<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Criminalité maritime et nomos de la Terre. Entretien avec Xavier Raufer 

11 juin 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : FILE - In this Sunday, Sept. 23, 2012 file photo, masked Somali pirate Hassan stands near a Taiwanese fishing vessel that washed up on shore after the pirates were paid a ransom and released the crew, in the once-bustling pirate den of Hobyo, Somalia. A U.K.-led Piracy Ransom Task Force says the shipping industry must adopt additional measures to ensure that payments aren't made to pirates after a successful attack. (AP Photo/Farah Abdi Warsameh, File)/NAI102/541753079361/SUNDAY, SEPT. 23, 2012 FILE PHOTO/1212121938

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Criminalité maritime et nomos de la Terre. Entretien avec Xavier Raufer 

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Xavier Raufer est criminologue. Pour Conflits, il analyse la place du golfe de Guinée dans le crime mondial.

Propos recueillis par Catherine Van Offelen.

Aujourd’hui, les eaux du golfe de Guinée, au large de l’Afrique de l’Ouest, sont vues par l’industrie maritime comme les plus dangereuses du monde. En quoi la piraterie (plus largement, le banditisme maritime) est-il un phénomène important à considérer dans les menaces pesant sur la région ? Quelles conséquences de ce phénomène pour l’Europe ?

En matière de géopolitique et de stratégie, la piraterie, prise dans sa durée et son intensité, est un baromètre d’appréciation cruciale de l’ordre ou du désordre mondial. On se souvient des livres magistraux de Carl Schmitt1 : Le Nomos de la Terre, Terre et Mer ; grâce à eux, on apprend que dans l’histoire, notre monde traverse des phases d’ordre et de désordre.

Or à chaque fois, sans exception connue, que disparaît un nomos de la Terre (ordre mondial) : effondrement de l’Empire romain puis de l’oumma musulmane sur les deux rives de la Méditerranée ; déchirement de l’Europe lors des guerres de religion… immédiatement, la piraterie maritime revient – pour ne disparaître que quand s’affirme un nouveau nomos – parfois des décennies après. À ce titre, la piraterie est un marqueur essentiel de l’ordre/désordre mondial et doit être étudiée de près.

On tend à l’oublier, mais au fil des siècles, la piraterie a toujours été un phénomène extraordinairement politique : pirates barbaresques et djihad maritime. Guerre de course puis piraterie après la guerre de Trente Ans (1618-1648) avec des pirates – même français – alors surtout calvinistes, en fait des irréguliers du front protestant mondial – des hybrides avant la lettre. Cette guerre de course est alors vue comme « une nécessité vitale pour la cause commune et générale » destinée non seulement à protéger l’Église réformée, mais aussi à promouvoir « l’avancement de la vraie religion », pour reprendre une formule largement utilisée dans les lettres de course émises par les chefs huguenots2.

Relevés au fil des siècles, de tels précédents expliquent pourquoi, dès qu’elle apparaît – la dernière fois vers 1990, au large de la Corne de l’Afrique, après l’effondrement de l’ordre mondial bipolaire (± 1947-1990) –, il faut toujours être très attentif à la piraterie maritime ; les stratèges doivent la surveiller comme le lait sur le feu.

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En une dizaine d’années, la piraterie maritime s’est déplacée du golfe d’Aden (où elle a quasiment disparu) au golfe de Guinée. Comment comprendre ce déplacement géographique et pourquoi le golfe de Guinée est-il devenu le nouveau foyer de la piraterie en Afrique ?

Maritime, la piraterie n’existe pas sans d’essentielles bases d’appui à terre. Après les traités de Westphalie et d’Utrecht (fin des guerres de religion en Europe), la prédation maritime se réfugie aux Antilles (« Pirates des Caraïbes »), zone alors hors contrôle, éparpillement d’îles de toutes tailles, convoitées par la plupart des puissances maritimes européennes ; mais où à l’époque, nul n’est parvenu à s’imposer. De là, le régime des vents dominants fait passer sous le nez des pirates, ou presque, les voiliers du commerce transatlantique. D’abord, entre l’Empire britannique naissant et ses colonies américaines. Pour ce commerce en plein essor, l’affaire devient insupportable quand un navire sur deux est, au minimum attaqué, souvent pillé. Se réunit alors une sorte de « G7 » avant l’heure, entre puissances maritimes majeures, sous l’égide de la Couronne britannique.

Pourquoi Londres ? Le royaume britannique dispose déjà de l’embryon d’un service de renseignement maritime (le premier au monde), ultérieurement connu comme Room Fourty (Salle 40), car implanté à ses débuts dans le bureau N° 40 de l’Amirauté. Ce service évalue à environ 2 000 le nombre des pirates sévissant aux Caraïbes. Ces puissances maritimes réunies s’accordent alors sur ceci que tout pirate capturé sera pendu sur-le-champ, sans autre forme de procès. Quelque 400 pirates pendus et quelques années plus tard, le phénomène de piraterie disparaît (classiquement en criminologie, par application de l’effet de déplacement) et les routes maritimes de l’Atlantique Nord redeviennent sûres. La révolution industrielle peut dès lors s’épanouir sans encombre.

Le banditisme en mer est-il lié à la criminalité terrestre ? Auquel cas, une réponse durable à ce fléau maritime ne se jouerait-elle pas d’abord à terre ? 

Évidemment, comme déjà dit, la piraterie maritime est inconcevable sans bases terrestres ; de là vient toute la logistique, l’armement, le renseignement ; bien sûr et avant tout, les hommes. À son tour, la ou les bases sont comprises dans un monde-ambiant : marins ou pêcheurs, pratique plus ou moins lointaine et durable d’activités illicites comme la contrebande ou divers trafics ; accès stable à des volontaires expérimentés, embarcations, armes et munitions, etc. Côté renseignement, la proximité de grands ports de commerce permet de soudoyer, séduire, corrompre, ceux qui accèdent aux données stratégiques sur les cibles des pirates : cargaisons, itinéraires, dates de départ et d’arrivée, sécurité à bord. La tâche des pirates étant facilitée par ceci que les fort hétéroclites équipages de la marine marchande (dix nationalités à bord d’un navire, voire plus) contraignent encore souvent les armateurs à payer leurs salaires en espèces. Sur chaque cargo ou tanker de ce fait, un coffre-fort, d’évidence attractive pour les pirates.

Notons ici que, pas plus que l’exercice criminel, la piraterie n’est à proprement parler un métier. Contrairement aux honnêtes gens, les pirates ou bandits ne sont pas ancrés, une bonne fois pour toutes, dans une « profession » précise – ils évoluent dans le monde de l’illicite selon une stricte logique de coûts-bénéfices. Si pour un bandit le trafic des déchets toxiques est plus lucratif et moins réprimé que celui des stupéfiants, il arbitre sans hésiter en faveur de celui-là. En mer, si le trafic des êtres humains et la contrebande vous permettent de prospérer de façon moins dangereuse que la piraterie, l’arbitrage est analogue.

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Plus largement, ni les bandits ni les pirates ne rêvent de figurer au Livre des Records comme étant des surdoués du braquage, ou des rois de l’abordage – ils veulent tout simplement le plus d’argent possible, en courant au passage le moins de risques possible. Je cite souvent ici l’aphorisme de Charles Pellegrini, grand flic s’il en fut : « Les malfaiteurs renoncent à tout, sauf au butin » ; il résume tout.

Riposter à la piraterie ? Quand émerge un nouveau nomos de la Terre, les choses s’arrangent à peu de frais. Progressivement, le monde évolue de lui-même de telle sorte que la piraterie y devient quasi impossible : dans un monde réordonné, les zones de repli, îles hors contrôle et ports criminalisés se font rares ; à la fin, le monde ambiant du pirate disparaît. 

Ce qui entraîne une ultime question : à quand un nouveau nomos de la Terre et sous quelle forme ? À grands traits, ceci : depuis la chute du mur de Berlin, la tendance dominante mondiale fut la fragmentation, la multiplication planétaire des zones hors contrôle ; nous avons vécu dans ce que Carl Schmitt appelait dès 1943 « la guerre civile mondiale ». Or depuis quelques années, on voit peu à peu se coaguler deux nouveaux blocs, l’un permanent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et pour l’essentiel, Atlantique, l’autre – plus récent, mais massif – autour de l’Organisation de coopération de Shanghai. 

Quel espace pour la piraterie maritime dans un monde redevenu bipolaire ? Au-delà, quel avenir pour les guérillas, le terrorisme, les grands trafics illicites transnationaux (êtres humains, stupéfiants, contrefaçons, armes, etc. ? Tel est notre nouveau sujet d’étude, à nous qui étudions tout cela depuis deux paramètres : géopolitique et criminologie.

1 Nomos (ordre, statut) s’oppose à chaos ; concept grec classique venu de la traduction par Friedrich Hölderlin d’un fragment de Pindare. Le politologue Carl Schmitt relève ce substantif du verbe grec nemein à la triple étymologie : s’emparer (d’une propriété par exemple), la partager ; enfin la mettre en valeur, en allemand nehmen, teilen, weiden ; les trois étapes de l’instauration d’un ordre – ici, de l’ordonnance globale du monde.

2 Presses universitaires du Mirail, 17/2005, Protestantisme et autorité. Les élites calvinistes et la course anticatholique à La Rochelle, Mickaël Augeron.

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À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

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