent, le PIB du pays passa de 31,1 millions de dollars en 1990 à 19,8 millions de dollars en 1993.

Les exportations de sucre s’effondrèrent également, durant la Guerre froide, Cuba en exportait entre 3 et 4 millions de tonnes en URSS ainsi qu’un million de tonnes aux divers pays communistes d’Europe de l’Est, et ce, à des tarifs bien supérieurs à ceux du marché. En 1993, la Russie n’en importait désormais plus que 2 tonnes par an au prix du marché et le commerce envers les autres pays d’Europe de l’Est était pour ainsi dire devenu inexistant.

Entre 1989 et 1995, la production annuelle de sucre passa de 8 millions de tonnes à 3,5 millions.

Sachant que le secteur représentait à lui seul 75% des exportations nationales et fournissait des emplois à 20% de la population active, il y eut un effet domino sur les autres secteurs d’activités, le budget destiné aux importations fut quasiment divisé par quatre, les importations de pétrole passèrent d’ailleurs de 13 millions de tonnes en 1989 à 3 millions en 1993, ainsi, de nombreux secteurs du pays furent à l’arrêt durant les premières années de cette « période spéciale » (secteur agricole, transports, électricité…) sans compter, bien entendu, les dommages collatéraux sur l’ensemble de la population (malnutrition, mortalité infantile…).

Finalement, il y a eu de profonds changements quant au modèle économique, Cuba passa d’un modèle de planification centrale à un modèle de marché décentralisé et parvint finalement à se redresser dès 1995.

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Poutine et le renouveau

 Si la Russie semblait avoir définitivement tourné la page en 1991 concernant son ex-allié cubain, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 permit de donner un second souffle aux relations diplomatiques entre les deux nations. Il semblerait d’ailleurs que l’échange soutient diplomatique contre soutien économique soit redevenu une réalité depuis le début du XXIe siècle.

Quelques mois après son arrivée au pouvoir, Poutine se rendit à La Havane afin de demander conjointement à Fidel Castro la levée de l’embargo mis en place par les États-Unis.

En 2008, Raul Castro prit position en faveur de la Russie lors du conflit militaire en Ossétie du Sud. Quelques mois plus tard, Dmitri Medvedev se rendit à La Havane afin de renforcer les liens économiques entre leurs nations, laquelle prit la forme d’une autorisation de forer du pétrole offshore dans les eaux territoriales cubaines, ainsi que de permettre aux entreprises russes d’exploiter une mine de nickel.

En 2009, se fut au tour de Raul Castro de se rendre à Moscou, le temps d’obtenir un crédit de 20 millions de dollars afin de permettre à Cuba de développer certains secteurs stratégiques et 25 000 tonnes de céréales, puis, en juillet la même année, un nouveau prêt de 150 millions de dollars fut concédé, toujours dans cette même logique de développement.

Plus récemment, en 2014, Cuba prit de nouveau position en faveur de la Russie lorsque le conflit en Crimée éclata. Bruno Rodriguez, ministre des Affaires étrangères, dénonça alors le comportement des États-Unis et de l’OTAN, y voyant là une violation du Droit international : « L’Histoire exigera aux États-Unis et à ses alliés de prendre leur responsabilité, pour les conséquences d’une doctrine militaire toujours plus offensive hors des frontières de l’OTAN, qui menace la souveraineté et l’indépendance de tous les États. », idée reprise le 27 mars 2014 à l’ONU, où Rodolfo Reyes Rodríguez réaffirma combien « Cuba s’oppose fermement à l’application de sanctions contre la Fédération de Russie, rejette l’hypocrisie, les doubles standards et l’agressivité manifeste des actions et du discours de l’OTAN à cet égard », sans oublier de reconnaitre le résultat du référendum concernant le statut politique de la Crimée.

Encore une fois, il semble que Cuba ait été rapidement récompensée pour son soutien puisqu’en juillet de la même année, Vladimir Poutine décida d’annuler 90% de la dette qu’elle avait envers Moscou, avec la signature d’un nouvel accord quant à l’exploitation de pétrole offshore.

Ainsi, si le début des années 1990 a pu laisser planer un doute quant à la pérennité des bonnes relations entre Cuba et la Russie, ces vingt dernières années ont souligné combien l’alliance forgée durant les années 60 est encore de mise de nos jours, même si le fond a légèrement évolué depuis la Guerre froide.

Désormais, même si la Russie n’est plus le principal partenaire commercial de Cuba – en 2017 celle-ci ne représentait que 4,3% des importations et 0,84% des exportations, la Chine occupant désormais la première place (22% des importations et 27% des exportations) – elle reste un allié indispensable de par ses investissements et ses nombreux prêts ayant pour finalité le développement de l’île.

En contrepartie, le camarade cubain demeure encore et toujours un important soutien de la Russie sur la scène internationale, en particulier face à l’OTAN et ce, malgré le fait que la dimension idéologique qui les unissait depuis la fin de la Guerre froide ait officiellement disparu.

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Photo : Vladimir Poutine et le président cubain Miguel Diaz-Canel le 29 octobre 2019, Auteurs : Alexander Nemenov/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22393602_000003.

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À propos de l’auteur
Mathieu Sauvajot

Mathieu Sauvajot

Titulaire d’un Master en relations internationales de la Sorbonne, spécialiste de l’Amérique latine.
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